COUP DE JARNAC

Le colonel Müller avait son P.C. dans un bâtiment vert pomme, non loin du palais fédéral, au dernier étage desservi par un escalier en pierre avec rampe de fer ouvragé. Des fonctionnaires silencieux y circulent, dans des vêtements couleur de muraille, arborant des frimes assorties. On devine qu’ici tout est sérieux, méthodique. Si farfelu, s’abstenir.

Je me présente à un bureau pourvu d’une double porte sur laquelle on a collectionné des plaques d’émail conseillant dans les principales langues usuelles d’entrer sans frapper.

Je suis ce précieux avertissement, ce qui me permet de découvrir un gros type en uniforme dont les beaux yeux rouges et le teint couperosé admettent qu’il n’a jamais plus œuvré pour la prospérité de l’illustre Maison Nestlé depuis que sa maman l’a sevré.

— Je voudrais parler à Mlle Chtockmurtcher, lui dis-je en germain courant, non sans lire le nom sur le papier où l’on me l’a écrit.

— De la part ?

— Commissaire San-Antonio, de Paris.

Sa bouille s’épanouit.

— Ça c’est un monde ! s’exclame l’huissier, en français. Figurez-vous que j’ai été en voyage de noces à Paris !

Je le remercie vigoureusement de l’honneur que son épouse et lui-même firent à la France en venant perpétrer leur premier coït à l’ombre de Notre-Dame.

— On était dans un petit hôtel près de la gare de Lyon, continue le brave homme ; c’était pas cher mais y avait des punaises.

— On en fait l’élevage dans ce quartier, admets-je. Vous m’auriez demandé, je vous aurais conseillé la Goutte-d’Or, là-bas, ce sont les cafards.

— Ce sera pour la prochaine fois, rétorque mon accueilleur en décrochant son téléphone.

Il m’annonce. Puis se lève :

— C’est en ordre, venez avec moi !

On dédale dans des couloirs. Les personnes que nous rencontrons arborent des mines de circonstance ; on sent que le Service est en deuil.

Après quelques méandres, le voyagedenoceur parisien sonne à une porte matelassée. Un déclic s’opère et la porte s’entrouvre. Je pénètre alors dans un bureau qui détonne avec le reste des bâtiments car il est très moderne : murs blancs, larges baies, meubles design. Il y a même un énorme bouquet artistement composé sur une table basse.

Une dame vêtue d’un tailleur gris d’une cinquantaine d’années (elle, elle paraît un peu plus), quitte le bureau où elle travaillait pour venir à moi. Regard bleu clair, direct, et qui te mate la France au fond des yeux en deux coups d’écuyère à Pau ; cette personne donne une forte impression d’énergie et de sagacité. Je note qu’elle a l’expression douloureuse des femmes qu’un deuil frappe durement mais qui ont à cœur de faire bonne figure. Je m’incline, elle me tend la main.

— Je suppose, dis-je, que la brutale disparition du colonel doit vous affecter beaucoup ?

— C’était un homme tout à fait exceptionnel, répond Mlle … (attends que je ressorte mon papier) Chtockmurtcher.

Mais, voulant me signifier qu’elle n’entend pas qu’on dérape dans l’oraison funèbre de salon, elle demande :

— Que puis-je pour vous, monsieur le commissaire ?

— Vous êtes, enfin vous étiez, la plus proche collaboratrice du colonel, m’a-t-on assuré ?

— Je pense qu’on peut dire cela de toutes les secrétaires qui ont passé vingt-cinq ans avec leur patron.

— Probablement, admets-je avec une voix au sirop d’orgeat dans laquelle tu as laissé tomber un peu d’extrait d’angustura. Le colonel Müller a été abattu hier au soir, alors qu’il quittait son domicile, aux environs de vingt-deux heures trente. Un tueur le guettait au volant d’une Mercedes sombre stationnée face à sa maison et l’a descendu d’une seule balle dans la tête, tirée par un fusil à lunette infrarouge. Boulot de grand professionnel.

