COUP POUR COUP

A l’horizon, le ciel, bien qu’il fasse nuit est d’une blancheur émasculée (comme dit Bérurier Il). Une certaine fraîcheur me fait frissonner, mais n’est-ce point la conséquence de mon séjour au sépulcre ? La Vénus-de-mille-os, dis, ça suffit !

Je rallie ma Cadillac et m’y engouffre avec tant de précipitation que je suis déjà assis lorsque je m’avise qu’elle est pleine de monde. Se trouvent à l’intérieur trois personnes de sexe officiellement masculin, mais le doute plane puisqu’il s’agit de P. J. France, flanqué de son petit camarade et d’un gorille sang-mêlé avec une nette dominante indienne. Mr. France occupe le siège passager et une paire de jumelles pend sur sa bonbonne, son giton bouffe un chocolat fourré pour se faire les lèvres, quant au gorille, il berce dans le pli de son bras gauche un chouette pistolet tout neuf, de grande marque, ça tu peux y compter.

— Alors, ces recherches, mister commissaire ? demande France.

— Désagréables et inutiles, réponds-je.

Le gros barbu se bouche le nez.

— Vous traînez une odeur épouvantable ! s’exclame-t-il.

— C’est que je ne rentre pas de la roseraie de Bagatelle, mister France.

Je lui montre ses jumelles.

— A infrarouge, je suppose ?

— Naturellement, la nuit…

— Je suis bien aise de vous revoir, vous ne pouvez savoir combien je pensais à vous au cours de ces dernières heures.

— Et vous y pensiez comment, mister commissaire ?

— J’y pensais en forme de crosse épiscopale ; votre nom, dans mon esprit, se dresse au milieu d’un champ de points d’interrogation.

Il rit. Je note que le revers de sa veste de velours noir s’orne du ruban de la Légion d’honneur (tout l’honneur est pour moi qui ne l’aurai jamais). France caresse la dentelle froufroutante de son jabot Grand Siècle.

— Le jour où je me suis rendu chez vous, vous connaissiez ma fonction ?

— Je l’ai su pendant que vous étiez au bord de la piscine, en arrivant. Votre image est partie par bélino à un certain endroit ou l’on connaît à peu près tout le monde.

Il rit à nouveau.

— Vous êtes un coriace ; c’est la première fois que quelqu’un s’évade de mon souterrain magique.

— Parce que vous n’y avez accueilli que des podagres sans doute, ce fut un jeu d’enfant. A propos, vous savez que le traitement par rayons m’a sérieusement perturbé ? Il faut combien de temps pour qu’un gars défunte pour de bon ?

— C’est variable selon sa résistance physique. Vingt-quatre heures constituent la bonne moyenne. Comment avez-vous su, pour ces foutus rayons ?

— En faisant fonctionner ma cervelle. Nous disposons tous d’un ordinateur personnel, il suffit d’y fourrer des données et il vous restitue des conclusions.

— Bravo !

— Je vous en prie.

— Que cherchiez-vous dans cette tombe ?

— La vérité sur une affaire dans laquelle on m’a embarqué de force.

— L’avez-vous trouvée ?

Je regarde France. Il ne sourit plus, son œil est devenu très dur, incisif. Il a perdu son attitude de gros désœuvré farfelu ; l’espace d’un instant, on découvre l’homme d’action déterminé et impitoyable.

A la lumière dont il me questionne, à cause de cette âpreté dans sa voix, je me dis que s’il me pose une telle question, c’est que lui non plus n’a pas déniché ce qu’il espérait. Et cette brusque certitude me comble d’aise.

— Non, dis-je en le prenant bien aux yeux ; non, mister France, je n’ai pas trouvé. J’ai pigé pas mal de choses au bord de ce caveau, mais la clé de la dernière porte est restée dans la poche du linceul.

— Vous avez compris quoi, mister commissaire ?

— Un instant, fais-je. Avant de bavarder, j’aimerais savoir quelles sont vos intentions. Si, à l’issue de l’entretien, votre délicat porte-coton doit me vider dans la tête le contenu de son chargeur, je préfère me recueillir ; priorité à Dieu, vous ne me convaincrez pas du contraire !

— Pourquoi vous tuerait-on, mister commissaire ?

