13 Révélations sur les Lambert

Évelyne et Marie-Sol Beigbeder, les deux sœurs aînées de mon père, m’ont appris un épisode survenu à la Villa Navarre pendant la dernière guerre. Non seulement cette anecdote me permet de vanter les mérites de mes grands-parents paternels mais elle indique qu’il est parfois nécessaire de désobéir aux lois. La Loi n’a pas toujours raison, particulièrement en France. Par exemple, en 1940, la Loi Française du gouvernement de Pierre Laval disait que Pau était en zone libre, tandis qu’à Paris le port de l’étoile jaune était obligatoire pour une certaine catégorie de la population. On a vu que Pierre de Chasteigner regrettait de ne pas être entré dans la Résistance plus tôt — mais enfin il était tout de même entré. La ville de Pau, quant à elle, avait quintuplé de volume, l’exode ayant apporté une population très nombreuse de juifs pourchassés dans leur propre pays par la police française. Or, dès juin 1940, un réseau d’amis chrétiens avait proposé secrètement à Charles et Grace Beigbeder de cacher une riche famille israélite ayant dû fuir Paris en y laissant tous ses biens. La discussion fut complexe à la grande table de la salle à manger, j’aurais aimé être là pour l’entendre…

Charles : — En tant qu’anciens soutiens de l’Action Française, devrions-nous refuser d’accueillir ces israélites sous notre toit ? J’ai parlé à Maurras, à Saint-Rémy de Provence. Il était tellement sourd que j’ai dû crier dans son oreille devant tout le monde que nous sommes antiallemands. Il m’a répondu : « Ah ! Votre femme est anglaise, il vous sera beaucoup pardonné ! »

Grace : — Nous sommes catholiques avant tout et l’archevêque de Toulouse a bien dit que « les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes (…) ils font partie du genre humain, ils sont nos frères ». Un chrétien ne peut l’oublier.

Charles : — Darling, tu sais que ces gens vont attirer l’attention de la police et des Allemands. Ai-je besoin de te rappeler que ton pays natal n’est pas exactement dans le même camp que les boches ? Nous risquons la déportation s’ils apprennent qu’on a caché des juifs. Es-tu sûre de vouloir mettre en danger nos propres enfants pour sauver les « Lambert » (quel nom idiot ils se sont choisi, on devine qu’il est faux à cent mètres), ces gens qu’on ne connaît même pas ?

Grace : — Octave, qu’on leur fasse préparer les chambres du deuxième étage, c’est assez large pour y glisser quatre ou cinq personnes et personne n’en saura rien. Écoute, ce sont des amis d’amis, nous n’avons pas le choix.

Charles : — D’accord. Il faut juste fixer des règles : ils prendront leurs repas en haut, un ravitaillement par jour, pas de sorties, quelques promenades dans le parc, aucun contact avec les enfants, officiellement ce sont des locataires qui vivent au-dessus de chez nous, un point c’est tout.

Grace : — God save the King and the British Navy !


Ils étaient quatre : la grand-mère, le père joaillier, un petit garçon prénommé Michel et une domestique. La cohabitation se passa le mieux possible, c’est-à-dire dans une grande prudence réciproque. Les enfants Beigbeder n’avaient pas le droit de monter au deuxième étage, leurs parents ne leur ont jamais rien dit de ces locataires discrets. Les Lambert menaient une vie secrète, recluse, un emprisonnement volontaire et angoissé. Trois vaches de la ferme, au fond du jardin, fournissaient dix litres de lait par jour. Un jour resté célèbre dans l’histoire de la famille fut celui de la visite de l’officier allemand à la Villa Navarre. D’après mes tantes, ce devait être en septembre 1943. L’Obersturmführer appréciait la vue sur les Pyrénées, le beau jardin à la française et l’opulence de la maison. Il sonna à la porte principale et Grace, ma grand-mère américaine, eut la présence d’esprit d’appeler tous ses enfants (Gérald et Marie-Sol, Evelyne et mon père) pour leur demander de courir partout en faisant du bruit, de monter et dévaler l’escalier, de jouer à chat dans le salon et la bibliothèque comme de sales garnements mal élevés.


