COUP DE SANG

Bon, quand je réadhère à la normale, il est plus tard que tu ne crois. A preuve : il fait noye. Ma chambre est éclairée par la réverbération d’une enseigne lumineuse vantant les mérites des cigarettes Chmurtz qui sont si douces à la santé avec leur filtre en mégalovinyle emplâtré.

Je me sens léger, remis, dispos comme après une nuit réparatrice. Un peu meurtri des endosses toutefois, malgré l’épaisseur de la moquette, mais j’ai si souvent pieuté sur la dure que je me dénoue les muscles par quelques mouvements gymniques appropriés.

L’heure ?

Minuit moins des.

La faim me tenaille encore plus fortement qu’avant de clapper mon sandwich-club. Je décide d’aller faire la soupette dans quelque restaurant de nuit.

Comme je sors, je suis surpris de trouver l’écriteau Do not disturb accroché à la poignée de ma porte. Ce n’est pas moi qui l’ai fixé. D’ailleurs, je n’ai pas dormi de « mon » propre sommeil. On m’a soporifiqué, crois-tu ? La dame jaune ? Pour venir fouiller ma chambre ? Elle avait toute possibilité de le faire en mon absence. D’ailleurs je n’éprouve aucune de ces séquelles inévitables consécutives à un soporifique quelconque, telles que : nausées, mal de tête, bouche sèche, etc. La forme, te dis-je.

Je m’adresse au concierge pour m’enquérir d’un endroit où clapper, le restaurant de l’hôtel étant fermé.

— Ah ! bon, s’exclame l’homme en m’apercevant, je suis bien aise de vous voir, mister Antonio, depuis trente heures que vous êtes enfermé, nous commencions à nous inquiéter, d’autant qu’il y a eu plusieurs appels téléphoniques pour vous ce soir et que vous ne répondiez pas, je venais justement d’en référer à la direction.

Trente heures ! Merde, pas surprenant que j’aie les crocs.

— Je me suis offert une petite cure de sommeil, réponds-je d’un ton léger. Mes correspondants n’ont pas laissé de messages ?

— Aucun.

Il a droit à la photo de Washington le Boudeur, lui aussi, en échange de laquelle il me fait savoir qu’à quatre pas d’ici le Rodrigue est un night-club où l’on trouve les meilleurs steaks de tout le Texas.


L’endroit n’est pas pire que ceux qu’on rencontre sur tous les continents. On y trouve le même décor plus ou moins art déco, les mêmes lumières orangées, les mêmes pétasses, la même musique vociférante. « Désormais, comme le disait Béru, du temps qu’il était à mes ordres non moi aux siens, désormais, c’est chez toi que t’es le mieux ailleurs. »

Je dégauchis une place sur un tabouret rembourré, au bar en « S » servant de râtelier aux bipèdes venus s’étourdir en se poivrant le nez et s’entre-frottant le lard.

Une majorette habillée seulement d’un boléro et de son cul assure le service dans ma zone de clappe.

Je lui commande le fameux « Steak maison » et un bourbon, histoire de conformer mes mœurs à celles du pays. Service éclair. Le temps pour un bègue de compter jusqu’à dix et l’on dépose devant moi une assiette large comme la roue avant des premiers vélocipèdes, lestée d’un quartier de barbaque suffisant pour assurer pendant un mois la survie de quinze spéléologues perdus dans l’utérus de Mme Bambino.

Je songe, avant de grignoter ce qui convient à mon appétit, que tant que l’on servira de pareilles poncifs à un seul homme, il n’y aura rien de changé dans le royaume de Danemark.

Alors me voilà parti sur mon récif de bidoche, condor s’attaquant à un buffle décédé, quand j’avise, de l’autre côté de mon auge, la môme Maggy avec son baise-ballman d’époux. Eux aussi se font un steak format société de surconsommation, mais ils ont eu la sagesse d’en commander un pour deux.

Ils devisent la bouche pleine (ce qui ne doit pas affecter la diction du grand glandu), en se tenant de profil, un coude sur le rade, à l’américaine.

Moi, pour attirer leur attention, tu sais quoi ? Je lance ce que mon distingué Béru appelle : un coup de sifflet de trident.

