COUP DU CIEL (ou de génie)

Franchement, je veux pas donner dans le shakespearien, encore que je raffole du grand Willy, mais un qui chasserait le ver luisant et m’apercevrait, assis sur le bord de la tombe ouverte, le front sur le poing, le coude sur le genou, me prendrait sec pour Hamlet (dont le toubib n’existe pas).

Je fais donc le point sur mon poing, à la pâle clarté qui tombe des étoiles (merde, v’là que je bascule dans Corneille), le cœur plus lourd que cette dalle déplacée. N’est-il pas grand temps de forcer l’obscurité sépulcrale de cette histoire pour, enfin, trouver un peu de clarté vivifiante ? Non, mais réponds quand je t’interpelle, Acharbon !

Schématiser. Résumer l’affaire. Et puis se reculer pour juger de l’effet. Ne pas avoir peur de ressasser. La râbache a du bon, parfois. Il faut se débarrasser du texte pour pouvoir le bien jouer ; donc, l’apprendre par cœur. Apprenons par cœur les données du problème.

Un diplomate indien, en poste à Moscou, a découvert quelque chose de terriblement important et prend langue avec un diplomate anglais. Aussitôt il est arrêté par les Services soviétiques.

Après une brève période de détention, on le retrouve à Zurich, dans le train d’atterrissage d’un jet, il est agonisant et ne survivra pas. Il porte sur lui un message écrit avec son sang et adressé à l’I.S. britannique : Prévenir P. J. France ; San Antonio V 818 Stocky Pied.

Les Rosbifs ne peuvent ignorer de quoi il s’agit, c’est-à-dire de la mort dans l’accident du vol 818 d’un nommé Stocky, ex-collaborateur d’un président américain, porteur d’un pied articulé à la suite d’une grave blessure de guerre.

Pourtant ces bons amis jouent à me faire croire que je suis concerné et me lancent sur le sentier de la guerre, sachant bien que le San Antonio du message se rapporte à la ville texane et non à moi.

Manœuvre de diversion ? Pour jouer au plus marle avec l’adversaire ?

En somme, il existe six éléments majeurs derrière ce rideau de brume : Stone-Kiroul, les Russes, les Britiches, les Nord-Coréens, P. J. France et Stocky dont les restes gisent à l’intérieur d’un superbe cercueil carrossé par Bertone.

De toute évidence, les Russes se sont servis de Stone-Kiroul pour amorcer un coup fumant, le message a été conçu par eux, mais dans quelles perspectives ? Les Anglais ont feint d’être appâtés, mais pour berner qui ? P. J. France appartient à quel bord ? Que cherchent les Nord-Coréens dans l’aventure ? Pourquoi a-t-on assassiné le colonel Müller ? Que recelait la prothèse pattounarde de Stocky ? Et qui s’en est emparé ? Pourquoi les fédés ont-ils arrêté Maggy et Anny ?

Le mec qui répondrait à ces différentes questions aurait droit à mon respect, à une boîte de préservatifs et à la liste exhaustive des radars disposés sur le territoire français.

On s’habitue aux pires désagréments. L’odeur affreuse montant de la fosse ne me chavire plus. Elle est motif de réflexions sereines, au contraire, quant à notre devenir. Pourquoi dit-on « ils » en parlant des morts, alors que nous sommes en puissance ces « ils » ? La nation des anéantis n’existe pas ailleurs qu’en nous-mêmes ; c’est une espèce de diaspora irréfutable. Nous appartenons à la race Mort, impossible de s’insurger ; on ne peut refuser d’être blanc ou noir.

Dans le fond, le dénominateur commun à tous ces éléments, n’est-ce pas P. J. France ? C’est lui qu’on retrouve partout : sur le message d’abord, ensuite Stocky a été enseveli par ses soins, il a dans l’une de ses entreprises un couple travaillant pour des services secrets (Bob et Maggy), la belle Anny Etoilet vient draguer dans son secteur ; les Nord-Coréens également, et San-Antonio avec tiret idem. Alors ?

Stocky Pied.

Quel lien existait-il entre les deux morts ? Stone-Kiroul et Stocky, en dehors du « S » de leur initiale patronymique ?

Coup de pied à suivre !

