— Je vous préviens : si vous ne me libérez pas tout de suite, j’écris un livre !
Je finis par devenir aussi menaçant que mes voisins de cellule. Les autres détenus arrêtés cette nuit sont tous sortis ce matin sauf un jeune qui avait renversé un scooter devant une voiture de flics. Il ne cesse de me répéter « toi, ça risque d’être long… » Merci de me remonter le moral. Il se prend la tête dans les mains, il est au désespoir parce qu’il va arriver en retard à son travail, donc peut-être le perdre. J’ai l’impression d’être seul depuis cent ans dans ce cloaque, oublié pour toujours. Une fonctionnaire en uniforme nous apporte une barquette de poulet basquaise au riz qui sent le poisson. Sans doute un poulet élevé au plancton dans un aquarium. J’ignore l’heure qu’il est, onze heures ou midi, mes vêtements chiffonnés me répugnent. Je me mets à prier : je récite le Notre Père, le Je Vous Salue Marie, non par bigoterie mais parce que cela ne peut pas nuire et m’évite de réfléchir. Le plus atroce est de penser à ceux que j’aime, le manque me ronge, comme leur possible inquiétude. Je découvre l’horreur d’être prisonnier, qui vous transforme en cocotte-minute. Je dois faire des efforts surhumains pour ne pas songer qu’il existe un monde extérieur où chacun va et vient à sa guise. Je craque, tout en me battant pour ne pas m’effondrer. Quelques minutes plus tard, je m’aperçois que des larmes de claustrophobie ont coulé. Je ne suis pas tout à fait Tony Montana avec mon menton qui tremble et ma barbe trempée. Je suis de ceux qui pleurent facilement : à titre d’exemple, chaque fois que ma fille fond en larmes en ma présence, je l’imite, ce qui n’est pas la meilleure façon de la consoler. La plus ridicule des réconciliations dans n’importe quel mélodrame télévisé me transforme en nouveau-né hoquetant, c’est catastrophique. J’ignorais que j’étais sujet à la claustrophobie. Pourtant ce séjour forcé au cachot me remémore deux terribles attaques d’angoisse dont j’ai été victime : l’une en visitant les grottes de Sare (la panique, la sudation aux tempes augmentait au fur et à mesure que l’entrée s’éloignait — il paraît que l’on ressent la même chose dans les pyramides d’Égypte), l’autre pendant un concert gothique dans les catacombes de Paris (on devait ramper dans un étroit boyau humide et noir avant d’arriver dans une salle souterraine couverte de graffitis, et soudain cette sensation affreuse d’être enterré vivant, goût de cendre dans la bouche, envie de se jeter contre les murs, il ne faut pas que j’y repense ou je vais faire une crise de tachycardie). Lors de ces deux épisodes, comme aujourd’hui, je me suis mis à suffoquer à l’idée de ne pas pouvoir sortir immédiatement à l’air libre. La claustrophobie est une noyade sans eau, mélange d’étouffement et d’hystérie. La trouille de suffoquer fait suffoquer, comme la peur de rougir fait rougir. La question lancinante du claustrophobe, qui ronge et corrode ses nerfs, est la suivante : Comment faire pour accepter d’être ici INDÉPENDAMMENT DE MA VOLONTÉ ? Le claustré est un nomade qui s’ignorait. Soudain reclus, il se découvre un destin de routard. Le gardé à vue songe au suicide, mais comment mettre fin à ses jours ? On ne lui a laissé aucun objet tranchant, ni corde, ni ceinture, ni lacets pour s’étrangler. Même les néons du plafond sont entourés de grillages d’acier pour prévenir toute tentative d’électrocution. Il pourrait se taper la tête contre le sol mais, avertis par les caméras de surveillance, les policiers de garde interviendraient sans doute à temps ; il en serait quitte pour un nez cassé, une arcade ouverte et une détention prolongée le temps de soigner ses ecchymoses à l’infirmerie.