— Pour me faire oublier ce que j’ai appris, par exemple ; voire plus simplement parce que ma tête déplaît ; le nombre de gens qui sont morts pour un grain de beauté mal placé ou un léger strabisme… Quand un homme braque un pistolet sur un autre, il suffit d’un battement de cils inopportun pour lui faire presser la détente.

— Soyez sans inquiétude, me répond P. J. France, je n’entreprendrai rien de fâcheux contre vous.

— Pourtant, vous avez cherché à me faire le coup du tunnel ?

— Oui, mais vous vous en êtes sorti et je suppose que dans l’intervalle, vous avez communiqué avec vos copains de Paris ou d’ailleurs. Je me suis arrangé pour qu’on arrête Maggy et la Suissesse, mais on vous a laissé en pleine liberté. Notre intérêt, désormais, est que vous gardiez un bon souvenir, mister commissaire.

Il prononce commissaire en français. C’est attendrissant ce gros bébé barbu qui vient manier notre patois moliéresque et montaigneux. On dirait un veau qui vient d’avaler de traviole.

— Alors, donnez-moi une nouvelle preuve de votre bienveillance, et remisez la pétoire de votre sbire dans la boîte à gants : on ne tourne pas un remake des Incorruptibles !

En souriant, France tend la main en arrière :

— Le feu ! enjoint-il.

Le gorille le lui remet avec autant de complaisance qu’un ours en met à restituer un pot de miel. Le gros pédoque ouvre la boîte à gants et y fourre la pétoire.

— Heureux ? me dit-il.

— S’il n’en existe pas d’autres spécimens en vadrouille dans vos poches, disons que je me sens soulagé.

— O.K., alors allons bavarder dans un endroit plus convenable.

— Hé ! minute, mister France, je trouve cette voiture tout à fait apte à nous servir de salle de conférences.

— Filons en tout cas dans un lieu plus réjouissant, riposte P. J. France.

Puis, à l’Indien :

— Va dire aux autres de remettre cette foutue pierre tombale en place, je veux du travail impec.

Docile, le gorille cuivré descend de ma tire et se dirige à grandes enjambées vers une haie, derrière laquelle, je m’en aperçois seulement, stationne l’une des Rolls du barbu.

— Vous pouvez démarrer, me dit ce dernier.

— Où allons-nous ?

Il a un geste de prélat.

— Peu importe, puisque vous refusez mon hospitalité. A vous de décider.

Je mets le jus et décarre. De fréquents regards dans le rétroviseur m’informent que nous ne sommes pas suivis. Est-il décidé à jouer franc jeu ? Je suis dans l’équivoque (que d’autres nomment aussi l’expectative, mais c’est un peu plus cher et je ne voudrais pas te pousser à la consommation). Que ces gens m’aient surveillé, cela va de soi, compte tenu de tout ce qui précède. Qu’ils veuillent s’assurer que j’ai fait chou noir en explorant le cadavre, c’est la moindre des choses ; mais qu’ils engagent un dialogue, voilà qui me paraît plus aléatoire, car celui-ci s’opérerait à sens unique. En effet, ils savent à peu près tout de moi et moi j’ignore à peu près tout d’eux ; il n’y a donc aucune raison pour qu’ils me fassent des confidences, à moi, flic français parachuté dans leurs manigances. Mais ces deux grosses pédales oseraient-elles s’attaquer toutes seules à superman Tonio, alors qu’il est au volant de la bagnole ? Lui laisseraient-elles l’initiative de la direction à prendre ?

Je surveille le gros petit ami de P. J. France, redoutant de ce vilain soufflé quelque arnaque vicieuse. Il est tranquille pour l’instant.

J’arrive à l’extrémité de la petite route poussiéreuse qui rejoint la nationale et décide de piquer sur San Antonio. J’ai déjà mis mes clignotants, lorsque j’avise un barrage de police. Ils sont une demi-douzaine de poulardins, avec des motos et une chignole pourvue d’un feu giratoire qui éclaire tout l’horizon jusqu’au Nouveau-Mexique. Une chaîne hérissée de piquants acérés est tendue en travers de la chaussée.

