14 Problèmes d’audition

Les flics sont aimables mais le service est lent : ils mettent un temps fou à m’apporter des gobelets en plastique remplis d’eau du robinet. J’épuise mon énergie à leur demander l’heure à travers la vitre. Une gardienne de la paix en uniforme finit par me répondre : sept heures du matin. L’anxiété monte d’un cran, avec la gueule de bois. Impossible de dormir avec les cris et les pleurs des autres « dégrisés ». Le retour à la réalité brutalise. Le Sarij 8 est un baraquement provisoire de préfabriqué. L’adresse en est pourtant extrêmement chic : 210 rue du Faubourg Saint-Honoré, à quelques minutes du palais de l’Élysée qui se trouve un peu plus bas, sur le trottoir d’en face. Le Sarij fait figure de bidonville collé à la Mairie du VIIIe comme un échafaudage de ravalement. C’est là-dessous qu’ils m’ont enterré, après m’avoir fouillé et photogra phié dans une caravane en contreplaqué. Mon crâne explose, envie de vomir, suffocation derrière le verre Securit incassable. Les toilettes sont un trou puant à la turque au bout du couloir éclairé au néon. On n’a pas le droit d’en fermer la porte. Le petit déjeuner est servi : un biscuit mou et une brick de jus d’orange chaud. Allergie au bruit métallique que font les trois verrous au moment où le fonctionnaire de police referme votre serrure, lorsque vous revenez des toilettes, ou quand il vous a tendu le gobelet d’eau tiède que vous réclamiez depuis trois quarts d’heure. Il faut alors prendre sur soi pour ne pas glisser un pied dans la porte, tambouriner, supplier de sortir. Comment faisait Brummel en prison à Caen en 1835 pour rester digne ? Au bout d’un temps infini, un policier en civil m’annonce qu’il va m’auditionner dans son bureau. Nous montons au troisième étage, dans une pièce aux murs couverts de photos de disparus. Aux États-Unis on les met sur les bouteilles de lait, c’est plus utile que de les placarder dans un bureau où personne ne passe, à part des noceurs alcoolisés et des délinquants juvéniles. En retirant son blouson de cuir élimé, le policier me demande ce qui nous a pris, au Poète et à moi, de faire un geste aussi clairement illégal sur la voie publique. Il porte un polo noir boutonné jusqu’en haut, on sent qu’il cherche à ressembler à Yves Rénier dans le Commissaire Moulin. Il m’a reconnu et semble satisfait de partager une scène dans un téléfilm avec une autre vedette de l’audiovisuel. Je lui explique que notre geste rendait hommage au chapitre de Lunar Park de Bret Easton Ellis, où Jay McInerney sniffait sur le capot d’une Porsche à Manhattan (Jay affirme que Bret l’a inventée mais je ne le crois pas). Il ne connaît pas ces auteurs, je lui explique que ce sont deux romanciers américains qui ont eu beaucoup d’influence sur mon travail. J’invoque ma solidarité avec les fumeurs de cigarette, désormais obligés par la loi de s’adonner à leur vice dans la rue. Je dis ma fascination pour la Prohibition des années 20 aux États-Unis, et comment elle inspira le personnage du trafiquant Gatsby à l’alcoolique Fitzgerald. A ma grande surprise, le flic me cite Jean Giono. « Saviez-vous qu’il a eu l’idée du Hussard sur le toit en prison, lorsqu’il fut incarcéré à la Libération ? » J’hallucine. Je lui cite la seule phrase de Giono dont je me souvienne : « Mon livre est fini, je n’ai plus qu’à l’écrire. » Elle résume bien ma situation présente. Le flic me vante l’influence de la privation de liberté sur l’écriture romanesque. Je le remercie pour l’étroitesse des conditions de ma garde à vue, qui contribue effectivement à épanouir mon imaginaire.

