CHAPITRE VI

La petite voiture dévala le mauvais chemin conduisant à la départementale en un temps record. Hervé ne se rendit compte de la vitesse exagérée que soutenait son fils qu’au bout de plusieurs minutes. Sa discussion avec Pesenti le troublait, le forçait à remonter dans le passé.

— Doucement. Il n’y a pas le feu.

— Chaque minute gagnée est bonne, dit Daniel. Il sortira vite de la chambre, s’il songe à passer par le toit. Il n’a pas l’air idiot au point de s’obstiner sur la porte.

— Tu ralentiras, car nous n’avons aucun intérêt à nous faire remarquer. Une fois sur la départementale, tu prendras à gauche.

— Vers Gréoux ?

— Gréoux, puis Manosque. C’est là-bas que je te laisse.

Les mains du garçon se crispèrent sur le volant. Il parut attendre la suite comme un verdict.

— À Manosque, tu prendras le car pour Aix-en-Provence. Tu m’attendras aux alentours du cours Mirabeau. Il y a une brasserie, je ne me souviens plus du nom.

— Mais, jusqu’à quelle heure ?

— Je l’ignore. Je vais abandonner cette voiture entre Manosque et Apt, ça risque de me prendre jusqu’à la fin de la journée. Je ferai du stop.

La voix de Daniel lui parut rauque, un peu émue. Peut-être s’imaginait-il qu’ils allaient se séparer définitivement.

— Dommage…, dit-il. C’est une bonne voiture, et ça représente pas mal d’argent, tout de même. Il ne doit pas t’en rester tellement.

— Encore un peu, dit Hervé en ouvrant son portefeuille.

Il ne garda que quelques billets, tendit une liasse épaisse à son fils.

— Tiens, prends ça. On ne sait jamais.

— Jusqu’à quelle heure je t’attends ?

— Sept heures au maximum.

— Et puis ?

Il avait l’impression d’arracher les mots à son père, lui jetait des coups d’œil inquiets.

— Essaie d’aller chez Paulette.

— Paulette Ramet ! s’exclama Daniel. Mais elle va me donner tout de suite aux flics.

— Peut-être pas. Elle me doit d’occuper un poste intéressant à la station régionale. Ce qu’elle en a fait ensuite, ça la regarde… Normalement, si elle avait été fidèle à ses idées de jeunesse, elle aurait été licenciée. Mais elle peut t’aider.

— Si tu me rejoins, nous irons quand même ?

— Le temps de se retrouver pour une nuit. Tu trouveras son adresse dans l’annuaire. Je ne me souviens plus exactement du nom de sa rue.

Daniel alluma une cigarette tout en conduisant.

— C’est une garce. Je ne l’ai jamais aimée.

Son père regardait au loin sur la route. Ils approchaient de Gréoux.

— La route de Manosque est tout de suite sur la droite.

— Ne serait-il pas mieux de poursuivre plus loin ?

— Il faut nous séparer.

— Si Paulette refuse de me recevoir ? Elle n’est peut-être pas chez elle.

— C’est possible. Si elle est présente, elle ne refusera pas de te recevoir. Elle aime bien les jeunes gens.

— J’ai couché avec elle lorsqu’elle est venue à Paris il y a deux ans, lança Daniel comme un défi.

— Ça, mon vieux, je m’en doutais un peu.

Raison de plus. Si elle est absente, inutile de te faire remarquer à rôder dans le centre. Il te faudra te débrouiller pour passer la nuit.

— Bien. Je comprends.

Hervé lui serra le bras.

— Rien du tout, mais nous devons tout prévoir.

Le garçon tourna en direction de Manosque, accéléra. Ils n’avaient plus qu’une quinzaine de kilomètres à parcourir.

— Je peux séjourner un moment à Manosque, ne pas prendre le premier car. J’éviterai ainsi d’attendre trop longtemps à Aix.

— N’oublie pas que dans une heure, deux au maximum, toutes les gendarmeries seront alertées, dans le coin.

— Tu ne crois pas qu’ils nous chercheront plutôt à cent cinquante kilomètres, la distance que nous aurions pu parcourir en conservant la voiture ?

— Nous ne devons rien négliger. À la première occasion, il faudra que tu fasses sauter ta barbe. Moi également. Mais il faudra un fond de teint pour dissimuler quelques jours nos mentons et nos joues qui n’auront pas bronzé.