Bon, je ne vais pas passer mes vacances au bord de cette fosse pestilentielle. Il s’agit de remettre le couvercle sur la boîte à dominos.

Oh ! hisse ! Je recommence à m’escrimer ; sûr que demain j’aurai un tour de reins. J’agis en grande détresse. Mon désarroi augmente au fur et à mesure que la lourde pierre rampe sur l’ouverture. Il me semble que le mort m’appelle, qu’il a quelque chose à me confier. Des ténèbres abominables monte un cri muet : « Attends, pars pas, insiste, j’ai un secret à te confier. Lorsque tu auras obstrué ce trou, il sera trop tard, trop tard pour toujours ! »

Idiot, non ?

Pas tant, l’ami ; pas tant ! L’intuition est la voix de la vraie raison, celle qui est enfouie au creux de nous, emmitouflée dans le subconscient, et qui se manifeste dans les moments d’exception pour nous chuchoter des certitudes.

Alors, soit. J’interromps ma besogne, et qui plus est, je refoule la dalle pour mieux dégager la dernière demeure de Stocky. Officier héroïque, mister Stocky : bataille des Philippines, blessé, devient conseiller à Washington. Il conseillait quoi, au Président ?

Je braque ma loupiote sur la tête horrible du défunt, saccagée et mal rafistolée avec des matériaux de misère. Car rien ne remplace la viande humaine, elle n’est pas copiable.

« Eh bien, mister Stocky, allez-y, je vous écoute. Je suis venu de Paris pour obtenir vos confidences. »

J’ai le calme courage de regarder cette tête sinistrée, tentant de lui restituer par un effort d’imagination, son apparence d’avant l’accident.

Je crois le capter à peu près, un peu comme on recherche sur les traits d’une vieillarde endommagée sa frimousse de jeune fille.

Le gros handicap, c’est que j’ignore tout de lui, ou presque. Il a fini par surgir à ma connaissance au cours de mes errements. Ancien officier blessé pendant la guerre dans les Philippines, se convertit ensuite dans les affaires diplomatiques occultes et devient même important à un certain moment de sa carrière ; mort dans un accident d’avion. Cet accident le visait-il ? Hypothèse à ne pas écarter, le nombre de gens qui sont morts pour s’être simplement trouvés dans la même charrette qu’un type à liquider !…

Son pied articulé recelait quelque chose de capital : des documents, pour user du mot magique qui couvre tout et ouvre les lourdes à l’aventure. Documents ! Qui lui a piqué son panard bidon ? France ou les Coréens ? J’inclinerais plutôt à penser que ce sont les Jaunes. Stocky, ou plutôt son cadavre, s’est trouvé à la disposition de P. J. France. Ce dernier a eu tout le temps de prélever le nougat articulé du défunt. Pas besoin de rouvrir sa tombe ! Donc, si les Coréens se sont livrés avant moi à cette macabre opération, ils ont dû être bités puisque P. J. France était passé par là.

« Bien vrai, M. Stocky, vous ne voulez rien me dire ? »

Le coyote continue de japper dans les confins. Il a les crocs, l’ami. Le mouton l’empêche de roupiller. Mais le mouton dort, repu, car lui est plein d’herbe. Les hommes le nourrissent et le mettent à l’abri du coyote pour pouvoir le bouffer eux-mêmes. Pauvre coyote aux abois (ou plutôt au jappage) sous la lune texane.

Pauvre Sanantonio qui joue Hamlet (au lard) au bord d’un trou de mort. Et qui veut piger, mais qui ne pige pas. Qui est bloqué, merdiquement. Pourtant, il a de belles méninges, Antoine, non ? Pourquoi sont-elles boueuses, cette nuit ? Elles grippent piteusement. La gamberge s’enclenche mal. Et pourtant je possède toutes les données fondamentales, dirait un politicard. Ils aiment bien ces deux mots chez les marchands de promesses : données fondamentales. Le bon populo gobe bien, ça l’impressionne, kif les enzymes suractivés ; comme quoi fallait continuer de dire la messe en latin ! Quand je les vois en grande déconnance, tous, les bras m’en choient. Un Giscard élu à une poignée de voix et qui s’empresse d’abaisser le droit de vote à dix-huit ans pour être bien certain de ne pas être réélu, le clergé en rémoulade qui dit la messe en français, pour convaincre les fidèles que c’était seulement l’idée qu’ils s’en faisaient ! Y a un grand souffle suicidaire de par le monde, moi je dis. On était déjà des équilibristes, et voilà qu’on refuse le balancier ! On veut y aller, quoi. Où ça ? On l’ignore. Mais y aller en vitesse. Le grand tourment universel, c’est le besoin de plonger. On est devenus des défenestrés ; les plus lourds passent devant les plus légers. En les doublant ils leur lancent, gentiment : « Alors, ça tombe ? » Et les autres répondent, guillerets : « Ça tombe, vous voyez. » « Bon écrasement ! » « Vous de même ! » C’est con des parachutistes sans parachute.


