Une ambiance étrange règne sur la Grande Maison. Torpeur de clinique huppée où l’on vient mourir sans encombre ni encombrer ses proches.
On chuchote, les regards se dérobent, les cheminements se font d’un pas feutré. C’est un poil morbide, je trouve.
Lorsque je m’annonce, trois jours après les événements narrés ci-devant (je me suis payé une virouze réparatrice sur les rives du Léman en compagnie de la gente Anny Etoilet, décidément partenaire sublime, dont la chair, les actes et surtout les actes de chair sont un peu plus ensorceleurs chaque jour) mon premier soin est de réclamer audience auprès du dirlo.
Le brigadier Merdedieu, fraîchement promu chef de la garde privée de l’empereur, me dit qu’il va voir si ma requête peut être agréée dans un laps de temps très court. Cinq minutes plus tard, il me confirme un rancard pour dans cinq minutes siouplaît, m’sieur l’commissaire, et soiliez gentil d’être à l’heure, j’vous prille, car le nouveau directeur est très inextricable rapport à l’heure qu’est l’heure, vu que tout de suite n’est pas t’t’à l’heure et inversement.
La seule chose qui me reste dans la citrouille de sa belle tirade est le mot « nouveau ». Il a dit « le nouveau directeur ». Donc, il y a eu chambardement pendant mon absence ?
Voilà ce que c’est que de ne pas lire les baveux franchouillards quand on séjourne à l’étranger !
Cinq broquilles après cette sidérante annonce, je me présente dans l’antichambre. Là encore, autre surprise : l’huissier lui aussi a changé. Le nouveau est un jeune type glabre, avec un nez en forme de bec, des cheveux comme une aile de corbeau, et un regard aussi tendre qu’une poire en albâtre.
— Je suis le commissaire San-Antonio, lui déclaré-je en lui tendant la main.
— Je sais, me répond-il sans la prendre.
Il décroche le godemichet mérovingien qui sert de tubophone interne.
— Monsieur le directeur, le commissaire San-Antonio est à votre disposition, annonce cette infamure vivante.
Il écoute, se courbe.
— Tout de suite, monsieur le directeur.
Il raccroche et m’introduit.
Mon cœur se serre comme un pied qui vient d’emménager dans une godasse trop petite de trois pointures.
Le nouveau directeur ! O Seigneur ! Où est-il, notre cher Achille au crâne poli, à l’œil si bleu, aux manières délicates ? Viré, shooté, proscrit ? Fin d’une carrière longue et noble, assortie de mondanités, ponctuées d’engueulées farouches où le moindre accord de participe était respecté, le vocabulaire aussi raffiné que dans du Monteilhet, les péroraisons toujours explosives. Dans quel hôtel particulier silencieux, vers quelle gentilhommière enlierrée, sur quel bateau transformé en concert flottant s’est-il réfugié, le Vieux chéri qui aimait tant à se plier au Pouvoir, comme tous ceux qui raffolent de commander ?
Et le nouveau, hein, le nouveau ? Un Saint-Just, probablement, venu de l’enseignement secondaire, voire seulement primaire, pour refondre une police qui cependant servait de modèle à celle de la Haute-Volta, du Liechtenstein, de la Tanzanie et de la Sierra Leone, pour ne citer que les principaux pays qu’elle épatait, notre valeureuse police française.
Je l’imagine, le nouveau, oh ! que oui : froid comme colin sans maillard, le mutisme menaçant, syndiqué jusqu’au rectum, vêtu de triste et en confection, entièrement nourri de surgelé, serrant la main à dix centimètres de soi, pas davantage.
Et alors, bon, meurtri par la nostalgie, l’appréhension, le reste, plus tout ce à quoi je ne pense pas encore mais bouge pas ça viendra, j’entre dans le saint des saints.
