18 Divorce à la française

J’écris le mot « divorce » mais jamais il ne fut prononcé par mes parents avant des années. C’était comme les « événements » d’Algérie, la rhétorique de la cinquième République faisait un usage immodéré de la litote, même le cancer de Georges Pompidou était tabou. La séparation de mes parents fut cachée sous le tapis, évitée, édulcorée, oblitérée ; aux questions de ses fils, ma mère répondait « Papa est en voyage d’affaires » bien avant le film de Kusturica, et les photos du couple trônaient dans le salon du XVIe arrondissement comme si rien n’avait changé. La réalité était niée, ma mère voulait nous faire croire que la vie normale suivait son cours et qu’il ne fallait surtout pas se préoccuper de la disparition quasi permanente de notre père au début des années 70. À l’époque, les magazines féminins devaient sans doute déconseiller de dire la vérité aux enfants en bas âge. Françoise Dolto n’avait pas encore publié La cause des enfants : le bébé n’était pas encore une personne. Par bienveillance, ma mère prit sur elle de rester digne et silencieuse sur la question. Le divorce fut un non-sujet. Mon père se transforma en L’Homme Invisible (interprété par David McCallum dans une série télévisée de cette époque). Nous avons fini par en déduire que notre père nous avait quittés pour son bureau, qu’il travaillait jour et nuit, et voyageait toute l’année. Je ne me souviens pas de l’avenue Henri Martin, un duplex marron foncé aux murs couverts de papier japonais Nobilis, où j’ai pourtant regardé les Shadoks pomper de 1969 à 1972. Mon seul souvenir, très bizarre, est celui d’une révolte, sans doute la même année. Nos parents nous avaient emmenés mon frère et moi dans la Rover verte de mon père. La voiture roulait silencieusement sur l’autoroute. Mon père était très crispé, il pleuvait, ma mère se taisait, et l’on n’entendait que le frottement des essuie-glaces sur le pare-brise, rythmant le silence comme les balais d’un batteur de jazz. Je regardais sur la vitre latérale les gouttelettes rouler vers l’arrière comme pour fuir l’odeur écœurante des sièges en cuir beige. Cette odeur de cuir des vieilles voitures anglaises est pour toujours, dans mon esprit, associée à ces années disparues qui ont suivi le divorce parental. Chaque fois que je monte dans une voiture dont les sièges sentent la vache morte, je dois réprimer un haut-le-cœur. Mon père a fini par garer sa grosse voiture devant un grand bâtiment de briques rouges sur lequel était gravé : « Passy Buzenval » (maman trouvait que ce nom ressemblait à « Buchenwald »). Charles et moi étions terrifiés : l’endroit ressemblait vraiment à une prison. Or c’en était une : mon père avait envisagé que nous soyons inscrits dans ce pensionnat catholique de Rueil-Malmaison, non pas pour nous punir, mais peut-être pour nous éloigner de l’amant de notre mère, nous mettre au vert, nous protéger du divorce, que sais-je encore, mais à peine descendu de la bagnole, il s’est visiblement aperçu de l’absurdité de son idée. Peu de temps auparavant, ma mère avait tenté de m’inscrire chez les louveteaux et je m’étais enfui en courant. Mon père a murmuré :

— Oh, regardez… Il y a un tennis et une piscine…

C’est alors que mon frère, âgé de huit ans, a pris la parole, et dit très calmement ceci :

— Si vous nous inscrivez là, on s’enfuira la nuit, on s’évadera, on partira le premier soir, jamais nous ne dormirons dans ce lieu.


Je pense que mon père passa de la nervosité à l’émotion. Aujourd’hui, je sais qu’il devait revoir sa propre enfance cauchemardesque d’interne à l’abbaye de Sorèze. Mes parents écoutèrent la visite guidée de l’école. Des pensionnaires s’étaient attroupés autour de la Rover ; ils se sont écartés pour nous laisser repartir. La voiture du retour était moins silencieuse qu’à l’aller, et plus gaie : nous avons tous éclaté de rire en entendant la météo d’Albert Simon sur « Europe Numéro Un ». Sa voix aiguë et chevrotante roulait les « r » : « le temps sela valiable sul la côte méditelanéenne » puis papa a enfoncé dans son tableau de bord la cartouche 8 pistes de Rubber Soul, le meilleur album des Beatles, qui venaient eux aussi de se séparer, et nous avons chanté « Baby you can drive my car, and Baby I love you, beep beep yeah » en dodelinant de la tête comme la famille unie que nous n’étions plus. Nous l’avions échappé belle. Maman déménagea dans le VIe arrondissement et nous inscrivit à l’école Bossuet. Ce jour-là, la chaîne de transmission du malheur familial s’est enrayée, grâce à la rébellion de Charles, mon sauveur.


Je sais aussi, parce que ma mère me l’a raconté, que je me suis mis à saigner du nez au moment de la séparation de mes parents. J’avais contracté une maladie sans gravité appelée « épistaxis » : les vaisseaux sanguins de mes narines étaient très fragiles, à la limite de l’hémophilie. Toutes mes chemises étaient tachées de sang, une fontaine rouge coulait quotidiennement de mon visage, j’avalais beaucoup d’hémoglobine, j’en vomissais aussi, c’était assez spectaculaire car, à force de saigner du nez, j’étais très pâle. Ma fille Chloë a peur du sang, je n’ose pas lui raconter que j’ai grandi ensanglanté, dans des pyjamas maculés de rouge, et que souvent je me suis réveillé dans la moiteur gluante d’un oreiller entièrement sanguinolent. Vampire de moi-même, je m’étais habitué au goût salé qui coulait quotidiennement dans ma gorge. J’avalais des litres d’un liquide rouge qui n’était pas du vin. J’avais mis au point une technique infaillible pour arrêter mes saignements (pincer la narine cinq minutes sans baisser la tête en attendant de coaguler) ou les déclencher (d’un coup sec sur l’arête nasale, ou en grattant la croûte dans la narine avec un ongle), et le sang tombait alors par grosses flaques sur le sol de la cuisine ou dans le lavabo de ma salle de bain, soleils rouges sur la faïence, « ceci est mon sang versé pour vous ». Au bout de huit jours de saignements fréquents, peut-être provoqués par jeu, caprice ou besoin d’attirer l’attention, ma mère, terriblement culpabilisée par la procédure de divorce en cours, m’emmena sous une pluie battante à l’Hôpital des Enfants Malades, voir un grand médecin spécialisé en pédiatrie : le professeur Vialatte. Ce grand ponte l’effraya en évoquant un début d’anémie et refusa d’exclure de son diagnostic l’éventualité d’une leucémie, avant de recommander mon repos complet au bord de la mer.


D’où mon premier souvenir : Guéthary 1972 est devenu ma pierre de Rosette, ma Terre promise, mon Neverland, le code secret de mon enfance, mon Atlantide, comme une lueur venue du fond des âges, à la façon de certaines étoiles mortes depuis des millénaires qui continuent de scintiller, nous donnant des nouvelles des confins de l’univers, et de l’autre bout du temps.


À Guéthary, en 1972, j’étais encore intact. Si ce texte était un DVD, ici j’appuierais sur « pause » pour figer cette image à tout jamais. Mon Utopie est derrière moi.

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