Docile, je freine. Un chef en manches de chemise bleue, coiffé d’une casquette plate, s’approche. Il est blond, à frime carrée, avec un regard qui te filerait des coliques néphrétiques.

— Papiers !

Je porte la main à ma poche et pâlis. A la suite de ma baignade chez France, j’ai mis mes fafs à sécher dans le sous-main de l’écritoire de ma chambre et ils s’y trouvent encore.

— Je les ai oubliés à mon hôtel, réponds-je.

P. J. France se penche afin de se montrer au flic.

— Vous me reconnaissez, sergent ?

— Oh ! parfaitement, monsieur France, dit le flic.

— Je me porte garant de cet homme, c’est un ami.

— Je prends bonne note, monsieur France. Malgré tout, il est indispensable que je fasse le nécessaire et qu’il vienne jusqu’au poste volant, c’est à quinze cents mètres…

— Je vous trouve plutôt intraitable, sergent, déclare France avec humeur.

— Depuis l’élection du nouveau gouverneur, nous avons des ordres, répond l’autre, sans joie.

Et à moi :

— Deux de mes hommes vont vous escorter au poste, vous roulez derrière eux, compris ?

— O.K., soupiré-je, fataliste.

Pas tellement fâché dans le fond que France ait été vu en ma compagnie, ce soir. Peut-être que cet incident m’épargnera des désagréments plus cruels, par la suite, va-t’en savoir. Je crois dur comme Defferre aux bons agencements du hasard.

Le grand blond va jacter avec deux de ses guerriers, ceux-ci enfourchent leurs trottinettes et, poum ! on y va.

Au bout de cinq cent cinquante-six mètres virgule vingt, on oblique à droite dans une voie montante. Les motards m’ont pris en sandwich. Celui qui passe devant a éclairé une espèce de phare de recul dont la clarté m’éblouit, m’obligeant à conduire à trente à l’heure, les yeux plissés comme ceux d’une chouette qui voudrait faire de la télé.

— Quelle idée de sortir sans papiers ! grommelle P. J. France, maussade.

— Si vous ne m’aviez pas propulsé dans votre damnée piscaille l’autre jour, je les aurais sur moi, mais malgré mon séjour dans vos néons spéciaux, ils étaient encore humides lorsque je suis parvenu à mon hôtel.

Le barbu se tasse contre sa portière en souriant.

Alors, bon, que je te revienne à la situasse. Nous roulons quelques minutes encore. Le flic avant m’adresse un signe pour m’intimer de ralentir, lui-même stoppe. Je limite et l’imite.

Le phare de recul continue de me court-circuiter les vasistas. France descend de l’auto ainsi que son julot. Je m’apprête à en faire autant, mais le flic qui me filait se pointe dans l’encadrement.

— Ne bouge pas, petit drôle ! me lance-t-il d’un ton qui remplacerait ton congélateur s’il tombait en rideau.

Le canon de sa mitraillette de cérémonie pointe sur moi.

— Ben quoi ? je demande.

— Ta gueule !

Le sublime Sana pige illico qu’il l’a dans le prosper, enquillé d’une trentaine de centimètres au moins ! La grande feinte bioutifoule. Comment qu’on t’a possédé, bonne pomme de petit Françouze égaré dans la jungle texane. Ça, oui, c’est du beau boulot de professionnel.

Le rire de P. J. France se veut démoniaque. Il a baissé sa vitrine de son côté avant de descendre. Je reçois un seau d’eau dans le portrait de famille.

Horreur ! Il ne s’agit pas de flotte, mais d’essence.

Et alors je comprends que M. l’Antonio de ses belles deux va cramer comme des lettres d’amour après rupture. Une allumette et…

Je déguste un coup de goumi féroce sur le temporal, chaleureusement administré par le faux poulet à la mitraillette. M’estourbir, mettre la tuture en route en la braquant contre un arbre ou quelque précipice, puis, au dernier instant, l’allumette fatale. Mort accidentelle d’un touriste européen. De profundis !

Si j’ai le temps de penser ça, c’est que le coup porté n’a pas eu raison de ma raison, mon tagoniste agissant par l’encadrement d’une portière. Mais je dois faire comme si, absolument. Alors j’exhale un râle escamoté et m’abats sur la banquette.