— Merci monsieur l’agent de m’enrôler dans le Cercle des Poètes Détenus : François Villon, Clément Marot, Miguel de Cervantès, Casanova aux Plombs, Voltaire et Sade à la Bastille, Paul Verlaine à Mons, Oscar Wilde à Reading, Dostoïevski au bagne d’Omsk… (J’aurais pu ajouter Jean Genet à Fresnes, Céline au Danemark, Albertine Sarrazin, Alphonse Boudard, Edouard Limonov, Nan Aurousseau…) Merci inspecteur, il ne me reste plus qu’à écrire mes « Souvenirs de la maison des viveurs », ma « Ballade de la geôle des Champs-Élysées » !


Il tape toutes mes déclarations sur un vieil ordinateur, je constate qu’il est moins bien équipé technologiquement que Jack Bauer. Il me demande :

— Pourquoi vous droguez-vous ?

— C’est un bien grand mot.

— Pourquoi consommez-vous ce produit toxique ?

— Quête de plaisir fugace.

Sachez que, quelque part dans les archives de la police nationale, existe une déposition où un dénommé Frédéric Beigbeder a déclaré que l’usage de stupéfiants était une « Quête de plaisir fugace ». Vos impôts servent à quelque chose. Quand Jean-Claude Lamy lui posa la même question quelques années plus tôt, Françoise Sagan répondit : « On se drogue parce que la vie est assommante, que les gens sont fatigants, qu’il n’y a plus tellement d’idées majeures à défendre, qu’on manque d’entrain. »

— Vous voulez mourir ?

— Écoutez, Commissaire, ma santé ne vous regarde pas, tant qu’elle n’attente pas à la vôtre.

— Vous vous détruisez ?

— Non, je m’ennuie. Et ce ne devrait pas être votre problème !

Il me demande de développer, j’expose mon désaccord avec une société qui prétend protéger les gens contre eux-mêmes, les empêcher de s’abîmer, comme si l’être humain pouvait vivre autrement qu’en collectionnant des vices agréables et des addictions toxiques. Il me répond qu’il n’est pas responsable des lois, qu’il ne fait que les appliquer… Refrain connu. Je me retiens de lui raconter comment ma famille a désobéi aux lois antijuives pendant la guerre. Je me contente de baisser la tête en soupirant ; le système judiciaire français a ceci de commun avec la religion catholique qu’il encourage le mea culpa. J’ai l’impression d’être redevenu le bambin que j’ai sans doute été, convoqué chez le Père supérieur de l’école Bossuet pour une idiotie quelconque. L’inspecteur enchaîne :

— Vous ne faites pas du mal qu’à vous-même. Vous avez une fille.

— Comportement névrotique. J’ai remarqué que je m’éloigne de ceux que j’aime. Si vous me prêtez un divan, je vais vous expliquer pourquoi. Vous avez trois ans ?

— Non, mais 24 heures, ou 48, voire 72. Je peux prolonger la garde à vue autant qu’il le faudra. Vous êtes connu du grand public, vous donnez un mauvais exemple. On peut se permettre d’être plus sévère avec vous qu’avec un autre.

— Selon Michel Foucault, cette idée de « biopolitique » est née au XVIIe siècle, quand l’État a commencé à mettre en quarantaine les lépreux et les pestiférés. Pourtant la France est le pays de la liberté. Ce qui m’autorise à revendiquer le Droit de me Brûler les Ailes, le Droit de Tomber Bien Bas, le Droit de Couler à Pic. Ce sont des Droits de l’Homme qui devraient figurer dans le Préambule de la Constitution au même titre que le Droit de Tromper sa Femme sans être Photographié dans les Journaux, le Droit de Coucher avec une Prostituée, le Droit de Fumer une Cigarette en Avion ou de Boire du Whisky sur un Plateau de Télévision, le Droit de Faire l’Amour sans Préservatif avec des Personnes Acceptant de Courir ce Risque, le Droit de Mourir dans la Dignité Quand on est Atteint d’une Maladie Douloureusement Incurable, le Droit de Grignoter entre les Repas, le Droit de ne Pas Manger Cinq Fruits et Légumes par Jour, le Droit de Coucher avec une Personne de Seize Ans Consentante sans que Celle-ci ne Porte Plainte Cinq Ans Après pour Corruption de Mineur… Je continue ?