Contrairement à ce que me soufflait une mesquine logique bâtie en éléments préfabriqués, le nouveau dirlo n’est pas un grand maigre habillé de gris, pas un pâlichon mal nourri, pas un doctrinaire sur le qui-vive, pas un réciteur de récitations, pas un mystique laïque, pas un Marx Brother, pas un illuminé-qui-s’use-que-lorsque-l’on-s’en-sert, pas un diurétique hématurique, pas un rouage, non. Bien au contraire, il s’agit d’un bon vivant corpulent et sanguin, aimant visiblement la chair et la chère (bonne ou mauvaise).
Il est avant tout du cul et pour le cul. Sagement démesuré. Les convenances ne sont point sa monture favorite. Il y a des gaz en lui et il ne s’embarrasse pas de préjugés pour les exprimer.
Donc je m’arrête, interdit (de séjour) devant le gros monsieur portant un superbe complet de flanelle sombre à fines rayures smaltesques. Le cheveu rare est admirablement gominé. Les joues rasées à mort luisent comme un cul de singe. L’œil benoît jubile. Un sourire désamorcé retrousse un tantisoit la lèvre supérieure. Chemise blanche, cravate bleu marine.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Gros ? exhalé-je dans un souffle d’agonie.
Bérurier, car, initié comme je te sais à l’œuvre santoniaise, tu as deviné depuis au moins dix secondes qu’il s’agit de l’Enorme.
Bérurier, donc, me considère d’un air plutôt satisfait. Il me désigne le siège qui lui fait face et dit d’un ton sobre :
— Si vous voudrez bien vous asseoir, commissaire, et m’app’ler m’sieur l’directeur, j’vous en saurai un plein pot d’gré.
J’obtempère.
— A quand remonte cette prodigieuse promotion, monsieur le directeur ?
— Avant-t’hier.
— Et cela s’est fait comment ?
— Mon prédécurseur a été invoqué sec, pourri ! au chômedu ! M’sieur l’miniss l’a remplacé par un homme compéteur, doué d’une espérience solide et qu’ses sympathies pour la gauche fassent aucun doute.
— Je ne vous savais pas engagé politiquement, monsieur le directeur.
— Tout ce que vous savez pas et d’aut’ sachent, y a un monde, objecte l’éminent personnage depuis son trône.
Baissant la voix, comme s’il craignait d’entendre lui-même ce qu’il va dire, le directeur murmure :
— Confidencieus’ment, l’mérite en revient à ma nièce.
— Vous me faites dépérir de curiosité mal contenue, monsieur le directeur.
— Ma nièce et quasiment fille, Marie-Marie, est pleine d’idoles au logis. D’puis lulure elle appartient aux jeunesses socialisses ; v’m’suvez, commissaire ?
— Fort bien, tout adolescent doit avoir des élans à gauche, sinon sa puberté risque d’être gravement perturbée.
— J’vous l’fais pas dire. ’maginez-vous qu’ c’te petite diablesse m’a inscrit aussi, un soir qu’j’étais blindé. J’lu ai signé le bulletin adhésif en croiliant qu’c’tait son carnet scolaire. D’puis lors, c’t’elle qui casque les cotisances. Et v’là qu’ça a apporté ses fruits.
— Les fruits de la passion, fais-je. Mazette, quelle corbeille !
— Tout d’sute, pris au débotté, j’ai cru qu’avait maldonne, poursuit le directeur. J’m’ai d’mandé si l’exist’rait pas un aut’ Bérurier. Mais non, j’m’ai rendu à l’évidage : c’tait bien d’moi qui s’agissait. V’v’rendez compte, commissaire, c’qu’en moins d’deux j’ai fallu faire ? Ach’ter un costar neuf, une limouille blanche, une cravtouze mylord. Et puis imprimer d’nouvelles cartes d’visite dont je vous en donne une volontiers à titre d’curiosité. Sans parler d’maâme Bérurier qu’a besoin de toilettes neuves pour paraît’ dans l’monde. On a dû r’tirer de l’Ecureuil pour faire face. C’est pas tous les jours qu’on est promouvu directeur d’la police.
