Dans son sommeil, la petite fille s’agitait beaucoup, gémissait repoussait son drap avec ses pieds. La nuit étouffante n’expliquait pas entièrement cette excitation, et, en fait, depuis des mois, Sylvie passait de mauvaises nuits. Mais, depuis que sa mère lui avait dit un jour qu’elle parlait, et criait même, elle devait se surveiller inconsciemment et ne laissait échapper que de faibles plaintes.
À cause de l’étroitesse de la couchette, Céline craignait qu’elle ne tombe, et elle levait fréquemment les yeux des papiers qu’elle compulsait. En quittant Paris, elle avait emporté deux valises, pleines des dossiers, des projets d’Hervé. Chaque soir, elle en prenait un petit tas, s’efforçait de découvrir la plus petite indication dans l’écriture presque illisible de son mari. Elle avait mis de côté quelques feuillets qui lui paraissaient intéressants. Hervé Barron avait prévu une série d’émissions sur les bidonvilles dans toute la France, d’autres sur les parcs nationaux de protection de la nature, notamment l’île de Port-Cros, en rade d’Hyères.
Dans la chemise de ce projet-là, elle découvrit quelques coupures de presse concernant un prévenu recherché pour vol qui avait réussi à survivre durant des mois dans la petite île, avant d’être repris par les gendarmes qui lui avaient tendu un piège. L’homme n’avait ni l’intelligence ni la finesse intuitive d’Hervé. De plus, son mari était un homme de la nature. Il avait vécu à la campagne jusqu’à l’âge de dix-sept ans et la stupéfiait toujours par ses connaissances sur les plantes et les animaux sauvages.
Elle examina l’île de Port-Cros sur la carte Michelin, se souvenant d’un article lu dans une revue nautique. On ne pouvait ni camper ni faire du feu dans l’île, et les seuls séjours autorisés se limitaient au hameau installé sur la côte ouest et à la baie de Port-Man où les bateaux pouvaient s’ancrer. Céline revécut en quelques secondes les jours et les nuits paradisiaques qu’ils avaient passées là-bas à bord de leur voilier.
Or, le bateau se trouvait toujours dans son hangar d’hivernage. Elle avait téléphoné au gardien avant son départ de Paris. Par mer très calme, on pouvait rejoindre l’île à bord d’un petit canot pneumatique. Hervé avait parcouru l’endroit dans tous les sens et avait pu noter quelques cachettes idéales. Le microclimat dont jouissait Port-Cros limitait les inconvénients du froid, mais son mari et son fils avaient disparu fin décembre, au moment oit un temps glacé régnait sur toute la France.
Elle renonça à cette idée, revint aux bidonvilles. Il en existait dans la France entière, du nord au midi. La plupart étaient occupés par des Portugais, des Italiens, des Nord-Africains. Des Espagnols aussi, dans le Languedoc et la région toulousaine. Hervé parlait admirablement le castillan, et Daniel se défendait assez bien également dans cette langue. Quelle meilleure cachette que ces entassements de cahutes où la police ne se risquait jamais ? Son mari avait emporté une somme importante sur laquelle ils pouvaient vivre plusieurs années, tous les deux.
Sans faire de bruit, elle éteignit la lumière, sortit avec son paquet de cigarettes à la main. Le camping était loin d’avoir fait le plein. Une dizaine de caravanes, le double de tentes étaient dispersées sous les pins. Il ne se trouvait qu’à quelques kilomètres, quatre exactement, de Saint-Mandrier. Malgré son coup de fil, elle voulait parler avec Roumagnes, le vieux gardien de bateau. L’homme aimait bien Hervé, et avait effectué plusieurs sorties en mer avec lui autrefois. Elle le rencontrerait le lendemain.
Elle alluma une cigarette, fit quelques pas vers la sortie du camp. Un peu de fraîcheur semblait venir de la mer proche, et elle s’efforçait de respirer à fond, ayant l’impression que, depuis des mois, elle économisait jusqu’à l’air environnant, tant sa méfiance envers tout et tous était devenue maladive.
À quelques mètres du bureau des entrées, elle s’immobilisa. De l’autre côté de la route, une 404 stationnait. De couleur indécise dans la nuit, mais elle savait que l’un des deux policiers montait la garde à l’intérieur. D’ici à quelques heures, ils se relaieraient, et elle eut un sourire froid. À ce rythme-là, ils ne tiendraient pas le coup, et son intention était de les promener longuement, même si, par le plus grand des bonheurs, elle apprenait quelque chose sur son mari et son fils. Cette surveillance ne pouvait être officielle, sinon le commissaire Lefort aurait déjà utilisé les polices locales pour souffler un peu. Il n’en était rien, et sa présence devait résulter d’un arrangement avec le commissaire principal Parrain chargé de l’enquête.