À Manosque, la séparation s’effectua en quelques secondes. La 4 L s’immobilisa non loin de l’arrêt des cars repéré depuis longtemps par Hervé. Il s’installa à la place de Daniel, démarra en regardant dans le rétroviseur. Un gros sac de sport à la main, son fils lui parut terriblement vulnérable. Il marchait sans enthousiasme, la tête penchée en avant. Hervé dut se faire violence pour ne pas arrêter l’auto et lui dire de remonter.

Au bout de quelques kilomètres, il se rangea sur le bas-côté de la route pour étudier la carte Michelin. Peut-être découvrirait-il une cachette sûre pour la voiture sur la face nord du Lubéron.

Il quitta la nationale à La Bégude, traversa plusieurs hameaux, ralentit lorsqu’il ne fut qu’à une dizaine de kilomètres d’Apt. Un petit chemin qui grimpait dans les collines le tenta, mais, au bout de sept cents mètres environ, le chemin se perdait dans une sorte de lande. Il suivit une piste dans les herbes hautes et les broussailles qui crépitaient contre la tôle, aperçut les ruines en contrebas. Il stoppa devant des ronces, sortit pour aller jeter un coup d’œil derrière. Il y avait là une sorte de cour ouvrant de l’autre côté par une grande porte encore debout. Il essaya de l’ouvrir, mais, paradoxalement, elle était fermée à clé. Il dut dévisser la serrure, ouvrir, entrer la voiture et remettre la serrure en place. Pour finir, il démonta les plaques minéralogiques, les enterra à proximité. Avec un peu de chance, la voiture ne serait découverte qu’au bout de quelques jours, et son identification demanderait encore du temps.

Les deux heures de marche qu’il accomplit pour rejoindre Apt l’apaisèrent, et ce fut plein de sérénité qu’il pénétra dans la ville, son sac lourdement chargé à la main. Depuis des mois, il avait prévu la nécessité d’une fuite rapide, et avait remplacé les valises par des sortes de grands cabas en imitation cuir à fermeture métallique, et qui pouvaient contenir une foule d’objets.

Il pénétra dans un petit restaurant et mangea avec appétit. Daniel n’oserait certainement pas déjeuner avant Aix. Il savait que le garçon aurait des problèmes angoissants à affronter, mais il avait souhaité une telle expérience. Si cette vie d’hommes traqués devait se prolonger indéfiniment, son fils devait s’armer peu à peu.

De nouveau, il revit Pesenti, entendit ses paroles presque mot pour mot. Mais il évita de répondre mentalement aux questions que lui avait posées le journaliste.

De justesse, il attrapa le dernier car pour Aix-en-Provence. Il s’installa vers le fond, conscient de la curiosité qu’il éveillait parmi les passagers qui se connaissaient tous. Fermant les yeux, il feignit de dormir, mais n’en surveillait pas moins chaque arrêt. Dans un village, dont il n’avait pas relevé le nom à l’entrée, le véhicule s’arrêta devant la gendarmerie.

Un des voisins dans la rangée de gauche descendit, et Hervé le vit se diriger vers un gendarme qui venait d’apparaître sur le seuil. Le plus naturellement du monde, Barron se leva pour prendre son sac dans le filet. À ce moment-là, le chauffeur démarra sans que le gendarme s’intéresse au départ du car. Il fit semblant de chercher quelque chose et se rassit.

À cinq heures vingt, il descendait dans Aix-en-Provence et se dirigeait vers le cours Mirabeau. Il examina longuement la terrasse de la brasserie du rendez-vous, sans apercevoir Daniel. Il pensa que le garçon surveillait l’endroit à proximité, et il s’installa à une table, commanda de la bière.

Au bout d’une demi-heure, son fils ne s’étant toujours pas manifesté, il pénétra dans l’établissement pour téléphoner. L’appartement de Paulette Ramet ne répondait pas. Il nota mentalement l’adresse, revint s’asseoir après avoir commandé un autre demi.

Il faisait très beau, moins chaud que les jours précédents cependant. La ville grouillait d’estivants, de touristes de passage, mais aussi de personnes d’âge mûr attirées par la prochaine ouverture du festival de musique. La terrasse s’emplissait de plus en plus. Daniel n’oserait peut-être pas le rejoindre, et il décida de marcher sous les platanes du cours Mirabeau.

Hervé aimait cette ville et y avait séjourné à plusieurs reprises. D’abord, lorsqu’il était journaliste dans un quotidien parisien, puis, plus tard, pour réaliser un de ses premiers reportages sur le musée Granet. Une courte séquence passant dans un magazine artistique. Enfin, lorsqu’il descendait dans le Midi, il faisait halte chez Paulette Ramet. Au début, la jeune femme habitait un appartement, meublé dans le centre, mais, depuis, elle avait déménagé pour un immeuble neuf très luxueux où il n’était jamais allé.