Comme prévu, la lourde s’ouvre. Un « flic » s’avance, met le contact, puis enclenche le drive. Ensuite il sort de l’auto, referme la portière et use d’une longue branche pour appuyer sur l’accélérateur depuis l’extérieur. La Cadillac se met à avancer par saccades, parcourant deux ou trois mètres à chaque fois. Arbre ou précipice ? De toute manière cela va être pour bientôt, pour tout de suite. Le signal sera l’allumette qui m’embrassera et alors il sera trop tard.

J’attends la seconde pesée de la branche. Dès qu’elle se sera produite, il y aura une seconde de battement pour que le gonzier revienne se placer au niveau de la Cadillac. J’actionne la boîte à gants. Pourvu que sa serrure ne récalcitre pas. Mais non, c’est du pratique et ça fonctionne au quart de poil. Le petit panneau de faux bois s’abat. Ma main glaoupe à l’intérieur et chauffe le feu de la concorde qui y fut déposé par Mr. France en personne, le sympathique barbu des concerts san-antoniens. Mon pouce expert vérifie dans la foulée que le cran de sûreté n’est pas mis.

Mon tourmenteur enquille à nouveau sa branche. Feu au-dessus de l’épaule ! Il bascule recta, ploum ! Pierre lâchée ! Ses potes doivent croire dans l’immédiat qu’il a été déséquilibré par le tressaut de la voiture. Je biche la poignée de la porte, et, voyez caisse ! Un roulé-boulé, façon Azor.

Heureusement qu’il fait schwartz. Chose réjouissante, mes trois autres tagonistes sont en pleine luce, éclairés comme à l’avant-scène d’un théâtre par le phare de recul du premier motard.

— Les mains en l’air, tous les trois ! barris-je, ayant appris l’éléphant usuel lors d’un séjour dans l’Inde millénaire.

Au lieu d’obtempérer, le premier faux flic dégaine son feu. Fatale réaction. Je le plombe sobrement d’une seule bastos dans le cou. La jugulaire sectionnée, il s’écroule. Ce que voyant, P. J. France prend le funeste parti de courir.

— Stop ! j’ lu sommationne.

Mon cul. Tu peux toujours crier stop à un habitant de Saint-Pierre de la Martinique quand le volcan déconne.

Pour l’arrêter, je lui praline les cannes. Il s’en chope deux belles : une dans la cuisse gauche, l’autre dans le genou droit, et ça, crois-moi, c’est très très douloureux. Le voilà à plate bedaine dans la poussière, qui vagit sinistrement.

— Hello, mister Prenduron, lancé-je en m’avançant vers la petite femme à barbe de France ; seriez-vous le seul type raisonnable de ce quatuor ?

Car lui, il tient ses pattounes levées comme un saint-bernard qui fait le beau. N’ayant pas de sucre à lui refiler pour le récompenser, je me mets à lui flatter la croupe par-derrière. C’est pas la chose du vice, mais celle de la sécurité : il n’a pas d’arme.

— Voilà une belle soirée qui finit mal, lui dis-je ; la vie est pleine de « hélas », d’« aléas » et d’« alinéas ».

Tout en jactant, je continue de le braquer, et tout en le braquant, je considère les lieux. Nous nous trouvons sur une espèce d’entablement pelé qui surplombe une faille rocheuse. Le bruit d’un torrent me parvient, de très bas. Donc, ces garnements allaient bel et bien me virguler dans le vide.

L’ivresse de ma victoire éclair m’oxygène les soufflets. Putain, j’ai eu chaud aux plumes ! Mais quel retournement ! On ne me changera jamais, te dis-je. Je fais de nouveau face au mignon barbu.

— Va t’asseoir dans ma bagnole, fiston !

Il hésite.

Pour l’inciter à la soumission pleine et entière, je lui vote un coup de latte dans les mignonnes. Il râle de douleur et se plie en deux.

— Non, non, debout ! enjoins-je en le redressant d’un coup de genou sous le menton.

Cette fois, il obéit.

Au passage, je note que les deux motards sont positivement morts. Par acquit de ce que tu sais, je n’en rafle pas moins leur arsenal avec célérité.