Elle passa l’entrée du camp, tourna sur la droite. Le chemin se perdait vite dans la végétation aride du cap Sicié. Impossible de la suivre en voiture, et le guetteur devait commencer à s’affoler. Elle marcha pendant une demi-heure avant de retourner à la caravane. Seule la ramena la crainte que Sylvie ne la trouve pas auprès d’elle au cours d’un de ces réveils brutaux qui la faisaient se dresser haletante sur sa couchette.
Mais la petite fille dormait. Elle se déshabilla, avala deux comprimés avec un peu d’eau, se coucha. Par l’auvent du toit pénétrait un air agréable, et elle s’endormit assez rapidement.
L’odeur du café l’éveilla. Sans bruit, Sylvie s’occupait déjà dans le coin cuisine. Elle avait relevé sa couchette, mis de l’ordre. Cette volonté nette de lutter contre son enfance déchirait Céline. Avant, Sylvie ne montrait aucun soin, bouleversait en quelques instants sa chambre, répugnait à toute participation ménagère.
— Tu as bien dormi ?
La petite s’approchait pour l’embrasser. Céline commença à démêler ses longs cheveux châtains.
— Je vais te faire deux couettes, si tu veux te baigner. Nous passerons par les Sablettes en allant voir M. Roumagnes.
— Ce matin ?
— Tout de suite après le petit déjeuner. Nous laisserons la caravane ici.
Mais, lorsqu’elles passèrent devant la plage, la petite fille secoua la tête.
— Allons d’abord voir le bateau et M. Roumagnes.
Céline accéléra, en se demandant si son impatience transparaissait au point d’influencer Sylvie. En outre, l’intuition de son enfant devenait de plus en plus subtile, en même temps que sa sensibilité s’écorchait à vif.
Roumagnes, toujours vêtu d’un pantalon bleu rapiécé et d’un tricot de peau, était en train de revernir un mât lorsque la Simca s’arrêta dans sa cour.
Il se redressa, vint au-devant d’elles de son pas tranquille. Sans un mot, il embrassa Céline et prit la petite dans ses bras. La jeune femme crut qu’elle ne pourrait pas se retenir lorsqu’elle croisa le regard de Sylvie. Elle ravala ses larmes, sourit.
— Venez là, madame Barron. Nous serons plus tranquilles. Mais, avant, il faut jeter un coup d’œil au bateau. Il est prêt, vous savez… Comme si vous alliez le mettre à l’eau aujourd’hui.
Après avoir déposé Sylvie sur le sol, il souleva la bâche qui recouvrait le ketch. Céline approcha sa main pour caresser doucement la coque vernie.
— La gendarmerie maritime vient de temps en temps y jeter un coup d’œil. Ils veulent que je les prévienne si jamais vous le mettez à l’eau.
Il haussa ses épaules osseuses de vieillard. Ses veines bleutées tatouaient sa peau d’entrelacs compliqués.
— Monsieur Roumagnes… Je ne sais pas où ils sont.
— Pas ici. J’ai un ouvrier dans le coin, là-bas. Venez jusque chez moi.
Tout au fond du hangar, il s’était aménagé deux pièces où régnait un désordre inimaginable.
— Je vous fais le café ?
— Nous avons déjeuné.
— On va quand même boire quelque chose. Je dois avoir des gâteaux pour Sylvie.
Il finit par revenir s’asseoir en face d’elle, qui comprenait qu’il avait retardé au maximum ce moment-là. Non par gêne, mais parce qu’il était sincèrement désolé.
— Voilà, dit-il soudain. Je ne l’ai pas revu. Je sais que vous êtes venue pour ça. Moi aussi, en décembre, j’ai pensé un moment qu’il allait vouloir partir avec son bateau. Il pouvait. C’est un bon marin, et… le gosse aussi. Et puis, j’ai réfléchi.
Roumagnes secouait la tête et, dans son cou, tendons et veines grouillaient sous la peau bistre.
— Barron, vous savez, c’est plus un terrien qu’un marin. Bien sûr, il aime la mer, son bateau, mais c’est un terrien. Il n’a pas pu s’en arracher comme ça. Vous savez, moi, je l’ai observé depuis que je le connais : plus de quinze ans. C’est un homme capable de trouver de quoi manger sous la pierre d’une garrigue.
