2 La grâce évanouie

Je ne me souviens pas de mon enfance. Quand je le dis, personne ne me croit. Tout le monde se souvient de son passé ; à quoi bon vivre si la vie est oubliée ? En moi rien ne reste de moi-même ; de zéro à quinze ans je suis face à un trou noir (au sens astrophysique : « Objet massif dont le champ gravitationnel est si intense qu’il empêche toute forme de matière ou de rayonnement de s’en échapper »). Longtemps j’ai cru que j’étais normal, que les autres étaient frappés de la même amnésie. Mais si je leur demandais : « Tu te souviens de ton enfance ? », ils me racontaient quantité d’histoires. J’ai honte que ma biographie soit imprimée à l’encre sympathique. Pourquoi mon enfance n’est-elle pas indélébile ? Je me sens exclu du monde, car le monde a une archéologie et moi pas. J’ai effacé mes traces comme un criminel en cavale. Quand j’évoque cette infirmité, mes parents lèvent les yeux au ciel, ma famille proteste, mes amis d’enfance se vexent, d’anciennes fiancées sont tentées de produire des documents photographiques.

« Tu n’as pas perdu la mémoire, Frédéric. Simplement, tu ne t’intéresses pas à nous ! »

Les amnésiques sont blessants, leurs proches les prennent pour des négationnistes, comme si l’oubli était toujours volontaire. Je ne mens pas par omission : je fouille dans ma vie comme dans une malle vide, sans y rien trouver ; je suis désert. Parfois j’entends murmurer dans mon dos : « Celui-là, je n’arrive pas à le cerner. » J’acquiesce. Comment voulez-vous situer quelqu’un qui ignore d’où il vient ? Comme dit Gide dans Les Faux-Monnayeurs, je suis « bâti sur pilotis : ni fondation, ni sous-sol ». La terre se dérobe sous mes pieds, je lévite sur coussin d’air, je suis une bouteille qui flotte sur la mer, un mobile de Calder. Pour plaire, j’ai renoncé à avoir une colonne vertébrale, j’ai voulu me fondre dans le décor tel Zelig, l’homme-caméléon. Oublier sa personnalité, perdre la mémoire pour être aimé : devenir, pour séduire, celui que les autres choisissent. Ce désordre de la personnalité, en langage psychiatrique, est nommé « déficit de conscience centrée ». Je suis une forme vide, une vie sans fond. Dans ma chambre d’enfant, rue Monsieur-le-Prince, j’avais punaisé, m’a-t-on dit, une affiche de film sur le mur : Mon Nom est Personne. Sans doute m’identifiais-je au héros.


Je n’ai jamais écrit que les histoires d’un homme sans passé : les héros de mes livres sont les produits d’une époque d’immédiateté, paumés dans un présent déraciné — transparents habitants d’un monde où les émotions sont éphémères comme des papillons, où l’oubli protège de la douleur. Il est possible, j’en suis la preuve, de ne garder en mémoire que quelques bribes de son enfance, et encore la plupart sont fausses, ou façonnées a posteriori. Pareille amnésie est encouragée par notre société : même le futur antérieur est en voie de disparition grammaticale. Mon handicap sera bientôt banal ; mon cas va devenir une généralité. Reconnaissons toutefois qu’il n’est pas courant de développer les symptômes de la maladie d’Alzheimer au mitan de sa vie.


Souvent je reconstruis mon enfance par politesse. « Mais si, Frédéric, tu te souviens ? » Gentiment, je hoche la tête : « Ah oui, bien sûr, j’ai collectionné les vignettes Panini, j’étais fan des Rubettes, ça me revient, maintenant. » Je suis navré de l’avouer ici : rien ne revient jamais ; je suis mon propre imposteur. J’ignore complètement où j’étais entre 1965 et 1980 ; c’est peut-être la raison pour laquelle je suis égaré aujourd’hui. J’espère qu’il y a un secret, un sortilège caché, une formule magique à découvrir pour sortir de ce labyrinthe intime. Si mon enfance n’est pas un cauchemar, pourquoi mon cerveau maintient-il ma mémoire en sommeil ?

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