Bon, maintenant, le jeune gros barbu est dans la chignole. On entend geindre son riche protecteur, non loin. Et puis les plaintes cessent parce qu’il s’est évanoui de souffrance.

— On est plus que nous deux, tu vois, chéri ? je fais à mon copain angora. Toi, assis dans cette bagnole ruisselante d’essence. Je gratte une allumette et tu t’illumines comme un gâteau d’anniversaire. Moi, dehors, bourré d’armes et de santé. Il me suffit de tirer une praline dans la banquette de la Cad’ pour que ça crame. Gras comme tu es, avec la paille d’emballage que tu trimbales au menton, tu es la proie rêvée pour les flammes. T’as jamais vu de zigs carbonisés à leur volant ? Moi, si. Ils deviennent grands comme des poupées.

Le chérubin grelotte de trouille abominable.

— Franchement, tu ne m’es pas sympa, je lui dis, mais ce n’est pas une raison pour abattre un mec, sinon la planète serait dépeuplée. Tu veux bien répondre loyalement à mes questions ?

Il acquiesce vivement.

— Attends ; par répondre, je sous-entends dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, nous sommes d’accord ?

— D’accord.

— O.K., je commence. Question facile, à dix dollars : pour le compte de qui travaille P. J. France ?

— Ça dépend.

— Ça dépend de quoi ?

— De qui le paie. Il fait partie d’un consortium important qui a des ramifications dans le monde entier.

— Consortium du Crime ?

— Comme vous y allez !

— Ne chipotons pas sur le vocabulaire, mon gros joufflu. Et d’ailleurs, là n’est pas la question. Tu es au courant de l’affaire Stone-Kiroul ? Ça, c’est une question à cent dollars.

— Un peu.

— Un peu beaucoup, j’espère… pour toi.

— Faut voir.

— Raconte !

— Raconter quoi ?

— Ce que tu sais ?

Le jeune barbu a une réaction du type béruréen, figure-toi que l’émotion lui a tracassé la ventraille et qu’il lâche un pet d’affolement pareil à une étoffe qu’on partage en deux.

— Ça, c’est une déclaration d’amour pour le père France, ricané-je. Je préfère que tu me répondes en américain. Alors, Stone-Kiroul ?

— Que voulez-vous savoir ?

— Rigoureusement tout, ma vieille contrebasse, tout, depuis son départ en avion jusqu’à la tombe de Stocky.

Le dodu à poils longs grattouille sa barbe floconneuse et contractuelle.

— Je ne sais que ce que je sais, fait-il modestement.

— Je l’aurais parié, réponds-je. Récite-le bien comme il faut et tu auras peut-être la moyenne. Toute note au-dessous de dix entraînerait la mise à feu de ton système pileux et de son support.

— Je crois savoir que le père de Stone-Kiroul était très ami avec Stocky, je ne me rappelle plus lequel avait sauvé la vie de l’autre, mais enfin des liens très forts les unissaient.

— Bon début, t’as le sens de la narration, fiston, continue sur ce ton et on fera relier ta thèse en peau de couilles.

L’enflé renifle. Il reprend confiance en son destin. Peut-être mijote-t-il une parade ? Ces grosses gonfles mollasses sont parfois capables de fâcheux sursauts. Il s’agit de le garder à l’œil.

— Stocky et Stone-Kiroul fils continuaient d’entretenir de bons rapports. Je vous raconte ce que j’ai cru comprendre à travers des conversations que P. J. a eues avec… différentes personnes.

— Ça me va parfaitement. Alors ?

— Récemment, ils se sont rencontrés à Helsinki, au cours d’un congrès sur les droits de je ne sais qui…

— De l’homme, probablement ; les hommes n’ont que le droit de faire des réunions pour affirmer leurs droits.

Je suis là, à le tartiner, lui faisant enfler le bulbe, au pauvre biquet, au lieu de le laisser poursuivre, moi qui pourtant ai une folle envie de savoir. Mais taquiner une envie rend son assouvissement plus jouissif.

— Au cours de ce voyage, Stocky a révélé à Stone-Kiroul que sa vie état en danger et qu’il était surveillé par une équipe de Jaunes.

— Avait-il l’explication de cette surveillance ?

— A l’époque où il sévissait à la Maison-Blanche, il s’occupait de l’Extrême-Orient.