Au bout d’une demi-heure, il se rapprocha de la terrasse. Il n’y avait plus une seule table libre, mais son fils ne s’y trouvait pas. Il continua son chemin. On le regardait. Avec sa barbe et ses cheveux longs, ses vêtements mal entretenus, il ressemblait à un beatnik. Cette apparence ne lui déplaisait pas, mais il craignait toujours l’interpellation par un policier. Bon nombre de C.R.S. réglaient la circulation dans la ville, surveillaient également la foule. Avec la prochaine ouverture du festival, on devait craindre l’arrivée massive de contestataires et on pouvait le prendre pour tel.

Il pénétra dans un bar, commanda une bière tandis qu’il allait téléphoner. Il allait renoncer, lorsqu’on décrocha à l’autre bout du fil. Il reconnut parfaitement la voix de Paulette Ramet, un peu haletante.

— Allô !

— Hervé à l’appareil.

— Toi ?

Barron sourit.

— Je suis heureux qu’il n’y ait pas d’autres Hervé dans ta vie pour que tu m’identifies aussi vite.

— On m’a parlé de toi il n’y a pas si longtemps… Tu es à Aix ?

— Depuis deux heures environ. Peux-tu me recevoir ?

— Tu es seul ?

Il eut la tentation de raccrocher, se raidit.

— Pour l’instant, oui. Est-ce une condition sine qua non ?

— Tu veux rire ! Je t’attends. C’est au troisième étage.

Hervé alla régler sans vider son verre. Toujours pas de Daniel, ni aux alentours ni à la terrasse de la brasserie. Il prit lentement la direction du quartier extérieur où habitait Paulette, sur la route de Nice. Mieux vaudrait essayer de passer inaperçu dans la résidence.

Lorsqu’elle vint ouvrir, la jeune femme marqua quelques secondes d’hésitation.

— Tu acceptes les clochards ? demanda-t-il en souriant.

Elle se hâta de refermer derrière lui. Il ne l’avait pas rencontrée, depuis son dernier séjour à Paris. Elle avait légèrement grossi, mais le supportait bien. Aussi grande que lui, blonde, les cheveux coupés court, elle donnait l’apparence d’une fille saine mordant à pleines dents dans la vie. C’était à peu près ça, mais Paulette était prête à tout pour arriver à mordre.

— Un whisky ?

— Si tu veux. Il y a une éternité que je n’en ai pas bu.

Son regard fit le tour du grand living où elle venait de l’entraîner.

— C’est très beau, chez toi. Luxueux. Ça a l’air de marcher, non ?

— Tu le sais bien, depuis que tu m’as mis le pied à l’étrier.

Elle lui lança cette réponse assez brutalement.

— Au fait, on t’a parlé de moi, ces jours ?

— Oh ! rien d’important. Des collègues.

Il prit le verre qu’elle lui tendait, regarda les bulles d’eau gazeuse pétiller à la surface du liquide.

— Ce genre de conversation ne doit pas tellement te mettre à l’aise, non ?

— Pourquoi ? M’en veux-tu parce que je n’ai pas été licenciée ?

— Pas du tout. D’ailleurs, en province, l’épuration a été moins sévère.

— Je vais peut-être monter à Paris. Un projet qui semble bien marcher. Mais je préfère ne pas en parler maintenant.

Elle s’assit en face de lui, découvrant ses longues cuisses brunes.

— As-tu des nouvelles de Céline ? demanda-t-elle, la voix rauque.

Parce qu’il la connaissait parfaitement, il sut qu’elle faisait immédiatement le rapport entre le regard qu’il avait jeté sur ses cuisses et le fait que, depuis six mois, il vivait séparé de sa femme.

— Non.

Son sourire fut un mélange de satisfaction et d’ironie.

— Pourquoi as-tu fait cela ? Pour ton fils ou pour elle ? Et Daniel, où se trouve-t-il, maintenant ?

— Trop de questions à la fois. Tu as oublié les règles élémentaires du bon journaliste. Mon fils ? Nous avions rendez-vous cours Mirabeau. Il n’était pas à l’heure. Il va certainement téléphoner.

Elle se figea, et il remarqua combien son visage pouvait devenir dur, presque bestial. Il n’avait jamais couché avec elle, mais supposait que le plaisir devait accentuer la lourdeur de sa mâchoire.

