Avant d’aller à Guéthary, je suis parti une semaine à New York. Un matin, au téléphone, Jay McInerney m’a appris qu’il s’était cassé le pied en trébuchant sur le trottoir de la 9e Rue, vers six heures du matin, par ma faute puisque je l’avais entraîné la veille au Beatrice Inn et laissé là en très mauvaise compagnie. J’ai bon dos : je suis la cause de tous les malheurs du monde, j’ai l’habitude, je suis catholique. En même temps, si j’ai passé trente-six heures en prison, c’était pour imiter Jay dans Lunar Park. Considérons donc son pied cassé comme l’application d’une manière de loi du talion de la fiction littéraire transatlantique. Il nous arrive d’échanger nos appartements (Jay vient vivre chez moi à Paris et moi chez lui à New York), nous pouvons bien échanger nos malheurs. Je raccroche et soudain j’ai une révélation : mes premiers souve nirs d’adulte se situent à New York. Tout d’un coup, une foule de souvenirs new-yorkais remontent à la surface, se superposent, s’entrechoquent et se confondent. New York est ma deuxième ville, celle où j’ai vécu le plus longtemps après Paris. Dès l’adolescence, mon oncle George Harben m’y logeait dans son appartement sur Riverside Drive. J’avais les clés de chez lui, je rentrais à l’heure que je voulais, j’avais une liberté hallucinante pour un bachelier de seize ans même pas dépucelé. Auparavant, j’avais passé plusieurs étés dans des « summer camps » américains à apprendre le tennis avec Nick Bolletieri et les paroles de Dust in the wind du groupe Kansas. George est mort cette année, je ne suis pas allé à son enterrement, l’ingrat que je suis. Plus tard, mon père avait acheté un loft avec baie vitrée dans la Museum Tower, sur la 53e Rue, au-dessus du MOMA. J’y organisais des afters avec Alban de Clermont-Tonnerre en sortant de l’Area, du Limelight ou du Nell’s. Mon père a dû revendre l’appartement quand son frère a déposé le bilan de l’entreprise familiale. Mes souvenirs se mélangent comme dans un Long Island Iced Tea. La première boîte où j’ai traîné seul, sur le toit, à ciel ouvert, s’appelait la Danceteria. J’essayais de ressembler à John Lurie, le saxophoniste des Lounge Lizards. Je portais des chaussettes Burlington et des Sebago marron. Je me souviens que c’était la mode des soirées sur les « roofs ». On allait aux soirées latino du Windows on the World, tous les mercredis soir : mes premières caïpirinhas. Visions de New York comme des surimpressions dans un film. Les nuages défilent en accéléré pour symboliser le temps écoulé. J’ai commencé par aimer New York parce que j’y étais seul. Pour la première fois de ma vie, je pouvais aller où je voulais, me faire passer pour quelqu’un d’autre, m’habiller autrement, mentir à des inconnus, dormir le jour, traîner la nuit. New York donne aux adolescents du monde entier l’envie de désobéir comme Holden Caulfield : ne pas rentrer chez soi est une forme d’utopie. Quand on vous demande votre prénom, décliner une fausse identité. Raconter une autre vie que la sienne, c’est le minimum pour devenir romancier. J’avais même fait fabriquer de faux papiers sur la 42e Rue pour faire croire que j’étais majeur. New York est la ville qui m’a fait comprendre que j’allais écrire, c’est-à-dire enfin parvenir à me libérer de moi-même (du moins le croyais-je à l’époque), réussir à me faire passer pour quelqu’un d’autre, devenir Marc Marronnier ou Octave Parango, un héros de fiction. J’y ai pondu ma première nouvelle (« Un texte démodé »). J’ai inventé là-bas celui qu’on prend pour moi depuis vingt ans. Nous étions quelques-uns à vivre, dans des appartements vides, notre premier été de liberté. On s’invitait entre ados ivres, on roulait des mécaniques plus souvent que des pelles, on rentrait à cinq heures du matin dans des taxis plus bourrés que nous, on frissonnait dans l’Avenue A en sortant du Pyramid. A l’époque, New York était encore une cité dangereuse, pleine de putes, de drag-queens et de dealers. On se donnait des frissons, on se prenait pour des hommes, mais on ne se droguait pas, sauf au Poppers. D’après mes calculs, ce devait être en 1981 ou 1982. J’achetais des disques chez Tower Records sur Broadway. Le magasin vient de fermer ses portes, ruiné par le téléchargement. On allait jeter du riz au Waverly Theater de Greenwich Village, qui projetait le Rocky Horror Picture Show tous les samedis à minuit. Cette salle de cinéma n’existe plus. Tant de choses ont disparu à New York… Je ne me nourrissais que de hot dogs, de bretzels, de Bubble Yum et de Doritos trempés dans du guacamole. Garnement égaré et heureux… orphelin volontaire. Un matin, je m’en souviens distinctement, je me suis rendu compte que j’avais grandi, que je faisais mes courses pour le soir, que j’étais adulte avant d’être majeur. Mon enfance s’arrête ce matin-là. J’ai été un adulte dans un corps d’enfant, puis, un beau matin, je suis devenu un enfant dans un corps d’adulte. La seule différence : enfant je voyais souvent le soleil se coucher ; adulte, je le vois souvent se lever. Les aubes sont moins sereines que les crépuscules. Combien m’en reste-t-il ?