Mlle … (merde, je retrouve plus mon papelard), enfin, la secrétaire de Müller, a une crispation de tout son être. Peut-être a-t-elle été pour le colonel une secrétaire très particulièrement particulière, non ? Cela arrive. Le boulot rapproche les êtres mieux que les cocktails. On moque toujours les pédégés et leur secrétaire qui jambenlairent, mais il est normal que le fignedé concrétise les relations de travail. Il en est la noblesse. La preuve, je sais des chefs d’entreprise qui passent à la moulinette à crinière des gerces beaucoup moins choucardes que leurs légitimes : logique, mon pote, bégueule pas : boulot-dodo, c’est lié. Inévitable. Point à la ligne et pine au cul, c’est ça la vie (en anglais the life).

— Vous êtes au courant, bien entendu, de l’affaire Stone-Kiroul, ce diplomate indien découvert dans le train d’atterrissage d’un avion en provenance de Moscou ?

Ma motocultrice (ou interlocutrice, si tu es un pureur de la langue) me déclare :

— Je ne suis pas habilitée à parler du Service à des étrangers, fussent-ils commissaires, commissaire.

Poum ! c’est dit ! Bien carrément, sans bavures ni réplique. Je me retiens d’exploser, ayant, comme le dit Jacques Chazot de l’Académie française, beaucoup de métrite.

— Mademoiselle…

Je retrouve mon papier et épelle son nom : Chtockmurtcher. (C’est moins duraille qu’on ne croit quand on fait appel à des pense-bêtes mnémoniques. Ainsi je me dis : Chtock, comme les éditions, et murtcher, comme l’auteur des Scènes de la vie de bohème.)

— Mademoiselle Chtockmurtcher, votre regretté patron m’avait demandé de me trouver à onze heures dans une boîte de nuit appelée le Ran-Tan-Plan. Il a été liquidé une demi-heure avant ce rendez-vous, alors qu’il s’en allait de chez lui ; m’est-il possible de supposer que des gens qui n’hésitent pas à frapper fort ont voulu coûte que coûte s’opposer à cette rencontre ? Parallèlement, ils ont, dans le cabaret en question, tiré sur un homme qui se faisait passer pour moi. Je conclus donc, moi, simple flic français, que les vilaines personnes qui se sont opposées à cette entrevue craignaient qu’il en résulte une chose terriblement préjudiciable pour leurs affaires ? Logique, pas logique ?

Elle s’est radoucie et me délivre un acquiescement.

— Très bien, l’en remercié-je. Deux points sont à éclairer si nous voulons venger la mort du colonel Müller, vous êtes à même de le faire, du moins en ce qui concerne le premier.

« Est-ce bien Müller qui m’a posé ce rendez-vous au Ran-Tan-Plan ? Dites-le-moi franchement. Si le chef de la police qui mène l’enquête sur son assassinat m’a adressé à vous, c’est bien parce qu’il admet que vous me fournissiez quelques renseignements essentiels, non ?

Mlle Editions Stock-Henry Murger marque un nouveau signe affirmatif.

— Donc, c’est bien le colonel qui a organisé cette rencontre ?

— Je suis en mesure de l’affirmer.

— Savez-vous sur quoi devait porter notre entretien ?

— Sur le tueur de l’autoroute, celui qui est mort de l’explosion d’une bombe.

A son ton, je pige qu’elle en sait long comme la ligne du Transsibérien à propos du décès évoqué.

— Et que voulait m’en dire Müller ?

— Vous m’en demandez trop.

— Ses Services me faisaient filer ?

— Je l’ignore.

Oh ! la menteuse ! Son regard est un aveu. Mais elle est une collaboratrice modèle et ne mouftera pas. Prudence, prudence. Ne pas prendre la moche du couche, mais essayer de glaner un maxi. Une grappe de raisin ne se bouffe pas comme une pomme en mordant dedans, mais grain après grain.

— Müller était décidé de venir personnellement au Ran-Tan-Plan ?

— Je crois.

Donc, si elle dit qu’elle croit, c’est que c’est oui en bonnet difforme (Béru dixit).

— Pourquoi le Ran-Tan-Plan ?

— Il devait avoir ses raisons.

— Raisons que vous ignorez ?

— Le propre d’un officier occupant le poste du colonel Müller, c’est de parler le moins possible, y compris à ses proches.

— Le tueur de l’autoroute était connu de vos Services ?

— Je l’ignore.

A cet instant, une jeune fille ravissante, blonde comme les exquis lingots de la Schweizerische Nationalbank, passe la tête par l’échancrure de la porte, non sans avoir pressé le timbre avertisseur.

Fräulein Chtockmurtcher, vous avez un instant ?