— Je suis persuadé que vous ferez merveille à ce poste, monsieur le directeur. Il est déjà arrivé dans l’Histoire qu’on prenne le plus con pour occuper le plus haut poste, en pensant que ce serait une mesure transitoire et qu’on ait eu des surprises, la fonction créant l’homme.
Le directeur hoche la tête.
— J’vous remercille pour vot’ confiance, commissaire. Il est pas impossib’ qu’j’songeasse à vous pour occuper d’hautes fonctions dans un av’nir proche. Slave dit, vous vouliez m’causer ?
— C’est toute une histoire, monsieur le directeur.
— Eh ben, racontez-la-le-moi, mon cher ami, si j’ai deux oreilles c’est pas s’lement pour r’tenir les branches d’mes lunettes d’soleil.
M’efforçant de passer outre ma timidité, je fais au nouveau patron une relation très minutieuse des événements dont tu as eu la primeur, ce qui est tout à fait logique étant donné que tu paies le bouquin. Je conclus par l’éviction désinvolte décidée par le général Blackcat.
M. le directeur prend fait et cause pour moi. Il donne violemment du poing sur le burlingue d’acajou et exclame :
— V’v’lez que j’vais vous dire, commissaire ? Ces Rosbifs d’mes deux sont des enculés, et vu mes hautes péjoratives j’pèse mes mots. Y vous sucent et ensute vous arguent sans un mot d’remerciement. J’comprends que mon pauv’ prédécurseur s’soye fait j’ter à force d’fout’ ses flics d’élitre dans des béchamelles à la con. Alors y a eu carnage en Suisse, vous avez réchappé la mort à deux reprises, et conclusion : va taire voir, gamin ! Non, mais y nous prennent pour qui est-ce, ces veaux ! M’étonne pas qu’y soyent encore en royauté ! C’est tout c’ qu’y méritent : une reine à frime d’chaisière qu’le premier plombier-zingueur en chômage va regarder pioncer dans sa chambre quand il sait pas où finir après une nuit de libellation et qu’les bistrots sont fermés. Ecoutez-moi, commissaire, parlez-moi pas, j’devine ; vous connaissant tel que j’vous pratique, vot’ idée c’est d’poursuive l’enquête au compte d’la Maison Pébroque, ou j’me goure ?
— Travailler sous vos ordres est une volupté rare, monsieur le directeur. En effet, je souhaiterais poursuivre, surtout après ce que j’ai découvert.
— Et qu’avez-vous découvert duquel vous m’eussiez pas causé ?
— Je vous ai relaté le fait, mais vous n’y avez pas pris garde car, voyant désormais les choses de trop haut, il ne vous est point loisible de capter les détails.
— L’essentiel est qu’mon personnel à chevron voye et m’mette au parfum, riposte l’Eminent personnage.
— J’en suis convaincu, monsieur le directeur. Je vous ai donc dit qu’un dossier se trouvait sur le bureau de la secrétaire du colonel Müller. Il concernait un dénommé Peter Jeansen France.
— Fectiv’ment.
— Ce qui abrégé donne P. J. France. Voilà qui commence à éclairer le mystérieux message écrit avec le sang de Stone-Kiroul. Tout le monde a cru qu’il s’agissait de la P. J. française. Le texte est « Prévenir P.-J. France San Antonio ». D’où ce bel ensemble pour me demander des comptes et m’embarquer sur la galère. En réalité il n’est pas du tout question de moi. Je viens de me livrer avec Mathias à des recherches poussées. Nous avons découvert l’existence d’un dénommé Peter Jeansen France, à San Antonio, Texas. San Antonio sans tiret.
— Ah ! ça, c’est chié ! s’écrie le nouveau Big Boss. Qu’est-ce vous z’attendez pour foncer là-bas ?