À neuf ans, ma fille passe par les mêmes étapes d’attachement musical que moi, en ce moment elle est folle de « Hannah Montana » et de « High School Musical », je l’ai aidée à coller les posters de Miley Cyrus et Zac Efron édités par Disney Channel dans sa chambre. I just wanna be with you est notre chanson préférée : elle pour la mélodie, moi pour les paroles.
L’être humain est un explorateur, peut-être qu’à partir d’un certain âge, il cesse de regarder devant lui, et se retourne. S’il s’est reproduit, il dispose alors d’un guide pour se revisiter.
Chloë agit sur moi comme l’Incredible Time Machine de Herbert George Wells. Regarder ma fille me ramène en enfance. Tout ce que Chloë vit, je le revis ; ses découvertes sont mes redécouvertes. Chaque fois que je l’emmène au Jardin d’Acclimatation, je reviens au paradis perdu, je retrouve ma trace entre la Rivière Enchantée et le Labyrinthe de Glaces (je crois que les autres attractions n’existaient pas de mon temps). Sa façon de perdre sa doudoune, son tamagotchi, ses pulls semés partout sur son passage me rappelle comment j’égarais mes affaires : cabans, blousons en jean, billes jetées comme les cailloux du Petit Poucet dans la forêt du Luxembourg. Le spectacle de Guignol n’a pas changé : toujours aussi nul qu’à mon époque ! Les jeux de Chloë sont mes DeLorean (la voiture de Retour vers le Futur). Ses coloriages, ses décalcomanies, ses cahiers mystérieux qu’il suffit de crayonner pour voir apparaître un dessin… moi aussi cela me paraissait miraculeux, comme les chiffres qu’il fallait relier avec un Bic pour dessiner quelque chose ou quelqu’un. L’écriture de ce livre procure la même sensation : « Relie tous les points dans l’ordre numéroté et tu verras alors apparaître… ton enfance-mystère ! » Quand elle est si heureuse d’avoir la fève en mangeant une galette des rois, ou si fière de réussir un tour de magie dont tout le monde a deviné le trucage, ou exagérément épanouie d’ouvrir chaque matin les petites fenêtres en carton d’un calendrier de l’avent, ou dégoûtée d’avoir des poux sur la tête, ou si enthousiaste de passer devant la tour Eiffel qui clignote, je sais que je suis passé par là aussi, même si ma mémoire en demeure imprécise — la tour Eiffel ne clignotait pas dans les années 70, mais cela la rendait, dans mon souvenir, bien plus impressionnante, comme un brontosaure de ferraille. Le monde n’est plus le même et cependant les étapes ne changent pas. Par exemple, malgré internet, le portable, les DVD et les 300 chaînes de télévision, l’attente de Noël n’est toujours pas noyée dans la masse des sollicitations. Un mystère demeure. Un rendez-vous fixe avec le merveilleux : mélange de naissance du Christ et de visite du Père Noël par la cheminée. Je note tout de même une grande différence entre ma fille et moi : elle a cru au Père Noël, alors que je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais marché dans cette combine. J’ai été surpris qu’elle pleure autant quand elle a appris, à l’âge de six ans, que ses parents lui avaient menti. Elle se sentait escroquée, déçue, écœurée.
— Vous m’avez fait le même coup pour la petite souris ! Mais qu’est-ce qui vous prend de mentir tout le temps ?
Je m’en suis voulu d’avoir fait marcher Chloë. En qui peut-on faire confiance si vos propres parents vous racontent des sornettes ? Bonne question, qui reviendra plus tard dans ce puzzle.
Grâce aux gènes de sa mère, ma fille est mille fois plus jolie que moi à son âge. Ce qu’elle tient de moi : son menton, sa maigreur, ses dents en avant (elle va devoir porter un appareil comme son père, si j’étais elle je me ferais un procès). Chloë ne rit pas quand on lui chatouille la plante des pieds ou les aisselles. La seule chatouille qui fonctionne, c’est le coup de la « petite bête qui monte, qui monte ». Ma main commence sa route au nombril et gravit vers le cou sur le bout des doigts. Quand elle s’en approche, ma fillette essaie de se débattre, colle sa tête sur son ventre, se tortille dans tous les sens, mais pas trop brutalement car elle attend ce qu’elle redoute, elle veut la torture qu’elle ne veut pas, et la petite bête formée de mes deux doigts continue de grimper vers son long cou de cygne, et va bientôt arriver sous le menton… alors là, il est impossible de ne pas fondre, son rire en cascade est mon médicament, je devrais l’enregistrer pour me le diffuser en boucle les soirs de déprime. S’il fallait définir la joie de vivre, le bonheur d’exister, ce serait cet éclat de rire, une apothéose, ma récompense bénie, un baume descendu du ciel.
