Aujourd’hui mon nez ne saigne plus comme quand j’ai cru que j’allais mourir à sept ans. A Guéthary je sniffe de l’iode. Deux semaines après ma sortie du Dépôt, la Rhune découpe le bleu dans mon dos. À ma gauche, les Pyrénées plongent dans l’océan. À ma droite, l’eau était si froide que la falaise a reculé : l’Atlantique l’use et l’effraie. Dans deux mètres, j’aurai cent ans. Ma tante Marie-Sol m’a dit que d’ici, en 1936, on voyait la ville d’Irun flamber la nuit. Puis la guerre est arrivée en France, et mon grand-père l’a perdue. Je marche sur les rochers de la plage de Cénitz, en février 2008, la main de ma fille serrée dans la mienne. Les embruns me servent de brumisateur Evian. Malheureusement, la pêche à la crevette est interdite par arrêté municipal depuis 2003. Ce n’était pas ma plage préférée, pourtant aujourd’hui j’y tremble de joie. La marée est basse ; à l’aide de ses fines gam bettes interminables, ma fille saute de rocher en rocher comme un cabri. Un cabri qui porterait une doudoune beige, une paire de bottes en daim et chanterait Laisse tomber les filles de France Gall. Un cabri qui parfois pose des questions philosophiques :
— Papa ?
— Oui ?
— Tu préfères croire, penser ou trouver ?
— Hein ?
— Tu préfères dire : « je crois que », « je pense que » ou « je trouve que » ?
— Euh… « Je trouve que », c’est plus modeste.
— Donc tu préfères trouver.
— Plutôt que penser ou croire, oui. C’est plus facile.
Trente-six ans plus tôt, par cet après-midi d’unique mémoire, mon grand-père m’a appris autre chose que la pêche à la crevette : il m’a aussi enseigné l’art du ricochet.
— L’important, professait-il, c’est de bien choisir son galet. Il faut qu’il soit plat et rond. Regarde.
Il n’y avait personne d’autre que nous, ce seul jour dont je me souvienne. Pierre de Chasteigner s’était penché derrière moi pour m’indiquer le geste parfait, face à la mer, accompagnant mon bras avec le sien, comme le font les professeurs de golf ou de tennis. L’ancien combattant aux cheveux blancs avait le temps de montrer à son petit-fils maigrichon comment on jetait un caillou afin qu’il rebondisse sur l’eau.
— Tu te tournes en arrière pour prendre ton élan, comme ça, voilà. Et hop, tu laisses ton galet partir.
— Plouf.
— Ah non Frédéric, celui-ci était trop lourd.
Mon caillou avait coulé lamentablement au fond de la mer, creusant des ronds dans l’eau noire, comme les sillons d’un disque de vinyle. Mon grand-père m’encouragea à réessayer.
— Mais… Bon Papa, ça ne sert à rien les ricochets !
— Ah si, c’est très important. Ça sert à braver la pesanteur.
— La pesanteur ?
— Normalement, si tu jettes un caillou dans la mer, il coule au fond de l’eau. Mais si tu fais un angle de vingt degrés et que tu lances bien ton galet, tu peux remporter une victoire contre la pesanteur.
— Tu perds mais plus lentement.
— Exact.
Voilà une chose que mon grand-père m’a apprise. Je ne saignais plus du nez, du moins je n’y pensais plus. Il corrigeait mon geste, patiemment.
— Regarde, il faut pivoter tel le Discobole.
— C’est quoi le dixobole ?
— Une statue grecque. Pas grave. Fais comme si tu voulais lancer un disque.
— Un peu comme un Frisbee, quoi.
— C’est quoi un Frisbee ?
— Ben le machin rond, là, qu’on s’envoie sur la plage…
— Arrête de m’interrompre ! Alors voilà, tu te tournes comme ça, tu te mets de côté et hop, tu jettes le galet de toutes tes forces, mais bien plat sur l’eau, regarde, je te montre.
Je me souviens très bien qu’il avait réussi le swing parfait, je le revois encore avec une effrayante netteté, c’était merveilleux, à la limite du surnaturel : son galet avait tenu une éternité sur la mer, rebondissant six, sept, huit, neuf fois… Figure-toi, Chloë, que les cailloux de ton arrière-grand-père marchaient sur l’eau.
Aujourd’hui, je marche avec ma fille sur la plage de Cénitz, en plein hiver, et les galets me tordent les chevilles, et le vent me brouille la vue. L’herbe verte est derrière moi, l’océan bleu devant. Me voici courbé vers le sol, pour essuyer mes yeux avec le revers de ma main. Ma fille me demande ce que je fais accroupi sur cette plage tel un crapaud. Je réponds que je prends mon temps pour choisir le bon galet ; en réalité j’essaie tant bien que mal de cacher mes souvenirs qui coulent derrière mes cheveux.
— Mais… tu pleures, papa ?
— Pas du tout voyons. Un coup de vent m’a envoyé un grain de sable dans l’œil… Hé hé chérie ! L’instant est solennel, attention-attention, roulement de tambour, voici venu le temps de t’apprendre l’art du ricochet. Mon grand-père m’a appris ce truc quand j’avais ton âge.
Je ramasse une pierre bien circulaire, plate, pas trop lourde, grise comme un nuage. Puis je fais semblant de me raviser.
— Mais ça ne va pas t’intéresser, ce n’est pas un jeu Nintendo DS.
— Eh oh ! Je suis plus un bébé, moi !
— Non mais ce n’est rien, laisse tomber, ça va t’ennuyer…
— C’est quoi le ricochet ? Allez, papa, apprends-moi, steuplaît !
— Tu es sûre que tu veux que je te transmette le secret de ton arrière-grand-père ? On peut rentrer regarder le DVD d’Hannah Montana pour la 8 000e fois si tu veux.
— Gnêgnêgnêêêêê. Très drôle. T’es pas gentil.
— Bon, d’accord. Souviens-toi de ce que je vais te montrer : on peut marcher sur l’eau. Regarde-moi bien, tu vas voir ce que tu vas voir.
A l’aide de ses dents en avant héritées de moi, Chloë mordille sa lèvre inférieure. Nous sommes tous les deux très concentrés, les sourcils froncés. Il ne faut pas que je rate mon coup, la durée d’attention de ma fille est très brève, je sais que je n’aurai pas de seconde chance. Je pivote doucement. Je dessine un arc de cercle, le bras bien tendu en arrière, la main horizontale, tel un champion olympique. Puis je me dévisse à toute force et lance le caillou sur la mer étale, rasant la surface, avec un coup très sec du poignet. La pierre fonce vers la mer, et avec ma fille, nous la regardons, émerveillés, rebondir une fois, suspendue entre le ciel et l’eau, et ricocher, rebondir encore, six, sept, huit fois, comme si elle volait pour toujours.
Pau, Sare, Guéthary, janvier 2008-avril 2009.