33 La vérité fausse

Je comprends que ma mère n’ait pas eu la force de nous parler. Lorsque j’ai quitté la mère de ma fille, j’ai eu la même lâcheté. Il est très difficile d’avouer à son enfant adoré qu’on est un égoïste romantique. Je regardais ses yeux innocents en espérant qu’ils le resteraient le plus longtemps possible. Puis vint le jour fatidique où Chloë me posa la question que tous les divorcés redoutent :

— Papa, pourquoi tu n’es plus avec maman ?

J’ai répondu :

— Euh… Parce que c’est la vie… Toi je t’aimerai toujours mais avec elle, c’était compliqué…

— Elle dit que tu sortais tous les soirs, que tu étais très méchant et c’est pour ça qu’elle t’a dit de partir.

— Non, non… Enfin, oui… En fait on se disputait beaucoup à cause de quelqu’un d’autre…

— … tu es parti avec Amélie ?

— Oui…

— Et après tu as quitté Amélie pour Laura, et Laura pour Priscilla ?

— Euh… Ce n’est pas si simple…

— Donc tu es comme Barbe-Bleue !

— Non ! Barbe-Bleue égorgeait ses femmes !

— T’es Barbe-Bleue ! Mon papa c’est Barbe-Bleue !

Finalement le silence est presque une meilleure solution avec les enfants. Dans les mois qui ont suivi cette conversation, j’ai dû emmener ma fille plusieurs fois chez une pédopsychiatre pour lui faire accepter l’idée que son père était un ogre qui pendait les cadavres de ses épouses dans des placards. Dans une pièce jonchée de jouets multicolores, ma fille dessina une maison avec une grande maman dedans et un petit papa dehors, et je devais me retenir de pleurer : tel fut mon châtiment pour avoir quitté sa mère. Ma mère à moi n’a pas eu à effectuer de telles démarches : mon frère et moi avons continué de sourire pour qu’elle ne se sente pas coupable et c’est seulement quarante ans après que j’ai décidé de voir une psychiatre. Lors de notre dernière entrevue, mon docteur a eu une crampe à la hanche à la fin de mon monologue. Elle est tombée par terre. Elle a rampé en gémissant, entre son bureau et sa bibliothèque. Paniqué, je lui ai demandé :

— Docteur, que se passe-t-il, c’est à cause de ce que je vous ai dit ?

— Appelez mon assistante s’il vousplaîîîîrgh.

J’espère que ce livre ne fera pas le même effet à tous mes lecteurs. Chaque geste que nous faisons, chaque parole prononcée a des conséquences. Le silence de ma mère sur l’absence soudaine de mon père m’a fait vivre toute mon enfance dans une fiction, celle d’un papa en voyage et d’une maman délaissée qui finit par se consoler dans les bras d’un autre. Le contraire de la réalité ! J’ai cru durant toute ma jeunesse que mon père avait quitté ma mère, alors que c’était l’inverse. Progressivement, la version officielle est devenue :

— Votre père n’étant jamais là, nous avons choisi d’entériner la rupture. Je vous présente Pierre.

Ma mère avait choisi un beau-père aristocrate qui portait le même prénom que son père. Le Baron avait les yeux de Jean d’Ormesson et les rides de Robert Redford. Nous avons à nouveau déménagé dans un immense appartement de la rue de la Planche, où des sonnettes dans chaque pièce permettaient de convoquer le majordome mauritanien, Saïdou, un grand Noir portant une veste blanche. Aujourd’hui, après plusieurs décennies de labeur et de recoupements dignes de l’inspecteur Columbo, je peux vous dire que la version exacte est la suivante : délaissée par mon père, ma mère est tombée amoureuse d’un de ses copains, elle est partie avec lui, et mon père en a été tellement malheureux qu’il s’est oublié dans le travail, la bouffe et les femmes, prenant la présidence mondiale de sa société de conseil en recrutement et cinquante kilos de surcharge pondérale. Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans mais la mienne en est un. Une fiction triste, une histoire d’amour ratée dont mon frère et moi sommes les fruits. Nous avons vécu un bonheur Canada Dry. C’est une vie qui a l’apparence du bonheur : Neuilly, les beaux quartiers de Paris, de grandes villas à Pau, la plage de Guéthary ou de Bali… ça ressemble au bonheur, on dirait du bonheur, mais ce n’est pas du bonheur. On devrait être heureux, on ne l’est pas ; alors, on fait semblant.


C’est tout de même ce qu’il y a de pire au monde : des parents adorables qui font tout pour que vous soyez heureux, et n’y arrivent pas. Ils s’en veulent, s’acharnent, et vous avez honte de ne pas les combler, avec vos bras chargés de présents, honte de faire la gueule, alors que, comme disait le flic du Sarij 8, vous n’êtes « pas à plaindre ». Mon enfance est un peu comme ces soirées ratées où l’on devrait s’amuser : tout est bien organisé (il y a ce qu’il faut à boire et à manger, on passe de la bonne musique et les gens sont tous beaux et aimables), pourtant la mayonnaise ne prend pas. Quand j’entends Chloë rire en soufflant sur des bulles de savon, j’ai toujours peur. Et si, elle aussi, faisait semblant d’être heureuse pour ne pas me décevoir ?


A force de faire comme s’il n’y avait pas de problème, il n’y a plus de souvenirs.

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