CHAPITRE IV

Il lui tournait le dos, faisant semblant de chercher une bouteille de pastis dans un placard. Il l’avait écoutée en silence sans l’interrompre, sans protester. Céline rencontra le regard de sa fille, assise de l’autre côté de la table. Roumagnes lui avait donné des vieux catalogues d’accastillage pour l’occuper.

Le vieil homme finit par dénicher sa bouteille, alla prendre une cruche d’eau dans le réfrigérateur.

— Il a fait chaud, aujourd’hui. Ça va faire un sacré été, si ça continue comme ça.

— Vous ne m’avez pas dit d’où venait cet argent. Quand vous l’a-t-il envoyé ?

Roumagnes ouvrait la bouche comme un poisson hors de l’eau, donnant l’impression d’étouffer.

— Madame Barron…, il ne faut pas. Vous n’aviez pas tourné le coin de ma cour, que les deux flics étaient sur moi. Ils vous surveillent étroitement, ne vous laisseront aucune chance.

Il s’affala sur une chaise, et la bouteille cogna rudement la toile cirée.

— Vous ne voulez pas les conduire jusqu’à eux ?

— C’était un chèque postal, n’est-ce pas ? Expédié depuis une poste de grande ville ?

— Vous ne devriez pas insister. À quoi cela vous servira-t-il, madame Barron ? Vous me mettez dans une situation délicate. Votre mari m’a fait confiance. Oui, c’était un chèque postal. Comme nom d’expéditeur, il avait choisi le mien, Roumagnes. Vous pensez que j’ai tout de suite compris, car je n’ai aucun parent qui porte ce nom. Et puis, dans la partie correspondance, il y avait le nom du bateau.

Il versa un peu de pastis dans les verres, de l’orgeat dans celui de Sylvie, rajouta lentement de l’eau.

— De quelle ville provenait cet argent ?

— Ça ne veut pas dire qu’il y soit encore. Pour moi, il a choisi une ville de passage.

Elle souriait légèrement tout en le regardant, et il savait qu’elle attendrait patiemment, aussi longtemps qu’il le faudrait. Il tourna les yeux vers Sylvie.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur Roumagnes. Sylvie comprend tout parfaitement et saura se taire.

— Ce ne sont pas des histoires de son âge, murmura Roumagnes. Il vaudrait mieux la laisser en dehors de tout ça.

— Je n’ai plus qu’elle. Faut-il que je l’abandonne à des mains étrangères ?

Pendant ce temps, Sylvie contemplait avec application plusieurs modèles d’ancres.

— Draguignan, souffla le vieux.

— Quelle date ?

— La fin de l’année dernière. Il n’y avait pas d’autres indications.

— La somme couvrait tous les frais ?

— Ne vous inquiétez pas. On reparlera de ça plus tard.

Céline avait très soif, et elle but son verre d’un trait.

— Vous avez bien fait, monsieur Roumagnes. Pour la première fois en six mois, j’ai un nom de ville auquel m’accrocher.

— Je n’aurais jamais dû vous le dire. Mais ils ont pu simplement passer là-bas, s’y arrêter le temps de m’envoyer cet argent.

— Non. Il y a certainement une raison. De plus, il n’était pas obligé de vous envoyer la totalité. Depuis des années, il vous règle en trois versements. Pourquoi vouloir tout liquider d’un seul coup ?

Le vieux venait de rallumer un bout de cigarette, croisait ses bras sur la toile cirée. De temps en temps, il les soulevait pour les décoller, et la toile ne se détachait pas facilement.

— Et les deux flics ? Qu’allez-vous en faire ? Vous ne les sèmerez pas facilement. Ils connaissent le numéro de votre voiture. Ne commettez pas d’imprudence. M. Barron savait ce qu’il faisait. Vous n’avez pas le droit de compromettre tout.

— C’est une situation sans issue, monsieur Roumagnes. Il faudra en finir un jour ou l’autre.

Le visage stupéfait, Roumagnes ne la quittait pas du regard.

— Vous n’allez pas les entraîner sur vos traces, tout de même, madame Barron ?

Elle se leva, et Sylvie glissa en bas de sa chaise avec un synchronisme parfait. Roumagnes alla de l’une à l’autre du regard, impressionné par leur entente secrète, la similitude d’expression à la fois figée et décidée.

— Nous formions une famille heureuse et unie. Pourquoi éclaterait-elle à cause de la faute d’un seul ?