— Ici ?

— Bien sûr. Je sais que c’est un manque absolu de délicatesse, mais je n’avais pas le choix. Nous avons besoin de quelques heures pour faire le point. Si ce n’est pas possible, dis-le franchement. Dès qu’il appellera, je partirai.

D’une détente souple, elle se leva, marcha vers l’immense baie ouvrant sur une terrasse. Une toile à rayures bleues et vertes empêchait le soleil d’inonder la pièce. La robe légère se fit transparente jusqu’à la fourche des jambes. Un désir brutal surprit Hervé. Elle se retourna, devina l’effet qu’elle produisait sur lui.

— Je suis seulement surprise. Tu parles de rendez-vous…, de ton fils qui n’était pas à l’heure… Je vous imaginais traqués, vivant dans les bois. À part ta barbe et tes vêtements, tu n’as pas l’air en mauvais état.

Elle se laissa choir sur le divan, à côté de lui.

— J’ai même l’impression que tu as changé. Tu as l’air plus…, plus rugueux.

Il fixait sa grande bouche pulpeuse, et elle l’approcha de ses lèvres.

— Je suis sûre que tu en as aussi besoin que moi, murmura-t-elle.

Tout en l’embrassant, il la fit glisser sur les épais coussins, trouva tout de suite sa chair drue et chaude. Ils s’unirent avec une rage réciproque, comme ils se seraient disputés. Il découvrit son véritable visage, ayant ouvert les yeux avant elle. Lorsqu’elle surprit son regard, elle se dégagea, disparut durant quelques minutes. Hervé se demanda avec angoisse si le téléphone n’avait pas sonné durant ces instants de sauvagerie. Il aurait tout aussi bien pu commettre un crime à ce moment-là.

Paulette revint avec une autre robe.

— Je ne croyais pas servir au repos du fugitif, ce soir. Pourquoi n’avions-nous jamais couché ensemble ?

— Tu le regrettes ?

— Ce n’était pas désagréable. Toi, tu regrettes déjà, hein ?

Il haussa les épaules.

— Céline ?

— Ne parlons pas d’elle.

— Pourquoi ? Je suis sûre que tu n’as pas tout plaqué uniquement à cause de Daniel. Il y a eu d’abord le coup dur de mai, puis l’affaire du C.R.S. assassiné t’a peut-être donné un motif.

— J’étais très heureux avec Céline.

Elle se mit à rire, agita son index.

— Tu dis « j’étais » et non « je suis »…

— Pour l’instant, il n’est pas question de reprendre la vie commune.

— Daniel te sert d’alibi, en quelque sorte ?

Son expression la glaça, mais elle continua à jouer avec le feu par pure forfanterie :

— Tu ne nies pas ?

— Parlons d’autre chose.

— Dommage. J’ai toujours pensé que tu étais le genre de type capable de recommencer plusieurs fois sa vie. Je me suis trompée ?

— Peux-tu nous héberger une nuit ? Peut-être deux ?

— Pourquoi pas ? Je suis libre en ce moment. Je travaille sur mon projet. J’irai passer quelques jours en Grèce, ou en Italie.

Il hocha la tête.

— Bien sûr, en Grèce…

— Tu désapprouves, hein ? ricana-t-elle. Que veux-tu que ça me foute, si ce sont des colonels qui dirigent, là-bas ? La politique ? Connais pas. Ça ne me ferait rien d’être la Leni Riefenstahl du régime. Qu’as-tu voulu prouver, en mai ? Puisque vous étiez mécontents depuis dix ans, pourquoi avez-vous attendu qu’une bande de galopins vous donne l’exemple ?

Puis, elle se versa un peu de whisky, le servit également.

— À quoi ça sert ? Ne m’en veux pas. Nous n’avons pas la même conception de la vie. Dis donc, ton fils, il ne téléphone pas vite. Quand vous êtes-vous séparés ?

— Ce matin.

En quelques mots, il lui raconta comment Pesenti les avait découverts.

— On doit vous chercher dans tout le Midi ?

— Certainement. Tu sais ce que tu risques ?

— Ça ne t’empêche pas de rester… Que veux-tu que je fasse ? Que je téléphone aux flics ? J’espère qu’il viendra sans se faire remarquer. Si vous avez la même allure, tous les deux…

— Je suis très inquiet, Paulette. Il aurait dû se trouver cours Mirabeau depuis midi au moins.

— Veux-tu que je téléphone à l’A.F.P. ? J’ai un copain, là-bas. Si Daniel a été arrêté, ils doivent être au courant.