C’est si suraigu que, nonobstant la musique en rut, toute la populace de la mangeoire regarde dans ma direction, y compris le couple. Maggy paraît surprise. Elle tarde à me sourire, mais ça vient. Son grand bestiau me crie un « Hello ! » qui fêlerait le bourdon de la cathédrale. Par gestes, vu le brou-de-haha, on s’indique qu’on prendra un pot ensemble après la collation. Je m’octroie huit cents grammes de viandasse, règle la note en conseillant à la majorette de préparer des assiettes anglaises avec les trois kilogrammes restants, car j’ai bouffé très proprement. Elle hausse les épaules et bascule mon reliquat par le trappon d’un dévaloir qui conduit le tout aux ordures, comme quoi un taureau a pris la peine de grimper sur une vache, la vache de faire un veau, le veau de grandir, tout cela pour échouer en fin de compte dans la benne des éboueurs. Ulcérant ! Atteinte à la nature !


Nous voici enfin réunis, Maggy, son super-nœud et moi. Entassés sur un bout de banquette, avec une source sonore au ras de nos manettes, ce qui ne facilite pas chouchouille les élans de l’âme. On écluse des trucs alcoolisés. Le bœuf se raconte, comme toujours, les cons : il raffole de sa propre histoire, la trouve belle, élogieuse, bien trempée ; il dirige une fabrique d’engrais. Le fumier, c’est son pain quotidien, cézigue. Ils ont une ravissante maison sur les bords de la San Antonio River. Et est-ce que ça me dirait d’aller biberonner un godet chez eux, en sortant du Rodrigue ? Non, merci bien, j’ai pas de bagnole pour l’instant. Alors une autre fois ? D’accord.

Maggy est blottie dans les bras du marchand d’engrais. C’est du neuf, eux deux. Il doit monter au paf comme il cavale sur le terrain de baseball : sans fioritures, mais en force. Au début, les gerces adorent. C’est ensuite que les élans libertins leur viennent, plus tard, passé la trente-cinquantaine, quand leurs paupières commencent à faire le papier de chocolat défroissé.

Profitant de ce que le disc-jockey nous soulage d’un machin moins paroxystique, elle me dit :

— A propos, comment s’est passé votre déjeuner chez mister France ?

— Au poil, on s’est baignés dans sa piscine.

— C’est un homme… intéressant, non ?

— Très. Sa femme aussi est pittoresque, avec sa belle barbe noire.

Elle sourit.

— France est réellement fou, ou bien il fait semblant ? demandé-je.

Maggy répète :

— C est un homme intéressant.

Le big boss, tu parles, elle va pas bêcher, prendre le risque de lui faire un mauvais papier, qu’on ne sait jamais qui colporte quoi ; quand tu penses à quel point les hommes sont dégueulasses, et de jour en jour davantage. Plus ils deviennent nombreux, plus ils deviennent féroces…

Tout à coup, le bœuf se met à faire le sémaphore en folie avec ses grands bras. Il veut attirer l’attention de quelqu’un dans la foule. Le quelqu’un finit par capter ses signaux et y répond par un geste joyeux.

Le quelqu’un s’approche de notre table.

Le quelqu’un est une dame.

Fort jolie et qui baise divinement : Anny Etoilet.


Un homme mourant d’âge m’a dit un jour :

« Tu sauras qu’une femme est laide lorsqu’elle n’est vraiment pas belle. »

Le paraphrasant, je déclare ceci : « Tu sauras qu’une femme est belle lorsqu’elle n’est vraiment pas laide. » Tout est grâce et harmonie chez Anny. Ses formes, ses yeux, sa bouche, la couleur de ses cheveux, celle de ses dessous, le son de sa voix, son odeur et les ondes qui partent de sa personne pour arabesquer autour de ton cœur. Elle est si parfaite qu’on ne se lasse pas de la contempler, comme on contemple une source, un feu de cheminée, la neige tombant sur un boqueteau de sapins.

Tout autre que moi — toi, par exemple — serait soudé de voir ma ravissante Vaudoise débouler à San Antonio et marquerait sa surprise par des mouvements désordonnés et de ces paroles désyntaxées dont seules les sonorités sont éloquentes. Tout autre qu’elle — toi, par exemple — serait ahuri de me trouver à San Antonio en compagnie de gens de connaissance et l’exprimerait par quelques-unes de ces simagrées dont les gens ont le secret lorsqu’ils essaient de traduire une émotion.

Eh bien, laisse-moi te dire que nous sommes parfaits de self-control, elle et moi.

On se dit « Bonjour », chaleureusement. Je baisotte le dos de sa menotte, elle me vote un sourire humide, une œillade nostalgique en forme de sa jolie chatte.

— Vous vous connaissez ! s’écrie le bœuf qui veut devenir aussi intelligent que la grenouille.

— La Suisse est le plus beau point de rencontre de l’Univers, éludé-je.

Et c’est à mon tour de m’exclamer :

— Vous vous connaissez ?