— Il n’a rien dit de plus ?

Bébémou hausse ses épaules de déménageur gonflé au gaz de Lacq (mot capital au scrabble lorsque les noms propres sont acceptés).

— On ne connaît pas grand-chose de cette conversation, dit-il, juste ce que Stone-Kiroul en a dit aux Anglais d’abord, aux Russes ensuite.

— Mais encore, mon gros ?

— D’après ce que j’ai cru comprendre, cela concernerait un plan d’invasion générale de l’U.R.S.S. par la Chine, le Japon, la Corée du Sud, le Pakistan et je ne sais encore qui. Cette formidable opération est prévue à une date donnée et, en cas de réussite, devrait être poussée jusqu’en Europe.

— Les prédictions de Nostradamus, soupiré-je.

— Je ne connais pas ce journaliste, avoue humblement Barbabite, lequel possède plus de graisse que de culture.

Un instant de silence passe sur nous, comme une langue agile sur une tête de nœud ; bienfaisant, car il nous permet de mettre un peu d’ordre dans notre esprit et d’établir une juste connexion entre nos pensées et nos émotions, amen.

— Voyons, Pafensucre, réattaqué-je, Stocky possédait-il ce plan ou était-il simplement au courant de son existence ?

— Il a dit qu’il avait tout et que son infirmité lui servait de coffre-fort.

— Bien sûr, les Russes ont fait parler proprement Stone-Kiroul ?

— Vous pensez ! Il en a tellement dit qu’il a même dû en inventer. Seulement, pour les détails, il faudra vous adresser à eux, demander à P. J., moi, après tout, ces histoires-là…

— Oui, c’est pas ton oignon. Avec ce que tu as appris, quel que soit le peu d’intérêt que tu as marqué pour la chose, tu résumerais l’affaire de quelle manière ?

Il réfléchit. Son gros bide gargouille désespérément ; il n’a pas l’habitude des équipées nocturnes et l’heure de ses tartines de caviar est passée depuis lulure.

— Mon avis…, murmure-t-il. Mon avis…

Puis, inquiet :

— Il faudrait peut-être voir où en est P. J., non, vous l’avez salement touché.

— Te bile pas, Bill. Si tu deviens veuve, je parie que tu palperas un beau morceau du gâteau, mon petit doigt me dit que tu as su manipuler le gros lard pas seulement du bas et qu’il s’est occupé de ton avenir.

Il a un vilain sourire effronté qui en dit long comme le désespoir du patronat français sur ses « espérances » comme on disait dans les lieux jadis bourgeoisissants.

— Alors, ton résumé, ça vient ?

— Ecoutez, avec ce que je sais, en réfléchissant bien, je vois les choses comme ça : Stocky ramassait un pognon terrible en faisant chanter les Jaunes, ou un truc dans ce genre. Je suis certain qu’il tirait profit de son secret.

— Tu souilles sa mémoire, ma Grosse Zézette au miel !

— Ce qu’il en a à foutre maintenant ! ricane l’Obéseur, et de poursuivre : Russes et Britanniques ont eu partie liée dans ce coup-là.

Un bon point pour lui : ses conclusions rejoignent les miennes.

Il continue de sa voix un peu trop fluette pour son gabarit :

— Bien sûr que les Popofs et les Anglais se sont mis après Stocky pour lui arracher son secret.

— L’ont-ils obtenu ?

— Ça, ni France ni moi ne le savons.

— Après ?

— Qu’ils l’aient obtenu ou pas, ils ont décidé de monter tout un mimodrame pour feinter les Chinois.

— Dans quel but ?

— Les amener à croire, après moult péripéties, qu’ils avaient mis la main sur le fameux document.

— Dans quel but ? répété-je, la même question restant valable.

Le gros faisandé me défrime avec un brin d’insolence.

— Vous êtes flic ou quoi ? Dans quel but ! Mais pour les amener à annuler leur dispositif. Seulement, il a fallu organiser un tas de péripéties pour que la chose ait l’air vraie ; ils sont malins, les bougres, alors le cinéma qui leur a été monté devait impliquer mille rebondissements.

— Pour les amener à la tombe de Machin ?