L’odeur de ce hall est l’odeur de l’enfance de mon père : mélange d’encaustique, de linoléum des ascenseurs, de fleurs séchées et de renfermé… Elle flotte encore dans l’entrée de la Villa, devenue un hôtel de luxe. Malgré les travaux qui ont remplacé notre salle de jeu souterraine par une piscine intérieure, l’odeur du passé ne passe pas ; j’ai toujours envie que quelqu’un ouvre les fenêtres pour sentir les Pyrénées. L’officier gravissait le perron en 1943, inspirant la même odeur que vous, si vous y réservez une chambre ce soir. La gardienne Catherine et son mari Léon ont couru prévenir les « Lambert » au deuxième étage ; le rythme cardiaque de la famille claustrée a dû s’accélérer fortement en apercevant par les vasistas les véhicules de la Reichswehr garés dans la grande allée. L’Allemand fut très correct : pas de salut nazi, un baisemain à Madame Beigbeder en faisant claquer ses talons.

— Votre maison est charmante Madame ! Serait-il possible de la visiter bitte schön ? Nous cherchons une résidence pour installer nos quartiers.

Granny a toussé :

— C’est que… comme vous le voyez, nous sommes très nombreux et toutes nos chambres sont occupées malheureusement. (Nouvelle quinte de toux.) La maison est pleine, avec les enfants, les domestiques, le chauffeur, les femmes de chambre, la cuisinière… En outre nous ne voudrions pas vous mettre en danger. Nous traitons des malades contagieux.

— Chère Madame, vous savez que je pourrais faire réquisitionner cette maison pour besoin de guerre.

— Mais bien sûr, si vous y tenez, ce ne sont pas quelques minuscules bacilles qui vont impressionner la Wehrmacht, n’est-ce pas ?

Sur ces entrefaites, la mère de mon grand-père descendit l’escalier en demandant :

— Voyons, que se passe-t-il, Grace ? Quel est ce Monsieur ?

— Ne vous inquiétez pas, Madame, nous devisons avec ce courtois officier.

— Qui est la vieille femme ? demanda l’officier allemand en français.

— Oh permettez que je vous présente ma belle-mère, le célèbre peintre Jeanne Devaux qui vit avec nous. Excusez-moi, mon lieutenant, mais en français on ne dit pas « la vieille femme », on dit « la dame âgée ».

Les vaches traversèrent alors la cour. L’officier s’étonna :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Il y a une ferme à côté…

— Et même au deuxième étage, vous n’avez pas de place pour nous ?

Silence angoissé. Jeanne fit alors preuve d’une grande rapidité d’esprit :

— Ah non, dit-elle, au deuxième, on garde du foin pour les vaches !

— Ach so ! Merci de votre aimable accueil, nous allons réfléchir à votre invitation et nous reviendrons peut-être. Auf wiedersehen !

L’officier ne revint jamais.


Les Lambert quittèrent la villa Navarre après le départ de l’armée allemande, en août 1944. La grand-mère, Simone, déclara en montant dans sa voiture : « Quatre ans de foutus ! Vivement Paname ! » Ce langage ingrat choqua, paraît-il, mes grands-parents. Ils ne parlaient jamais de cette histoire, et ne gardèrent aucun contact avec cette famille de diamantaires. On peut sauver des juifs tout en restant fidèle à son catholicisme monarchiste, traditionaliste, vaguement antisémite ? On accuse souvent les snobs de superficialité, n’oublions pas qu’il peut leur arriver d’être héroïques en toute frivolité, sauvant une famille entière parce qu’elle est liée à la même gentry. Ce qui n’empêche pas de garder ses distances, un peu comme si l’on s’écriait : « Ce n’est pas parce qu’on vous sauve la vie qu’on a gardé les cochons ensemble ! »


En tout cas, la repartie de ma grand-mère : « On ne dit pas la vieille femme, on dit la dame âgée » a fait le tour de Pau à l’époque, comme beaucoup de répliques de Granny, qui descendait du dramaturge George Bernard Shaw, et dont le propre père, celui qui était colonel dans l’armée des Indes, disait ceci :

— J’ai réussi à dompter les Indiens mais je n’ai jamais pu dompter ma fille.