— Depuis cinq ans, répond le bœuf, Anny nous loue son chalet du Montana chaque hiver ; et quand elle vient traiter ses affaires de pétrole à Houston, elle ne manque pas de faire une escapade jusqu’à San Antonio.

Bravo, parfait, tout est bien qui continue bien. Le serveur apporte de nouvelles boissons bleutées et corsées.

— Comment va notre ami Rameau ? demandé-je.

Anny me saisit l’avant-bras, juste à l’endroit où j’ai fixé un stylet à pointe bique, pour on-ne-sait-jamais-les-nuits-sont-fraîches-même-au-Texas. Ce contact étranger ne la fait pas frémir. Et elle retire sa main sans cesser de sourire[6].

— Ne savez-vous donc pas ce qui lui est arrivé ? demande Anny.

— Disez-le-moi !

— Il s’en enfui de l’hôpital et on n’a pas retrouvé sa trace.

— Ne l’aurait-on plutôt enlevé ?

— D’après certains témoignages, il semblerait qu’il est bel et bien parti volontairement, en pyjama. Il a emprunté un vélomoteur dans la cour de l’établissement.

Je branle le chef et m’abandonne un moment à la musique lancinante. Des gens, attifés faut voir comme, gambillent sur la piste, très fiers de se donner en pitoyable spectacle ; car c’est cela qui les hante surtout, les hommes, après le pognon : être admirés, s’inscrire dans les rétines des autres.

Anny pose sa main ornée d’un joli morceau de carbone cristallisé sur mon genou. Prometteuse. Je sais qu’elle tiendra. Je sais aussi qu’il se passe des drôles de choses, car enfin, il est exclu que notre rencontre à tous les quatre soit fortuite. L’Antonio est coincé entre les mâchoires d’un moule à gaufres, et il va devoir s’arc-bouter vilain s’il ne veut pas être aplati. C’est merveilleux, le hasard, mais il ne faut pas en abuser.

La soirée est plutôt languissante, malgré le tohu-bohu. Le bœuf s’en aperçoit et, péremptoire, déclare qu’on ne va pas se plumer plus longtemps dans cette taule de charlots, qu’allez, ouste ! il nous convie dans sa gentilhommière.

Et pourquoi not ?

Bon, alors on se trisse, tu vois. Chacun tient son petit lot par la taille. Bob promet de me ramener en ville après la nouba. Il a une grande chignole blanche décapotable, un peu vioque et inconforme aux principes raisonnables régissant désormais le monde automobilingue. On s’installe. Je passe à l’arrière, naturliche, avec la belle Anny que je me mets à goûter à pleines lèvres.

Le bœuf branche la radio autant fort qu’il peut, à t’en faire craquer les étagères à mégots, le poste, et jusqu’à son tableau de bord.

Et puis on s’éloigne de la ville. Comme je reste flic jusque dans les délicats moments, je questionne au bout d’un instant :

— Il y a combien de rétroviseurs sur votre tas de ferraille, Bobby ?

— Trois : le central et un autre à chaque portière avant.

— Il vous en faudrait combien pour que vous puissiez vous apercevoir qu’on nous suit ?

Il se met à mater dans le miroir fixé au pare-brise.

— La Porsche blanche ?

— Elle nous file le train depuis le Rodrigue. Si vous ne vous en êtes pas encore rendu compte, il faut faire placer un système de vidéo sur votre charrette, mon petit père.

— Une Porsche, ça ne peut pas être des flics, dit-il.

— Sûrement pas, d’ailleurs pourquoi des flics vous suivraient-ils ? Vous n’avez commis aucune infraction.

— Je vais essayer de les semer, assure le bœuf en clouant l’accélérateur au plancher.

Sa tire bondit, et les boudins se mettent à gueuler au petit pois sur l’asphalte.

Je ricane.

— Vous savez, Bob, pour semer une Porsche, il faut une autre Porsche et la faire surgonfler. Avec votre baquet, vous ne sèmeriez même pas le triporteur d’un unijambiste.

— Vous avez raison, admet le bouvillon ; alors on va s’y prendre autrement ; ces gars-là, c’est sûrement des partouzards en quête d’une fine soirée. Ils ont vu partir deux couples, et ils se sont dit que c’était pour une partie de jambes en l’air. Bougez pas…

Il ralentit. La Porsche idem, derrière.

Bob emprunte un chemin à droite. Au Texas, j’ai remarqué, dès que tu largues une nationale, c’est pour tomber sur des routes en terre plus ou moins ravinées où tu disparais dans un nuage de poussière jaune.

On se met à cahin-caher, mollo. Nos phares arrachent de l’ombre une étendue plate et sans arbres.

