Quand la police s’est jetée sur nous, avenue Marceau, nous étions donc une dizaine de noceurs attroupés, allumant des cigarettes autour d’une voiture dont le capot noir verni était strié de lignes blanches parallèles. Nous étions plus proches des Tricheurs de Marcel Carné que des Kids junkies de Larry Clark. Lorsque la sirène s’est mise à hurler, nous nous sommes dispersés dans toutes les directions. Les fonctionnaires n’ont pêché que deux délinquants, comme mon grand-père avec ses crevettes, en fouillant dans les anfractuosités — en l’occurrence la bouche du métro Alma-Marceau dont la grille était baissée en cette heure tardive. Lorsque mon ami, appelons-le le Poète, fut en état d’arrestation, je l’entendis protester : « Mais la vie est un cauchemar ! » La tête interloquée du Policier devant le Poète continuera de me faire sourire jusqu’à ma mort. Deux gardiens de la paix nous soulevèrent jusqu’au capot litigieux ; je me souviens d’avoir apprécié cet exercice de lévitation nocturne. Le dialogue semblait compromis entre la Poésie et l’Ordre Public.
Le Policier : — Mais qu’est-ce qui vous prend de faire ça sur une voiture ?
Le Poète : — La vie est un CAUCHEMAR !
Moi : — Je descends d’un homme crucifié sur des barbelés de Champagne !
Le Policier : — Allez hop, embarquez-moi tout ça au Sarij 8.
Moi : — C’est quoi le Sarij 8 ?
Un autre Policier : — Service d’accueil, de recherche et d’investigation judiciaire du VIIIe arrondissement.
Le Poète : — « A mesure que l’être humain avance dans la vie, le roman qui, jeune homme, l’éblouisssait, la légende fabuleuse qui, enfant, le ssséduisait, se fanent et s’obscurcissssent d’eux-mêmes… »
Moi (fayot et crâneur à la fois) : — C’est pas de lui, ça. Vous avez lu Les Paradis artificiels, mon capitaine ? Vous savez que les paradis artificiels nous aident à fuir les enfers naturels ?
Le Policier (dans sa radio-CB) : — Chef, on est sur un flag, là !
Un autre Policier : — Vous êtes dingues de faire ça sur la voie publique, planquez-vous aux chiottes comme tout le monde ! C’est de la provocation, là !
Moi (en essuyant la poudre sur le capot de la voiture avec mon écharpe) : — Nous ne sommes pas tout le monde, mon commandant. Nous sommes des ZÉCRIVVAINS. OKAY ?
Le Policier (saisissant violemment mon bras) : — Chef, l’individu appréhendé a tenté d’effacer la pièce à conviction !
Moi : — Hé ho, doucement monsieur l’agent, inutile de me casser le bras. Je préférais quand vous me portiez.
Le Poète (avec force mouvements de tête supposés indiquer la dignité humaine et l’orgueil de l’artiste incompris) : — La liberté est impossssible…
Le Policier : — Il peut pas la fermer, lui ?
Le Poète (convaincu de convaincre, articulant beaucoup trop, syllabe par syllabe, le doigt levé comme un clochard parlant tout seul dans le métro) : — Le Pouvoir a besoin des zartisstes pour lui dirre la vvvérité.
Le Policier : — Vous essayez de jouer au plus con avec moi ?
Le Poète : — Non, vous seriez sssûr de gagner.
Le Chef : — Oh lala, ça sent la garde à vue ! Allez zou, coffrez-moi tout ça !
Moi : — Mais… mon frère a la Légion d’honneur !
Nous fûmes lévités dans la voiture bicolore qui hululait.
Je ne sais pas pourquoi, j’ai tout de suite pensé au film Le gendarme de Saint-Tropez (1964), quand Louis de Funès et Michel Galabru courent après une bande de nudistes sur la plage pour les peindre en bleu. Nous le regardions tous les étés, en famille, à Guéthary, dans le salon qui sentait le feu de bois, la cire à parquets et le Johnny Walker sur glace. Une autre référence serait Les Pieds Nickelés en plein suspense de Pellos (1963) mais je n’arrive pas à départager qui ferait Ribouldingue, et qui Filochard.
J’avais déjà séjourné dans un panier à salade pendant le Salon du Livre de Paris, en mars 2004. J’avais tenté d’approcher le Président Chirac pour lui offrir un tee-shirt à l’effigie de Gao Xingjian. Le pays invité d’honneur au Salon était la Chine, mais le prix Nobel de littérature 2000, dissident chinois exilé en France et naturalisé français, avait été bizarrement « oublié » par les autorités. Là aussi, j’avais été soulevé de terre par des bras musclés ; là encore, j’avais trouvé la sensation plutôt planante. Il faut dire que j’avais eu de la chance : l’un de mes porteurs avait reçu un message rassurant par talkie-walkie.
— Le tapez pas, il est connu.
Ce jour-là, j’avais béni ma notoriété. On m’avait relâché au bout d’une heure et le lendemain ma détention provisoire faisait la une du Monde. Une heure de prison dans une camionnette grillagée pour avoir l’air d’un intrépide défenseur des droits de l’homme, c’était un très bon rapport douleur physique/rétribution médiatique. Cette fois, on allait m’enfermer un peu plus longtemps pour une cause nettement moins humanitaire.