La première fois qu’elle a grignoté des Chamonix à l’orange, j’ai reconnu sa sensation. Je vois bien qu’elle ne mange rien, qu’elle n’a jamais très faim. J’étais comme elle (comme j’ai changé !). Sans être anorexique, j’ai toujours mangé très peu : je me garde bien de lui raconter qu’à son âge, si l’on me forçait à finir mon assiette, je gardais la nourriture en boule dans ma joue comme un écureuil pour aller la recracher aux « petits coins », comme disait ma grand-mère. Cela fait bizarre de regarder quelqu’un suivre vos pas. Je ne suis pas si loin de toi puisque je t’ai précédée ici, et là, et là aussi, et ce que tu penses être la première à imaginer, ou ressentir pour la première fois au monde, je l’ai imaginé, ressenti avant toi, au même âge. Les balançoires où ma fille doit se lever et plier les genoux pour monter plus haut, j’ai écorché les miens au même endroit ; et moi aussi j’ai connu les tourniquets qui donnent mal au cœur, les doigts poisseux de barbe à papa, la haine des carottes râpées, les bonbons des petits kiosques du Luco, exposés dans des bocaux : pâtes à mâcher, branches de réglisse au goût d’arbre, chewing-gums en tube, coquillages, colliers de pastilles multicolores. Et le cinéma l’après-midi… Encore un souvenir de retour, comme un boomerang spatio-temporel. Dans l’Aston Martin, l’autoradio à cartouches diffusait I’m looking through you des Beatles : « I’m looking through you / Where did you go ? / I thought I knew you / What did I know ? »[3] Après le divorce, mon père nous emmenait, mon frère et moi, déjeuner dans un nouveau restaurant à la mode : l’Hippopotamus, avant d’aller voir des films le dimanche après-midi sans respecter les horaires des séances. C’était la mode du « cinéma permanent » sur les Grands Boulevards. On entrait dans la salle en plein milieu du film, avec la honte de faire lever toute la rangée, et l’on essayait de déchiffrer ce qui se passait sur l’écran. C’était souvent une histoire de cow-boys, le moment où le héros a reçu une flèche dans l’épaule et où il faut la lui retirer avant de cautériser la plaie avec un tison ardent — bien sûr, en guise d’anesthésie, son pote lui donne une rasade de whisky et un morceau de bois à mordre. Ou bien des films de dinosaures (Le Sixième Continent) ou de sous-marins anglais attaqués par des torpilles allemandes. Ou Ben-Hur avec Charlton Heston au Kinopanorama, avenue de la Motte-Picquet (avec un entracte au milieu). Comme papa ne savait pas trop comment nous parler, il avait commencé par nous emmener voir toutes les opérettes de Francis Lopez au Châtelet (je me souviens de Gipsy avec José Todaro), puis au Cirque Amar (je croyais que ça formait un seul mot : « Circamar », comme dans « Miramar »), avant de faire de mon frère et moi des cinéphiles avertis : il y eut la période Marx Brothers au Mac Mahon, la période Jacques Tati au Champo, la période Mel Brooks dont il était fan et nous aussi (Le Shérif est en prison, La dernière folie, Les Producteurs, et Frankenstein Junior qui me fit très peur), la période des Inspecteur Clouseau, la période des films en « Sensurround » avec les sièges qui tremblaient : Tremblement de terre, Avalanche, La bataille de Midway… Quand les lumières se rallumaient, nous restions assis dans la salle pour attendre le début du film dont on venait de voir la fin. Généralement on projetait un dessin animé (Tom et Jerry, Bugs Bunny ou Bip Bip et le Coyote) suivi de publicités pour l’Aéroport de Paris avec la chanson I started a joke des Bee Gees ou Without you de Nilsson, et des spots pour des produits qui n’existent plus (les Wafers de Cadbury, Supercarambar, Topset, Picorette, Fruité avec la chanson : « On n’a pas le tempérament à boire du raplapla/Fruité c’est plus musclé ») ou passés de mode (Chocoletti, Ovomaltine, Canada Dry avec Eliott Ness qui doit toujours relâcher Al Capone et le slogan « ça a la couleur de l’alcool, le goût de l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool »…). Des vendeuses de confiseries passaient dans les travées avec un panier en osier pendu autour du cou. Mon père faisait passer un billet de cinq francs à l’effigie de Victor Hugo de mains en mains jusqu’à la dame qui, en échange, faisait circuler un paquet de Mint’ho pour lui et deux esquimaux Gervais (vanille pour moi, chocolat pour Charles). Papa disait souvent les mêmes blagues : « C’est mon avis et je le partage », par exemple. Ou bien il nous traitait de « Fils d’idiot », ce qui nous faisait beaucoup rire. Ensuite les lumières s’éteignaient et l’on pouvait enfin découvrir le début du film dont on connaissait déjà la fin. Par exemple, après avoir vu la course de chars où Ben-Hur se bat à mort contre l’ignoble Messala, on découvrait qu’ils étaient très copains au début. Vous constaterez que la construction de ce livre est fortement influencée par le « cinéma permanent » : j’ai placé la fin au début, et j’espère que ce récit se terminera par un commencement (ma libération ?).
A propos des films choisis par mon père, un traumatisme affreux me revient : un jour papa nous emmena voir Papillon alors que nous étions beaucoup trop jeunes pour un film sur le bagne de Cayenne. On pleurait en alternance, Charles et moi, avec nos écharpes devant les yeux. On se bouchait les oreilles en chantonnant pour ne pas entendre les cris des bagnards. On se relayait aux toilettes pour ne plus voir tout le sang, les tortures, les tentatives d’évasion atrocement punies, Dustin Hoffman dans un trou qui se nourrit de cloportes… Je n’ai jamais pu revoir ce film, même trente ans après. Il faut que j’arrête d’y penser, ou dans ma cellule je vais finir par me prendre pour Steve McQueen, manger les cafards et lécher le vomi qui sèche par terre. Curieusement (mais est-ce si surprenant), mon cerveau sélectionne beaucoup de souvenirs ayant un lien avec l’emprisonnement : la visite d’Alcatraz, la séance de Papillon…