La phrase de Granny que je préfère, c’est François Bayrou qui me l’a rapportée ; comme il lui demandait poliment lors d’un cocktail à la Villa Navarre, organisé pour fêter l’ouverture de la chasse au renard, comment elle se portait, elle rétorqua : « C’est affreux ! Plus je vieillis, plus je suis intelligente. » Ma tante Evelyne m’a également appris que Charles et Grace Beigbeder embauchèrent des médecins juifs (allemands, hongrois, polonais) au sanatorium du Pic du Midi durant toute la guerre en les inscrivant comme « internes », et y cachèrent également de nombreux enfants juifs, les faisant passer pour tuberculeux. Les Allemands avaient très peur des microbes, ils ne s’approchaient pas des sanas. La princesse de Faucigny-Lucinge, née Ephrussi, arrivée à Pau avec ses vingt domestiques de l’avenue Foch, préférait dormir à la Villa Navarre toutes les nuits par crainte d’être dérangée dans son sommeil par quelque visite inopinée. Ma cousine Anne Lafontan évalue à environ 500 le nombre de juifs passés par les établissements de cure familiaux pour fuir vers l’Espagne. Il ne reste malheureusement aucune preuve de ces actes de bravoure. Cela ferait de mes grands-parents pater nels des héros anonymes d’un courage inouï. Je sais que Grace fumait les cigarettes anglaises que lui fournissait son ami le père Carré, lequel abritait chez lui des pilotes britanniques, tous aristocrates, et que son sport favori était d’en recracher la fumée au nez des soldats allemands qui déambulaient sur le boulevard des Pyrénées. Charles a été arrêté à deux reprises lors de ses déplacements en train vers Paris. Il a réussi à rentrer chez lui grâce à ses relations haut placées, mais lesquelles ? Mon oncle affirme qu’il a aussi sauvé des collabos durant l’Épuration, toujours en les faisant passer vers l’Espagne, par le même chemin qui permit de sauver tant de juifs. Ce n’est pas grand-chose mais c’est tout ce que je sais : ils ont joué un double jeu extraordinaire (les pétainistes et les gaullistes étaient reçus à Navarre mais ne passaient pas par la même entrée pour éviter qu’ils ne se croisent). Aujourd’hui que la maison est transformée en Relais et Château, on peut encore dormir dans la chambre de Granny, que mon grand-père conserva entretenue, impeccable, inchangée, longtemps après sa mort. Je m’en souviens comme d’un sanctuaire sacré où il m’était interdit de pénétrer. J’y suis retourné depuis que la maison a été transformée en hôtel. Il paraît qu’il ne faut pas revenir sur les lieux de son enfance, car ils semblent minuscules. Pas la Villa Navarre : c’est la seule maison qui ne rétrécit pas avec le temps. Désormais n’importe quel écrivain en herbe peut dormir dans la chambre de cette morte. Mais Granny la hante encore, et son occupant certifie, certaines nuits, y avoir entendu sa voix chuchoter avec son accent new-yorkais :

— On ne dit pas « la chambre de cette morte », my dear Frederic, on dit « les appartements de ma regrettée grand-mère ».


Mon pays était nazi quand mes parents étaient enfants. Dégoûtés de la France, mon père et ma mère sont partis étudier en Amérique, le pays qui avait libéré le leur. Nos grands-parents humiliés sauvèrent la face grâce à un général exilé à Londres. Jusqu’en mai 1968, où l’hypocrisie vola en éclats, et avec elle, le mariage de mes parents. Ce n’est qu’en mai 1981, avec l’élection d’un Vichyssois résistant, qu’il devint acceptable pour nos grands-pères de reconnaître qu’ils étaient des survivants : côté maternel, un militaire blessé, prisonnier et père de famille, résistant tardif mais réel combattant ; côté paternel, un monarchiste imprégné des idées antijuives de Charles Maurras, prospère durant l’Occupation, mais « Juste parmi les nations », non reconnu par Israël puisque personne n’en a jamais fait la demande. Il est probable que ça ferait une belle jambe à Charles Beigbeder Senior d’avoir un arbre à son nom au mémorial de Yad Vashem ; cependant cette histoire totalement ignorée de mon père, que je n’aurais jamais connue si je n’avais tiré les vers des nez (béarnais) de mes oncles et tantes, m’emplit de fierté, moi le petit-fils idiot en garde à vue. Comme dit le Talmud : « Quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier. » Après la Première Guerre, les Français broyés avaient compris qu’il valait mieux être débrouillard et vivant qu’héroïque et mort. Et quand on était un héros, c’était à contretemps, sans s’en vanter, peut-être même sans le faire exprès. On pouvait être héroïque et hypocrite, héroïque et mondain, héroïque bien que riche, héroïque sans en mourir. On considérait qu’on avait déjà beaucoup de chance d’être toujours en vie dans un pays qui venait de rendre l’âme.

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