— Mais, quelle explication ?

Il ne comprit pas tout de suite pourquoi son sourire lui parut perfide.

— Tu vas voir.

Elle obtint assez rapidement la communication. Si Daniel appelait pendant ce temps ? Il regrettait d’être venu si vite chez Paulette, reconnaissait qu’il avait été pris de panique dans les rues en constatant que les gens se retournaient sur lui. Sa première réaction de peur en six mois.

— Jean ? Comment va mon petit Jean ? Dis donc, j’ai un truc à te demander. Tu te souviens de Barron ? Oui, le réalisateur de télé… C’est ça, son fils. Rien de nouveau sur lui ?… Sa femme m’a téléphoné… Alors, à tout hasard, j’ai pensé que tu pourrais avoir un tuyau… Rien ? Je te remercie… Un de ces soirs, si tu veux.

Elle raccrocha.

— Pourquoi mettre Céline en cause ? dit-il, furieux. Tu pouvais trouver un autre prétexte.

— Céline m’a vraiment téléphoné, il y a trois jours.

— Tu mens.

— Elle se trouvait dans la région, désirait savoir si, par hasard, tu ne t’étais pas adressé à moi. Tu vois, elle a failli réussir. À trois jours près.

Elle revint vider son verre d’un trait, le contempla en souriant.

— Tu es bouleversé… À cause du retard de ton fils, ou de la présence de ta femme dans la région ?

Barron s’éloigna d’elle, alluma une cigarette. Au-delà de la terrasse, on découvrait la chaîne de l’Étoile dans un fond brumeux de chaleur.

— Je ne voulais pas t’en parler. Aurais-je mieux fait ?

— D’où appelait-elle, exactement ?

— Cazan, c’est un petit…

— Je connais. Sylvie l’accompagne ?

— Je ne le lui ai pas demandé. La communication n’a pas été très longue. J’ai eu l’impression qu’elle ne désirait pas la prolonger. Tu crois qu’on la file ?

— Certainement.

Elle avait dû aller jusqu’à Saint-Mandrier, parler avec Roumagnes. Le vieux gardien de bateaux lui parlerait peut-être du mandat postal envoyé de Draguignan en décembre. Se souviendrait-elle de son projet de feuilleton sur la renaissance d’un village abandonné ? Il n’en avait parlé que deux ou trois fois, mais, au cours d’un voyage à Nice, il avait fait un détour pour contacter le propriétaire du hameau de Labiou, ne l’avait pas rencontré cette fois-là. En décembre, il avait pu se présenter sous le nom de Louis Ferrand.

— Elle te cherche avec les policiers sur les talons ? C’est tout de même risqué…

Il écrasa sa cigarette, en ralluma une autre, comme jadis quand un problème le préoccupait.

— Tu ne t’étonnes pas de cette réaction tardive ? Peut-être qu’elle a fini par comprendre.

— Comprendre ?

Du coin de l’œil, il semblait la jauger, et elle en éprouva du dépit.

— Que tu l’avais plaquée. Oh ! inutile de me raconter des histoires. Ton fils, c’est un prétexte. Tu découvres un peu tard que tu avais des responsabilités à son égard. Sa réaction, c’est celle d’une femme qui galope après son mari. Son amour pour toi est plus pressant que la sécurité de son gosse.

— Tu juges selon ta propre optique.

— Et puis ? C’est une femme, elle aussi. Une femelle, comme moi. Tout à l’heure, tu l’as bien vu. Je ne sais pas si, en six mois, tu as eu quelques occasions, mais je ne le crois pas. Tu étais à cran. Pourquoi ne le serait-elle pas ? Avec Sylvie qui ne doit plus la lâcher d’un pouce, elle ne peut même pas chercher ailleurs.

Il marcha sur elle, ne lui donna pas la gifle qu’elle semblait espérer.

— Je sais, je suis dégueulasse.

— Tu ne nous aimes pas. C’est tout.

— Céline, pas du tout. Ce genre qui se contente d’un seul bonhomme, je n’arrive pas à y croire. Sans Sylvie, elle t’aurait trompé comme n’importe quelle autre femme, et elle ne serait pas en train de compromettre tes plans.

Le téléphone l’interrompit, et Hervé décrocha l’écouteur, reconnut avec soulagement la voix de Daniel.

— L’appartement de Paulette Ramet ?

— Daniel ? Nous t’attendons. Tout va bien ? demanda la jeune femme, la voix brusquement plus tendre.