Le vieux se dressa d’un seul jet, et la toile cirée suivit, déséquilibra la cruche d’eau qui se renversa. Il la releva, la plaqua avec violence sur la table.

— C’est votre fils, madame Barron. Je comprends qu’il soit dur de vivre ainsi, mais votre mari a compris qu’il fallait attendre des circonstances plus favorables.

— Il sera quand même condamné. Les jours, les semaines, les mois que nous vivons actuellement valent-ils mieux ? Groupés, nous aurions mieux lutté. Il m’a fallu six mois pour le comprendre, monsieur Roumagnes. Peut-être qu’eux aussi l’ont compris, et qu’ils n’attendent qu’un signe, qu’une rencontre avec moi pour renoncer.

La désillusion du vieux Roumagnes atteignait des dimensions que Céline ne soupçonnait pas. Ses paroles choquaient une longue tradition d’ancien libertaire, et il ne pouvait admettre que l’on se soumette à une société quelle qu’elle soit, et surtout pas l’actuelle.

— Vous m’avez trompé, dit-il tristement. J’ai cru vous rassurer, en quelque sorte, et vous avez d’autres idées en tête. Je ne vous en veux pas, mais vous devriez réfléchir encore.

Il l’accompagna jusqu’à la cour. Céline fit un effort pour ne pas le laisser sur une impression pénible.

— Pourriez-vous garder ma caravane dans votre cour en cas de nécessité ?

— Vous savez bien que vous êtes chez vous ici, répondit-il. Vous pouvez la laisser autant que vous voudrez, elle ne me gênera pas.

C’est en arrivant au camping que Sylvie, silencieuse jusque-là, parla sans regarder sa mère :

— M. Roumagnes n’avait pas l’air content. Tu ne trouves pas qu’il a raison ? On ne peut pas aller à Draguignan avec ces deux policiers qui nous suivent partout.

— Nous essaierons de leur échapper.

Elle risqua un regard vers sa fille, découvrit son expression butée.

— On doit pouvoir les rouler.

— Papa ne sera peut-être pas content.

La jeune femme soupira. Elle rangea la voiture derrière la caravane, s’aperçut que les places disponibles devenaient de moins en moins nombreuses. Les grandes vacances étaient, proches, et les arrivées se succédaient depuis le début de l’après-midi.

À la gendarmerie maritime, le commissaire Lefort avait appris peu de choses sur Roumagnes. On n’avait rien à signaler sur lui, sinon qu’il avait purgé une peine de prison pour insoumission militaire en 1925. Le vieil homme avait longtemps milité en faveur des objecteurs de conscience et détestait les gens en uniforme. À part ça, il menait une vie paisible. On l’estimait beaucoup, dans le pays. Lefort avait demandé que l’on recherche s’il ne possédait pas une propriété dans l’arrière-pays, et qu’on le lui signale, même s’il s’agissait d’un cabanon en ruine.

En fin d’après-midi, les deux hommes avaient vu Mme Barron et sa fille revenir chez Roumagnes.

— On va de nouveau l’interroger ?

— Il ne nous dira rien, répondit le commissaire Lefort. Ce type-là n’aime pas les flics et ne fera rien pour nous aider. De plus, il doit éprouver de l’amitié pour les Barron.

— Pourquoi est-elle revenue une seconde fois dans la même journée ? Comme si elle avait oublié quelque chose ?

— Peut-être par besoin d’amitié, de chaleur humaine. Depuis six mois, cette femme vit seule, sans jamais voir qui que ce soit, avec la seule compagnie d’une enfant.

— Une gosse rudement futée et en avance pour son âge, grommela Tabariech.

— Oui, mais une gosse, malgré tout. Mme Barron doit tenir son rôle d’adulte, ne peut se laisser aller un seul instant, sinon tout s’écroule pour la fillette.

Dans la caravane, Céline dispersait les dossiers de son mari sur son lit. Elle se souvenait qu’il lui avait parlé de Draguignan, autrefois. Il pouvait y avoir huit mois comme plusieurs années. Le nom de cette ville avait été cité à plusieurs reprises dans leurs conversations, lorsque Hervé se laissait aller à évoquer quelques-uns des projets qui lui tenaient le plus à cœur.

— Tu cherches quelque chose ?

Elle sourit à sa fille pour la rassurer, ayant vaguement l’impression que tout cela ne plaisait pas à Sylvie et que, depuis sa deuxième rencontre avec Roumagnes, l’enfant s’enfermait dans une attitude presque hostile.

— Des papiers sans importance, mais que j’aimerais relire.