— On s’éloigne du sujet. La drogue est un fléau qui fout en l’air la vie de centaines de milliers de jeunes qui n’ont pas la même chance que vous. Vous êtes issu d’un bon milieu, je vois que vous gagnez bien votre vie, vous avez effectué des études supérieures. Vous n’êtes pas à plaindre.

— Ah non ! Pas vous, pas ça ! Parce qu’on est un bourgeois on n’a pas le droit de se plaindre ? On m’a fait ce coup-là toute ma vie, merde !

— La plupart des délinquants enfermés ici sont très pauvres, je comprends mieux pourquoi ils dérapent…

— Si les riches étaient tous heureux, le capitalisme aurait toujours raison, et votre métier serait moins intéressant.

— Vous ne comprenez pas les dégâts de cette merde. Moi je les vois tous les jours. La cocaïne envahit tous les départements, les villes, les banlieues, jusqu’aux plus petits villages, les adolescents en trafiquent dans la cour de récréation ! Que direz-vous quand votre fille en prendra à l’école ?

Là il m’a cueilli, sa question m’a cloué. J’ai bien réfléchi avant de répondre. C’était probablement la première et dernière fois que j’aurais une conversation philosophico-sociétale avec un flic m’ayant coffré. Il fallait en profiter.

— Si à 42 ans je désobéis aux lois, c’est parce que je n’ai pas assez désobéi à ma mère dans ma jeunesse. J’ai 20 ans de désobéissance à rattraper. Ma fille, je la préviens des dangers qui la menacent. Mais je n’en veux jamais à un enfant de désobéir : il s’affirme. Bien sûr que je gronde ma fille quand elle fait un caprice, mais je serais nettement plus inquiet si elle n’en faisait jamais. Je vais écrire un livre sur mes origines. Puisque vous me traitez comme un môme, je vais essayer d’en redevenir un. Pour expliquer à ma fille que le plaisir est une chose très sérieuse : nécessaire mais dangereuse. Vous ne comprenez pas que cette affaire nous dépasse tous les deux ? Ce qui est en cause, c’est notre façon de vivre. Au lieu de frapper les victimes, demandez- vous pourquoi tant de jeunes sont désespérés, pourquoi ils crèvent d’ennui, pourquoi ils cherchent n’importe quelle sensation extrême plutôt que le sinistre destin de consommateur frustré, d’individu normalisé, de zombie formaté, de chômeur programmé.

— Je suis flic, vous êtes écrivain. Chacun son boulot. Nous, quand un jeune fout le feu à une bagnole, on l’interpelle et on l’envoie devant un juge. Vous, vous essayez d’analyser les raisons de sa révolte nihiliste… Libre à vous.

— Ce que vous refusez de voir, c’est que ce produit n’est qu’un prétexte pour se rapprocher des autres, un truchement entre inconnus, un biais pour tromper sa solitude, un lien idiot mais réel entre égarés… Si vous connaissez un truc qui permette autant de fraterniser avec d’autres paumés, dites-le-moi.

— D’accord, d’accord… Je me demande tout de même comment vous allez faire pour écrire sur vos origines.

— Ah bon, et pourquoi ça ?

— Bah, tout le monde le sait…

— Tout le monde sait quoi ?

— Enfin voyons, la coke fait perdre la mémoire.


Il était fort ce policier. J’étais estomaqué. Il venait de me faire comprendre pourquoi je m’escrimais dans mon cachot à me souvenir de ce que j’avais oublié. Le métier de flic, comme celui de romancier, consiste à rapprocher des choses apparemment sans rapport entre elles. Nous avions cela en commun, lui et moi : être convaincu que le hasard n’existe pas. J’ai digéré l’info, puis repris mes esprits :

— Vous avez raison, cette drogue fait perdre la mémoire, vivre intensément dans le présent, et se sentir mal le lendemain. C’est la drogue des gens qui ne veulent ni se souvenir, ni espérer. La coke brûle l’héritage ; si j’écris sur elle c’est parce qu’elle symbolise notre temps. La cocaïne est dans mes livres non pas pour faire branché ou trash (en ce cas il faudrait choisir un produit moins ringard : kétamine, MDMA, GHB, 2CB, DMT, PCP, BZP…) mais parce qu’elle condense notre époque : elle est la métaphore d’un présent perpétuel sans passé ni futur. Croyez-moi, un produit pareil ne pouvait que dominer le monde actuel ; nous n’en sommes qu’au début de l’intoxication planétaire.