— Evidemment. C’était l’acte final auquel ils sont arrivés après bien des incidences et fausses manœuvres.

— Le pied mécanique ?

— Juste. Il était vide. Mieux, ils ont pu constater que le corps, en tant que tel, avait été fouillé comme une malle. Donc, que tout espoir était perdu pour eux.

— En somme, l’accident de l’avion visait Stocky ?

— Affirmatif.

— Et il fallait qu’il se produise à l’aéroport de San Antonio pour que vous ayez le cadavre à disposition ? France est connu des troupes secrètes qui grenouillent de par notre miséreuse petite planète rabougrie. Les Jaunes ont pigé en voyant le cadavre dans cet état que l’équipe de Mr. France avait fait le nécessaire, au profit des Russo-Britanniques ?

— Je crois que ça cadre pile.

— Ultime point d’interrogation, les Russo-Britannouilles, comme tu dis, ont-ils mis, oui ou merde, la main sur le fameux plan ?

— Là, je vous répète que je l’ignore ; ce sont des trucs qu’on ne raconte pas dans les soirées mondaines.

Fatal laisser-aller de l’homme en méditance. Tout à « l’affaire », je me suis mentalement relâché, du point de vue prudence. J’ai laissé mon qui-vive au vestiaire. Et tu ne sais pas ?

Non, je te jure, assieds-toi, pose ta grolle qui fait tellement chier ton cor au pied et écoute.

Juste que j’erre dans le jardin touffu de mes pensées, voilà qu’une silhouette massive se dresse dans l’encadrement de la portière qui me fait face. Au moment où je l’avise, reconnaissant le visage décomposé de P. J. France, je note le canon de pistolet dirigé sur moi.

Et le temps, te dis-je, de comprendre, ça tonne à nouveau dans le petit Verdun texan. Quatre bastos lâchées dans les règles. Des belles, un peu pataudes, capables de traverser un blindage de char ou l’intelligence d’un contractuel. Plaoum ! Plaoum ! Plaoum ! Plaoum !

Je tombe à la renverse sous le coup de boutoir. Un choc de cinq cents kilogrammes à l’épaule, même un éléphant dresse l’oreille quand il morfle une bastos de cette envergure. Au sol, je me sens tout le côté gauche paralysé, étourdi.

Suis-je touché à mort ? Ces choses-là, il faut un instant pour en être informé. Tout de suite, l’impact te met K.-O., la gravité, ça se décide peu après. En tout cas je conserve, magnifiquement préservée, ma notion de la vie. Ainsi, je sais que la bagnole crame, que le barbu dodu hurle et s’enfuit en flammes sans avoir l’idée de se rouler par terre. Je sais que P. J. France, l’héroïque, ne va pas en rester là et qu’il va se traîner jusqu’à moi pour me filer le coup de grâce. S’il m’a à demi raté c’est parce que son minet placé entre nous le gênait. Donc, il me faut prendre les devants. Alors je me place dans une posture judicieuse et j’attends. La frime déshumanisée par la douleur du gros follingue ne tarde pas à apparaître de l’autre côté du brasier.

Ebloui et brûlé par les flammes proches, il ne peut me voir. Tu parles d’une cible !

Tentante. Mais l’Antonio, tu peux marcher derrière son écu : c’est toute la chevalerie françoise (ça, yes, mon pote !).

— Lâchez votre gun, France, ou je vous flashe ! hurlé-je.

Il repte un peu plus.

— Stoppez ! Placez vos mains nues en avant et ne bronchez plus ! lui intimé-je.

Tu parles d’un acharné. Au lieu d’obtempérer, il se remet à praliner en direction de ma voix, beaucoup trop à gauche, car j’ai eu la bonne idée de me rapprocher du second motard défunt.

Alors, quoi, merde, tant pis. Le vieux forban déguste sa potion d’infini. Deux prunes dans les favoris. Son petit ami achève de brûler comme du suif, au bord de la falaise.

Putain d’elle, quelle noye !

Je me remets debout en gémissant. Mon épaule gauche a dérouillé. J’ai la clavicule naze et il me manque deux cents grammes de bidoche dans la région en question.

Tu crois que je vais pouvoir piloter une moto dans cet état ?

Oui, puisque je suis San-Antonio !

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