Sylvie contempla toutes les feuilles éparses. Il y en avait des centaines.

— Tu as tout mélangé. Lorsque papa voudra reprendre son travail, il ne s’y retrouvera plus. Tu crois qu’un jour il reviendra à la télévision ?

— Certainement, répondit-elle distraitement. Il n’y a aucune raison pour que tout ça ne change pas un jour. Les gens qui ont du talent ne peuvent pas être éternellement tenus à l’écart.

Le mot de Draguignan la lancinait, exactement comme une écharde qu’on ne peut extraire. Hervé avait cité le nom de cette ville où ils n’étaient jamais allés. Mais elle corrigea cette affirmation. Elle n’y était pas allée, mais son mari ? Elle se souvint d’un voyage à Nice, deux années auparavant. N’était-il pas allé faire un tour dans le chef-lieu du Var ?

Qu’était-il allé faire dans l’extrême Sud-Est ? Peut-être un reportage pour un magazine d’actualité. Mais sur quel sujet ?

Elle rechercha dans les coupures de presse, les extraits des programmes télévisés, en pure perte. Le soir venait, et Sylvie, assise à l’autre bout de la caravane, observait sa mère en silence. Céline finit par se rendre compte de cette surveillance.

— Oh ! il est tard, s’excusa-t-elle. Tu dois avoir faim… Attends-moi, je reviens tout de suite.

Sachant qu’on ne pouvait voir, de la petite route, tout ce qui se passait dans le camp, elle fit de grands détours pour s’approcher du pavillon des entrées, consulta l’annuaire du Var.

— Je désire téléphoner à Hyères, demanda-t-elle à l’une des réceptionnistes.

Mais c’était trop tard, et personne ne décrocha à l’autre bout du fil. Lorsqu’elle revint, la petite fille avait mis leurs assiettes. Elle ne lui posa aucune question, et ce manque de curiosité renforça l’impression que Sylvie n’avait pas oublié les paroles de Roumagnes. Ne sachant comment les interpréter, Sylvie choisissait la défiance, descendant un degré de plus dans une solitude qui n’était pas de son âge. Céline se sentait embarrassée, et, pour la première fois en six mois, elles ne se comprenaient plus.

Le lendemain matin, très tôt, la Simca quitta le camp pour se rendre chez Roumagnes. Céline gara la voiture dans la cour, pénétra dans l’atelier avec Sylvie. Après quelques mots avec le vieil homme, elles ressortirent dans une autre rue, se dirigèrent vers l’arrêt des cars.

— Je crois que nous les avons semés, constata Sylvie une fois dans le véhicule. Ils doivent attendre devant l’atelier.

À Toulon, elles changèrent de car, prirent celui d’Hyères. Elles descendirent dans cette ville un peu avant dix heures.

— Nous allons à Draguignan, n’est-ce pas ? demanda la petite fille.

— D’abord, nous allons louer une voiture. Nous reviendrons avec elle jusqu’à Saint-Mandrier et nous la laisserons au parking du nouveau port. Je ne peux pas partir pour Draguignan tant que je n’ai pas trouvé ce que je cherche.

— Les deux policiers vont demander à M. Roumagnes ce que nous sommes devenues.

— Nous reviendrons par le même chemin, comme si nous étions allées nous promener.

Tout en marchant à côté de sa mère, Sylvie fronçait son nez court. L’aventure semblait l’exciter et lui rendre un peu de sa gaieté de jadis.

— Malheureusement, on ne pourra pas leur faire deux fois le coup. Il faudra trouver autre chose pour aller prendre la voiture de location.

— Nous trouverons bien, dit sa mère avec un entrain nouveau.

Il ne restait qu’une Renault 8 disponible. Céline versa une caution de mille francs actuels, tandis qu’on photocopiait son permis de conduire. Elle regrettait de ne pas avoir laissé Sylvie chez Roumagnes. Avec sa petite fille, elle était facilement repérable, et, les jours suivants, le commissaire Lefort ferait peut-être la tournée des loueurs de voitures. À Toulon, d’abord, puis dans les villes voisines. Sylvie parut tout heureuse de monter dans cette nouvelle voiture.

— Nous rentrons tout de suite ?

— Oui. Notre chance serait que Lefort ne soit pas allé demander où nous sommes à Roumagnes. Mais, au bout d’une heure, il a dû trouver cette visite suspecte.