Elle ne perdait pas une seule de ses paroles, recevant la confirmation de ce qu’elle avait toujours pressenti.
— Tenez, là…
Il désignait l’écran d’une télévision déjà ancienne.
— Dans la plupart des émissions qu’il a faites, on respirait la terre à pleins poumons, pas l’air du large. Votre mari ? Il s’est enfoncé dans quelque coin perdu avec son fils. Ils attendront le temps qu’il faudra. Il a bien compris, allez. Le petit, maintenant, il risque d’en prendre pour vingt ans. Mais ça risque de changer un jour, non ? Il y aura bien un régime qui n’aura pas besoin de flics pour se maintenir en place ? J’ai lu tous les journaux. Vous pensez. Même ceux de Paris. Dans le tas, il y a de beaux salauds ! Le petit, il a été provoqué, en quelque sorte. Au mois de mai, et il ne s’en est jamais remis. Vous parlez d’un choc, à dix-huit ans ! Il s’en passe de belles ! À Toulon, ils ont matraqué des mômes de quinze ans. C’est du propre !
Céline se mordait les lèvres. Six mois plus tôt, l’indignation de Roumagnes lui aurait fait un bien immense. Dans son entourage habituel, peu avaient tenu ce langage. Tout le monde se scandalisait, réprouvait avec une vertueuse hargne.
— Monsieur Roumagnes, il faut que je les retrouve. Je ne peux plus vivre sans eux. Sylvie a besoin de son père.
Le vieux comprit et se calma.
— Vous allez conduire les flics jusqu’à eux.
— Je prendrai mes précautions. Je ne peux plus vivre ainsi.
Roumagnes se penchait en avant, les mains sur ses genoux, regardant les tomettes usées de sa cuisine.
— Je suis suivie par deux policiers. Un commissaire et un inspecteur. Ils doivent rôder dans la rue et, après mon départ, ils viendront vous interroger.
— Vous faites pas de souci.
— Je sais, monsieur Roumagnes. Mais ils vont fouiller, peut-être, le bateau. Il n’y a rien qui puisse leur donner une indication à bord ?
— Pas que je sache. J’ai refait l’inventaire, au printemps. Il n’y a pas de papiers personnels.
Elle se leva.
— Je vous reverrai, madame Barron ?
— Peut-être pas. Je suis dans un camping. Je ne sais pas encore ce que je vais faire.
— Quel camping ? Un soir, je pousserai jusque là-bas. Si vous n’y êtes plus, tant pis.
Elle lui donna l’adresse, puis :
— Nous vous devons de l’argent pour l’hivernage ?
— Non. C’est réglé.
Céline parut surprise.
— Vous êtes sûr ?
— Mais oui. Ne vous faites pas de souci, allez.
Il les accompagna jusqu’à la voiture, les embrassa une fois encore. Puis, il s’en retourna de son pas d’homme tranquille, tandis que la voiture démarrait.
Lefort et Tabariech le rejoignirent alors qu’il venait à peine de reprendre son pinceau.
— Ah ! vous voilà, vous deux, dit-il.
— Vous nous connaissez ? s’étonna l’inspecteur.
— Non. Je vous reconnais, simplement.
Le commissaire fit un signe d’apaisement en direction de son adjoint.
— Que vous voulait Mme Barron ?
— Me voir. Nous nous connaissons depuis longtemps. Et avec son mari, encore plus. Ce sont des amis.
— A-t-elle pris quelque chose dans son bateau ?
— Vous pouvez voir que la bâche est encore dessus. Pour monter à bord, il faut la défaire plus qu’à moitié. Vos collègues de la maritime viennent deux fois par semaine au moins.
— Que vous a-t-elle dit ?
Roumagnes leva son visage recuit et supporta le regard du commissaire :
— Vous me prenez pour qui ?
— Écoutez-moi, mon vieux. En vertu du mandat d’amener dont je dispose, j’ai le droit d’interroger toute personne pouvant me fournir des renseignements sur Daniel Barron. Si vous refusez de répondre, vous serez convoqué à la gendarmerie locale.
Le vieux se redressa, les mains sur ses reins.
— Pendant ce temps, Mme Baron est peut-être en train de filer, dit-il, goguenard.
Tabariech esquissa un mouvement vers la 404, mais Lefort le retint sèchement.
— Mme Barron voulait revoir le bateau et discuter un peu. Vous ne croyez pas que, dans son cas, ça pouvait lui faire du bien ? C’est tout.