— J’arrive.

Elle raccrocha lentement.

— Tu aurais dû lui recommander de monter discrètement, gouailla Hervé.

Paulette s’éloigna de l’appareil, comme si elle voulait lui dissimuler son visage. Il alla s’allonger sur le divan.

— Tu veux te changer ? Je vais te montrer ta chambre, la salle de bains.

— Tout à l’heure, lorsque je saurai pourquoi il est en retard.

L’attente dura près d’une heure, et même la jeune femme commençait à se montrer nerveuse lorsque le carillon tinta. Quand Daniel fut dans le hall, Paulette le prit dans ses bras et l’embrassa tendrement. Lui, il évitait le regard de son père.

— Que s’est-il passé ?

— Des gendarmes surveillaient le départ des cars. J’ai dû attendre des heures à Manosque.

— Pour te faire repérer ! gronda Hervé. Dans une si petite ville, tu n’as pas dû passer inaperçu.

— Ils contrôlaient les gens.

— Tu te l’es imaginé.

— Non. Vers trois heures, j’ai pris une petite route pour Sainte-Tulle. Deux heures de marche. C’est là que j’ai pris le car.

Il paraissait épuisé et, gentiment, Paulette le guida jusqu’au divan de la grande pièce. Elle échangea un regard prolongé avec Hervé.

— Tu devais m’attendre jusqu’à sept heures, dit le garçon.

— On commençait à me regarder, moi aussi, dans le coin de la brasserie. J’ai préféré venir ici.

— Un whisky ? proposa Paulette… Avec beaucoup d’eau, je suppose.

— J’ai téléphoné de la poste.

— C’est plutôt loin du cours Mirabeau.

— Quand je ne t’ai pas vu, j’ai préféré filer.

— Tu vas aller prendre un bain, dit Paulette. Ton père va te laisser sa place. Tu seras beaucoup mieux ensuite.

Elle l’obligea à se lever, disparut avec lui un grand moment. Lorsqu’elle revint, Hervé fumait, un verre à la main. Il avait bu plusieurs whiskys, et l’alcool lui montait à la tête. Durant les derniers mois, il ne buvait que du vin, et en petite quantité.

— Pourquoi es-tu si dur avec lui ? C’est un pauvre gosse. Il a besoin d’être pris par la douceur.

— Tu t’en charges ?

Paulette ne soutint pas son regard, désigna les sacs des deux hommes.

— Vous avez des vêtements, là-dedans ? Ils doivent être dans un bel état ! Tu devrais me les donner. En les portant tout de suite à une laverie du coin, nous les aurons demain soir.

Elle s’en occupa, et, lorsque Daniel quitta la salle de bains dans un peignoir-éponge à fleurs, la jeune femme venait de sortir. Hervé trouva que son fils avait l’air efféminé dans cette tenue, et sa mauvaise humeur redoubla.

— C’est pas mal, ici, fit Daniel. Un bain chaud et un peu de confort, ça ne fait pas de mal.

Hervé pinça ses lèvres. Il n’aurait été que trop facile de lui répondre. Daniel s’approcha prudemment de la terrasse et resta ainsi, le dos tourné, jusqu’au retour de Paulette. Elle ramenait un filet de provisions.

— Les fringues, vous les aurez demain soir.

J’ai acheté le journal du soir à tout hasard, mais je n’ai rien vu.

Hervé le parcourut rapidement. On ne parlait pas encore d’eux. Ils venaient de se mettre à table lorsque le téléphone sonna.

— Ah ! c’est toi ?… Oui… Ah ! bon… Merci.

Elle revint s’asseoir, s’adressa à Hervé.

— C’était Jean, de l’A.F.P. Ton journaliste a parlé. Il paraît que ça grouille de flics, en Haute-Provence. On vous signale en des tas d’endroits.

Ils se couchèrent tôt. Hervé disposait d’une des chambres, Paulette de l’autre. Daniel occupait le divan du living. Au milieu de la nuit, Barron se leva, entrouvrit sa porte. Des chuchotements lui parvenaient de la grande pièce. Il referma, alla se recoucher, ne trouva pas le sommeil avant l’aube. Il put entendre de l’eau couler dans la salle de bains mitoyenne, puis Paulette rentrer dans sa propre chambre.

Le lendemain, un gros titre barrait en partie la première page du journal. Tandis que Paulette servait le café, Hervé lut l’article de Pesenti, buta sur une phrase qu’il dut parcourir plusieurs fois. Puis, il leva les yeux vers son fils.

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