— J’espère que vous vous trompez…

— Moi aussi.

J’ai l’impression de sonner faux, je ne crois déjà plus moi-même à ce baratin, je me sens ridicule de continuer à défendre ce personnage de rebelle drogué à huit heures du matin, dans un bureau qui sent le café froid et les aisselles tièdes. Je me prends pour Octave ou quoi ? Il m’a tendu un exemplaire de mes déclarations qui venait de sortir de son imprimante.

— Relisez et signez en bas. L’audition est terminée, je vais vous raccompagner en cellule et faxer mon rapport au procureur.

— Je sortirai quand ?

— Plus vite j’enverrai le fax, plus vite le magistrat décidera si on vous libère, et quand. Mais il ne faut pas compter avant onze heures : il n’arrive pas à son bureau avant… Et comme vous êtes « connu », il tient à s’occuper de votre affaire personnellement.

— Mais vous ne pouvez rien faire… je suis claustrophobe, je deviens dingue là-dedans, c’est l’horreur…

— Je sais : c’est fait pour. Les cellules de garde à vue sont spécialement conçues pour vous déstabiliser et vous mettre en situation de tout nous raconter. Mais ne vous en faites pas, votre cas est banal, normalement vous sortirez à midi.

C’était faux mais il l’ignorait. L’inspecteur m’a reconduit dans ma cage en souriant. Il aurait pu au moins avoir l’honnêteté d’être antipathique, puisque ce qu’il me faisait subir était désagréable. Mais la police française a toujours eu une façon très humaine d’être inhumaine. Nous avons un peu continué de deviser nonchalamment dans l’escalier, comme s’il n’allait pas m’enfermer dans un trou à rats sans me permettre de me laver, ni de téléphoner pour prévenir mes proches, ni me donner un truc à lire, sans rien, comme un chien crevé, un paquet de linge sale, et le voilà qui referme très poliment à triple tour la porte de mon dépotoir, ornée de graffitis « Nick la police » et « Mort aux Keufs ».


Je me suis retrouvé seul avec un lascar qui venait d’être arrêté pour exhibitionnisme et vol à l’étalage. Je n’osais lui demander s’il avait d’abord volé des pommes avant de montrer son sexe à une cliente, ou s’il avait commencé par l’exhiber à la caissière avant de subtiliser une boîte de cassoulet, ou si les deux actes étaient simultanés : il devait falloir beaucoup d’adresse pour baisser son pantalon devant une ménagère de moins de cinquante ans tout en la délestant de son porte-monnaie. L’individu était en tout cas ivre et agressif, il ne cessait d’insulter la maréchaussée, dès qu’il me reconnut il devint menaçant, me demandant de lui donner 10 000 euros, criant mon nom pour que les autres prévenus sachent qui était là, et les autres prisonniers se mirent à leur tour à répéter le nom de la chaîne de télé qui m’employait, à me menacer de kidnapping ou de révélations à la presse. Le mot « enculé » revenait souvent dans leur bouche, comme une obsession, une préoccupation, peut-être un désir inavoué.

— J’ai un pote qui bosse à la Poste, il trouvera ton adresse en deux minutes sur internet. On viendra chez toi.

Je ne bronchais pas, je restais muet. Je me suis allongé en position fœtale sur un matelas en mousse dégueulasse posé au sol pour faire semblant de dormir au milieu des pelotes de poussière et des cafards morts. Mais je n’ai pas trouvé le sommeil. J’ai regretté de ne pas avoir mémorisé les mantras du hatha yoga de Sri Krishnamacharya, qui permet une ascèse engageant toutes les forces du corps et de l’esprit.

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