— Reste-t-elle dans le coin ?
— Je ne sais pas. Elle m’a donné l’adresse de son camping, mais ça ne veut pas dire qu’elle y séjournera longtemps.
Il s’accroupit de nouveau devant son mât, et Lefort grogna un vague au revoir. Les deux hommes remontèrent en voiture, se dirigèrent vers le camping.
— On dirait que les estivants se font plus nombreux, constata Tabariech. Les nuits prochaines, on risque de ne plus trouver une seule chambre d’hôtel.
Lefort grogna :
— Il faut qu’on découvre un élément nouveau pour que Parrain accepte de mettre en place un dispositif national. Nous ne pouvons plus perdre notre temps à cette besogne de débutant. Sans parler de la fatigue. Avant d’aller te relever à trois heures, je n’ai pas pu fermer l’œil. Autant dormir dans la bagnole, désormais.
— Vous ne croyez pas que le vieux gardien s’est fichu de nous ? Il sait peut-être quelque chose.
— Je ne vois pas pourquoi Barron se serait plutôt confié à lui qu’à sa femme, répliqua sèchement le commissaire. Mais tu as peut-être raison. Laisse-moi à la gendarmerie maritime, et file au camping. Je m’arrangerai pour rejoindre.
— Mais, si elles lèvent le camp ?
— Eh bien ! on les retrouvera toujours, à l’allure où elles roulent.
Céline s’était arrêtée, au retour, sur la plage des Sablettes, et la mère et la fille allèrent se baigner longuement. Le temps merveilleux, l’eau tiède finissaient par leur donner une illusion de vacances. Mais ni l’une ni l’autre n’éprouvèrent de plaisir à rester allongées sur la plage.
— Allons faire des courses dit Sylvie. Je mangerais bien une côtelette d’agneau avec une salade de tomates.
De retour à la caravane, Céline s’occupa du repas, tandis que la petite fille regardait quelques autres gosses jouer autour d’un gros pin.
— Pourquoi ne vas-tu pas vers eux ? demanda sa mère.
— Ils ne me font pas envie. Tu ne trouves pas que c’est un peu idiot, ce qu’ils font ?
La jeune femme ne réagit pas tout de suite. Au cours de ces six mois terribles, elle n’avait pas suffisamment prêté attention à l’évolution accélérée du caractère de sa fille.
— Mais non. C’est de leur âge.
— Je ne crois pas, répondit Sylvie.
Après le repas, elles s’allongèrent à côté l’une de l’autre. Sylvie finit par s’endormir d’un sommeil paisible, et sa mère n’osait bouger, de crainte de la réveiller. Depuis longtemps, elle ne l’avait vue reposer ainsi.
Elle pensa à Roumagnes, si bon, si compréhensif. Hervé savait se faire des amis parmi les gens les plus simples, sans la moindre familiarité protectrice, tout naturellement. Elle souhaitait avec ferveur qu’il ait trouvé sur son nouveau chemin d’autres Roumagnes.
Ce qui la gênait le plus, c’était le règlement des travaux effectués sur le bateau et l’hivernage. D’ordinaire, Hervé payait en plusieurs fois. Il donnait une avance en fin de saison, envoyait un chèque avant Noël et attendait l’été pour le solde.
Aussi doucement que possible, elle se leva, s’approcha du coffret métallique qu’Hervé emportait toujours en voyage et qui contenait ses papiers d’affaires et les factures domestiques. Elle trouva facilement le dossier du bateau, le reçu signé de Roumagnes à la fin de l’été, mais pas trace d’un règlement en décembre. D’ailleurs, en décembre, Hervé ne devait pas songer à ses dettes.
Elle referma le coffret, alla s’asseoir sur le petit escalier extérieur. Tout était calme, dans le camp. La 404 n’était pas visible. Les deux policiers devaient surveiller l’entrée de beaucoup plus loin.
Roumagnes avait dit que tout était réglé. Il ne pouvait tout de même pas leur faire cadeau d’une somme pareille, au moins deux mille francs actuels avec les travaux. Le ketch n’était pas d’un modèle récent, et sa construction classique exigeait de nombreuses heures d’entretien. Le vieux marin n’était pas riche et employait un ouvrier. Elle le revoyait, répondant sans hésitation : « Non. C’est réglé. »
Hervé aimait beaucoup le vieil homme. Lui avait-il fait parvenir de l’argent afin de ne pas le léser ? Comment, et de quel endroit ?