Pourquoi ai-je l’impression que, tout en demandant, elle adresse un clin d’œil à mon interlectrocutée ? Probablement parce qu’elle lui en fait bel et bien un, non ?

— Je vous prie de m’excuser, murmure la collaboratrice précieuse et discrète de feu le colonel Müller.

Elle s’évacue. Moi, curieux comme un spéculum, au lieu de rester sage sur ma chaise, je ne peux ni empêcher de girafer sur le burlingue de la demoiselle Machintcher. Pourquoi-ce ? Biscotte, lorsque je suis entré, elle a refermé promptement un dossier étalé devant elle, en le retournant pour qu’on ne puisse lire le titre.

Me connaissant comme je connais le slip de ta femme, tu penses bien que je n’ai rien de plus rapide que de choper le dossier pour mater son en-tête. Il s’agit d’une chemise en bristol gris, sur laquelle est écrit, en caractères d’imprimerie collés au browlinghousth, et en allemand adhésif, le texte suivant, que je te traduis car, analphabètes tels que nous le sommes, on se ferait chier la bique toi et moi :

Ultra-confidentiel

Beau début. Dans mon job, on a l’impression que tout ce qui est réputé top-secret vous concerne davantage qu’une lettre de votre maîtresse favorite.

En plus mignard, et rédigé au crayon d’une écriture penchée vachement rétro :

Curriculum de Peter Jeansen France

Déjà la porte se rouvre et je laisse quimper la chemise ; mais Mlle Chose a eu le temps de voir mon geste. Glaciale, elle s’avance.

— Je n’ai plus rien à vous dire, monsieur le commissaire ; ravie de vous avoir connu.

Je me dresse, un peu embêté sur les bords, car il est toujours vexant de se faire jeter comme un vieux tampax en fin de carrière.

Je m’incline cérémonieusement.

Sors.

Sursaute.

Dans le couloir, qu’avisé-je, bien raide et blanc sur une banquette de cuir noir ?

Le général Blackcat soi-même, les jambes croisées, ce qui constitue une espèce de chevalet à scier le bois. Il a un bras sur l’accoudoir de la banquette (qui est donc un banc), son autre main est posée sur son genou comme un gant perdu sur la pointe d’un piquet.

— Hello, commissaire ! me jette-t-il guillerettement, ce qui équivaut aux débordements d’un ordonnateur des pompes funèbres en cours d’exercice.

Je ne lui réponds pas « Elle chauffe », ainsi qu’il était d’usage à la communale quand on criait « Hello », mais m’approche de lui du pas enthousiaste d’un hérétique se rendant à une convocation de la Sainte Inquisition.

— Vous z’ici, général ?

Il ne bouge pas ses pattounes pour la poignée de main rencontrale ; faut dire que les Rosbifs le shake-hand n’est pas leur sport favori, ils lui préfèrent le shaker, ces poivrots mondains.

— Ravi de vous voir, me dit-il, je m’apprêtais à passer à votre hôtel pour vous remercier de votre prestation, tout cela a été très édifiant, mon cher. Beau travail.

Est-ce qu’il se fout de ma gueule, ce vieux squelette ?

J’attends la suite.

Il me la fournit :

— Nous allons pouvoir vous rendre à vos occupations habituelles, commissaire, cette phase de l’affaire est terminée et nous n’avons plus besoin de vous.

Son regard est impénétrable, sa voix coule comme la barbe d’un patriarche. Il ne se départ pas de ses manières urbaines.

Le voilà qui développe le mètre pliant qui lui tient lieu de carcasse.

— Il ne faut pas que je fasse attendre cette chère miss Chtockmurtcher, soupire-t-il. Adieu, donc, cher commissaire. Demussond s’occupera de vos notes de frais, bien entendu, et vous seriez aimable de lui restituer le petit matériel qui fut mis à votre disposition.

J’ai droit à une grimace qui, si tu la regardais dans un miroir déformant, pourrait passer pour un sourire.

Il disparaît sans autre forme de procès.

La rogne m’embrase. Je déponne la lourde de la révérende mère Secrétaire sans prendre la peine de frapper au prélavable.

— Dites donc, général, égosillé-je, si vous congédiez de cette manière les confrères étrangers qui risquent leur peau pour vous, je comprends que vos cheminots et vos mineurs se foutent en grève dans votre île de merde !

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