La Porsche a emprunté la voie cahoteuse à son tour.

— Vous allez voir ! jubile Bob.

Il franchit un millier de mètres et stoppe au beau milieu du chemin.

— Il va bien falloir qu’ils annoncent la couleur, déclare mon ami.

On est là, immobiles, retournés sur nos banquettes, à suivre les agissements de nos suiveurs.

La Porsche a ralenti, mais elle continue d’avancer.

— Si ces malins nous proposent la botte, vous êtes d’accord pour qu’on leur fasse une tête au carré, Tony ? rigole mon pote.

Les deux filles protestent, comme quoi la chicorne est toujours idiote, sans compter que les loustics filocheurs sont peut-être armés, non ?

Quand la Porsche est à dix mètres de notre diligence, elle stoppe et garde ses loupiotes allumées pleins phares braquées sur nous.

On attend un peu, mais les occupants ne se décident pas à sortir.

— Ça commence à bien faire ! gronde Taureau Fougueux en sortant de sa tire.

Et il marche à grandes enjambées vers la seconde voiture.

Je l’entends s’exclamer :

— Non, mais dites, à quoi vous jouez ?

En guise de réponse, une rafale brève déchire la nuit. Bob pousse un cri qui ne va pas jusqu’au bout de son propos et s’écroule. Maggy se fout à hurler.

— Couchez-vous ! enjoins-je aux deux filles.

D’un bond de léopard j’escalade le dossier qui me sépare du volant, enclenche la marche arrière et appuie tout ce que ça peut.

Vois-tu, l’abbé, ce qui différencie souvent la réussite de l’échec, c’est la promptitude. Lorsque tu agis d’une façon fulgurante, tu gagnes. Je te prends l’occurrence : si j’avais mis une minute pour exécuter ces différents gestes déguisés en manœuvres, les mecs auraient eu le temps, eux, de reculer. Mais je n’ai utilisé que six secondes. Faut dire que deux éléments jouaient en ma faveur : Bob n’avait pas coupé le moteur et le chauffeur de la Porsche disposait d’une boîte mécanique, non d’une boîte automatique.

Ça fait vraâââfffflllll braoum ! A peu de chose près, mais plus fort. Tout s’éteint derrière nous car les loupiotes des meurtriers ont volé en éclats. Purée de Porsche ! Dans ma fureur je continue de reculer à fond la caisse, en mettant pleins gaz. Ces vieilles tires ricaines sont les championnes du stock-car. De vrais petits bulldozers ! J’entends des tôles se froisser, des longerons se tordre, et également des cris. Mais bibi, pas de quartiers, fussent-ils de noblesse !

J’appuie ! J’appuie ! Que dis-je : j’appuille ! On continue de reculer. La pompe à Bobby remue du cul, ronfle, s’enrogne, soubresaute ; impitoyable, elle s’acharne avec furia, comme un taureau sur un canasson de picador. Mais la Porsche n’est pas caparaçonnée, elle. Dedieu ! ce nuage de poussière !

Je respire un grand chouia avant de me déplanquer. Faut que t’ailles aux nouvelles, petit homme ; que tu constates les dégâts, voire les décès.

Juste à la décarrade, v’là la Porsche qui s’embrase pour le beau final. D’un coup d’un seul, vlouf !

— Un extincteur ! bramé-je à Maggy ! Vite !

Mais elle n’a pas d’extincteur. Elle est tellement chavirée, la gosse, qu’elle se rappelle même plus ce que c’est.

Dans le brasier, j’ai le temps d’apercevoir, illuminé de l’intérieur, mon couple d’Asiatiques. Ils ont été emboutis jusqu’au fond de leur calèche, lardés des mille poignards de leur carrosserie disloquée. Pas d’erreur, ce sont bien les deux Jaunes de Berne. Et la gonzesse, oui, oui, Santonio, t’avais vu juste : la femme de chambre de l’hôtel. Ils sont sans réaction au milieu des flammes.

Quid de Bob-le-bœuf ?

Je bombe vers lui. Il gît à vingt mètres devant (car j’ai reculé), nez au sol dans un champ pelé. Je l’examine comme je peux, bien que je sache que c’est sans espoir : il en a pris une bonne douzaine dans l’horloge. Dis donc, ils faisaient pas le détail, les constipés.

Bien entendu, Maggy se jette sur l’époux tant aimé.

Scène déchirante ! Anny, sous la lune, plus blanche qu’une pierrotte, claque des dents comme une machine à coudre.

— Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémit-elle, est-ce possible ?

La chose est arrivée si vite, et si sottement, on peut douter de la réalité, en effet.

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