Malgré la circulation difficile, elle réussit à rejoindre Saint-Mandrier une demi-heure avant midi. Elles abandonnèrent la voiture dans un parking encore peu fréquenté en ce début de saison, coururent jusque chez Roumagnes.

— Ils sortent d’ici et sont furieux, leur annonça le gardien de bateaux. Ils m’ont menacé de je ne sais quoi parce que je vous avais laissées filer par une autre sortie. Mais je ne me suis pas laissé faire. Ils doivent vous chercher dans toute la ville.

Céline revint tranquillement jusqu’au camping. Tabariech en surveillait l’entrée. Il était venu là en stop, tandis que son chef patrouillait dans toute la ville. Sylvie eut une réaction qui amusa Céline. Elle tira la langue au policier, fut la première surprise de cet enfantillage et reprit son air grave.

Ce n’est qu’après une heure de recherches vaines que Lefort joignit Tabariech.

— Elles sont revenues. La gosse m’a même tiré la langue.

— Je vais lui parler, fit Lefort avec irritation. Je commence à en avoir par-dessus la tête.

Tabariech n’osa pas lui conseiller de rester tranquille. Mieux valait se montrer patient. Mme Barron avait le droit d’aller et venir à sa guise.

Assise sur le petit escalier extérieur, Sylvie vit venir le commissaire. Il était assez incongru, avec son costume, parmi tous ces gens en short et en maillot de bain. Assez corpulent, court en jambes, il attirait l’attention.

— Voilà le flic ! lança la petite fille vers l’intérieur de la caravane.

Mais elle ne bougea pas d’un pouce lorsque l’ombre du commissaire la recouvrit.

— Je veux voir ta maman.

Céline parut. Vêtue d’un pantalon bleu clair et d’un polo en coton blanc, elle paraissait en pleine forme, très fraîche. Les traces de fatigue et de souffrances s’atténuaient sous le hâle qui commençait à recouvrir sa peau d’une teinte dorée.

— Écoutez-moi, dit Lefort d’une voix basse, pleine d’énergie. Il y a une sorte de convention tacite entre nous. Vous pouvez vous balader à votre guise, et je peux vous filer. Mais, si vous compliquez les choses, je change ma tactique et j’alerte toutes les polices de la côte et de l’arrière-pays. Ce ne sera pas très agréable pour vous.

— C’est à cause de ce matin ? Ma fille et moi avons voulu nous promener sans vous avoir sur les talons.

Il la regarda durant quelques secondes, puis haussa les épaules.

— Je vous connais très bien, maintenant, madame Barron, pour savoir que vous n’avez plus de cœur à plaisanter ou à faire des caprices. Si vous nous avez semés ce matin, c’est pour une raison bien précise. Qu’avez-vous fait, durant les trois heures de votre absence ?

— Des courses, une promenade au port, aux plages.

— Je vous préviens. Si vous disparaissez plus de deux heures, je donne l’alerte, et vous n’irez pas loin. J’aurais alors de bonnes raisons de vous demander des explications.

Soudain, il se sentit envahi de colère, parce que cette femme et sa fille le narguaient visiblement.

— Nous pouvons faire mieux, madame. Votre fille ne doit pas être mêlée à cette histoire déplorable. Un juge d’enfants pourrait estimer qu’elle se trouve en danger moral et décider qu’elle doit être envoyée dans une maison spécialisée ou un refuge pour enfants.

Céline devint très pâle, et il ne put soutenir l’intensité de ses yeux.

— C’est tout ce que vous trouvez, murmura-t-elle. C’est une véritable provocation. Tout comme pour mon fils Daniel.

Lefort tourna les talons, s’éloigna, furieux contre elles, contre lui. Tabariech jugea inutile de lui poser des questions, certain de se faire rabrouer.

— Allons bouffer, dit son chef.

— Mais, l’un de nous doit rester…

— Inutile. Je commence à en avoir ras le bol, de cette femme. Elle prépare quelque chose, et impossible de savoir exactement quoi.

Installé à la terrasse d’un petit restaurant proche du camping, Lefort déjeuna sans appétit. Les journaux écrivaient qu’il avait juré d’avoir la peau de Daniel Barron. Ce n’était pas tout à fait exact, mais il ne supporterait pas plus longtemps qu’on se joue ainsi de lui.

— Roumagnes doit savoir quelque chose. En vertu du mandat d’amener, je peux l’interroger dans les locaux de la gendarmerie. C’est ce qu’on va faire cet après-midi. Toi, tu t’occuperas d’elle. Et ne la laisse pas filer.

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