A l’extérieur de ma geôle, je remarque une tablette dépliée contre le mur du couloir, soutenue par deux barres métalliques. J’aurais la place de glisser ma tête dans l’interstice. Il suffirait que je demande à sortir pisser et je pourrais me jeter dans ce garrot. En tournant mon crâne rapidement à 180o dans cet orifice, ma nuque serait brisée, je serais étranglé, pendu à cinquante centimètres du sol, ce serait l’affaire de quelques secondes d’inattention, le maton n’aurait pas le temps de réagir. Cependant rien ne garantit que j’éviterais la tétraplégie. Je finirais peut-être ma vie dans un fauteuil roulant, à dicter des livres avec ma paupière comme Jean-Dominique Bauby, le journaliste qui m’a embauché à Elle en 1997. L’élégance avec laquelle il a décrit son calvaire me redonne du courage. Une phrase me revient : « Quitte à baver, autant le faire dans du cachemire. » Qui suis-je pour songer au suicide après une nuit de garde à vue, c’est tout de même moins grave que d’être prisonnier de son propre corps transformé en scaphandre. J’inspire profondément pour éloigner l’angoisse. J’essaie de compter les secondes comme je comptais autre fois les moutons pour m’endormir, avant d’être en âge de prendre du Stilnox tous les soirs. J’énumère les numéros de téléphone que je connais, la liste des livres que j’ai lus cette année, les programmes télévisés jour par jour. La sensation d’enfermement est un absolu de la torture, sans doute analogue au supplice chinois de la goutte d’eau. Le temps se dilate, la liberté semble une lumière lointaine au bout d’un tunnel interminable, une lueur qui s’éloigne comme lors de ce mouvement de caméra inventé par Hitchcock dans Vertigo : le « travelling compensé ». Pour évoquer le vertige du héros interprété par James Stewart, la caméra recule tout en effectuant un rapide zoom avant, et la cage d’escalier s’allonge, l’image se déforme, James Stewart a le vertige, et je suis James Stewart. Mon corps souffre d’une peine nouvelle : isolé, abandonné, j’ai l’impression que personne ne viendra à mon secours, qu’on m’a oublié là, sous terre, pour les siècles des siècles. Des milliers de verrous et de serrures me séparent de la vie extérieure. Et cela ne fait qu’environ douze heures que je suis détenu. Je n’ose imaginer ce que doivent endurer les prisonniers de longue durée. Quand j’étais juré à la cour d’assises de Paris, j’ai envoyé, le cœur léger, des violeurs et des assassins en prison pour huit ans, dix ans, douze ans. Je serais plus laxiste aujourd’hui. Tous les citoyens qui sont cités comme juré devraient passer un court séjour derrière les barreaux pour connaître ce qu’ils vont infliger aux accusés. En garde à vue, le cerveau humain ressasse, imagine, cauchemarde, tourne en boucle jusqu’à la folie. Il faudrait avoir la force de se faire moine bénédictin en un clin d’œil. Renoncer au monde, plonger en soi, se couper de tout désir. Accepter son sort avec abnégation. Perdre toute curiosité, toute interrogation existentielle, devenir une plante verte. J’ai pleinement conscience que cette aventure est ridicule et que je suis juste un enfant gâté que l’on a privé de son confort pour le punir de ses excès de gosse de riche attardé. Ne méprisez pas ma souffrance, le confort a été le grand combat des Français depuis la Libération. Ce truc qu’on appelle la liberté, c’était surtout une lutte pour une vie plus douillette que celle des générations précédentes. Ma douleur n’est donc pas si méprisable ; si l’on y réfléchit bien, le confort humain est même le seul progrès du XXe siècle. Le confort, c’est l’oubli par le canapé Knoll.
Un jour, les prisons seront toutes transformées en musées de la douleur que nos petits-enfants visiteront avec angoisse et incompréhension, comme celle d’Alcatraz dont j’ai fait le tour avec mon père et mon frère dans la baie de San Francisco quand j’avais dix ans et voilà, un nouveau souvenir est de retour. En 1975, la prison la plus célèbre du monde était une île entourée de requins. Depuis sa fermeture, elle se visite comme un château de la Loire. Le ciel était orange ce jour-là, comme les cellules rouillées et le Golden Gate Bridge. On y allait en ferry-boat. Forrest Mars, le propriétaire des barres chocolatées du même nom, avait organisé un voyage aux États-Unis pour mon père et ses deux fils. « The Alcatraz Tour », disait le prospectus touristique. On suivait un guide déguisé en gardien qui racontait des anecdotes horribles en montrant les barreaux épais des cellules, la cour où les détenus faisaient leur promenade, la geôle d’Al Capone, les cachots humides où l’on enfermait les récalcitrants dans l’obscurité, l’épaisseur des murs, les punitions, les tentatives d’évasion qui se terminaient en noyades ou banquets pour squales. Le soir dans notre chambre de l’hôtel Fairmont, Charles et moi avons fait des cauchemars pendant que papa ronflait dans sa chambre.
Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le, il recouvre la mémoire.