Oui, les données fondamentales, pour t’en revenir, je les ai à dispose.

Stone-Kiroul annonce aux Britannouilles qu’il va leur écrémer un truc formide. Il se fait arrêter presque immédiatement. Je sais, je t’ai déjà mouliné tout ça ; on boléroderavelle en couronne, mais faut ! Il s’évade prétendument, se love prétendument dans le train d’atterrissage d’un Tupolev, en meurt, mais laisse un message rédigé avec une écharde de bois en guise de plume et son sang en guise d’encre. Je retrouve ma blague du monsieur nu dans le placard. Si tu crois vraiment qu’il a échappé au Guépéou, qu’il a pu gagner l’aéroport de Moscou et se nicher dans un zinc, moi j’attends le métro ! Donc… Donc… Oh ! merde ! Ça y est, bouge pas, je pige…

Oui, le voile se déchire, comme disait Isadora Duncan dans sa belle torpédo[8].

Un élément fondamental, issu des données fondamentales.

Les Russes ont eux-mêmes organisé l’évasion, le départ, la rédaction du message. Espéraient-ils abuser l’Intelligence Service ? Impossible. Alors ? Eh bien, alors, tout cela signifie que Russes et Anglais étaient de connivence. Il s’agit d’une énorme machination réalisée en commun. Pour abuser qui ? Les Asiatiques ? Probable. Fatal ! Et on m’a parachuté dans l’affaire pour donner de la substance à la chose, faire accroire aux Jaunes que l’I.S. prenait la chose à cœur et mordait à l’hameçon.

En somme, tout s’est passé comme si, au fil des choses, on avait voulu amener les Coréens à venir chercher le pied articulé de Stocky dans sa tombe.

Tant pis pour les meurtres, qu’importe qu’on trucide San-Antonio et que le chef du Renseignement suisse laisse sa peau dans l’aventure (il possédait un dossier P. J. France, ne l’oublie pas.) Sans doute, le bon général Blackcat s’est-il servi du colonel Müller comme il s’est servi de moi, afin d’étoffer un dossier qui n’existait pas. Et, pour une raison « X » (les meilleures), les choses ont tourné plus mal pour Müller que pour moi. Le grain de sable. L’accident imprévu. Il ne s’est pas trouvé un connard de Jean Rameau pour déguster le potage à sa place, Müller.

Le chat et la souris. C’est la bande des Asiatiques qui a été manipulée par les Ruscofs et les Rosbifs. Elle s’est intercalée entre deux antagonistes supposés pour tenter, à tout prix, de tirer les marrons du feu. Et c’est ce qu’on voulait qu’elle fît ! Les marrons, c’est, en l’occurrence, une prothèse. Donc, à l’heure où je gamberge assis sur cette tombe, Russes et Britanniques ont gagné le canard. Ils sont parvenus à leurs fins. P. J. France appartient à quelle équipe ? La blanche et rouge ou la jaune ? A moins qu’il ne soit le gardien de but d’une troisième ?

J’expectate donc sur ces derniers points, me demandant si je dois plier mes cannes à pêche et rentrer chez moi, ainsi que je l’ai promis à maman, ou bien si je persévère encore dans la bulle de savon et la cimetière party by night.

Une dernière fois j’essaie d’interviewer le défunt.

Sa tête mal ravaudée, histoire d’escamoter ses plus cruelles abîmures, est énigmatique. Je note qu’il porte les cheveux en brosse coupés assez court. Il est brun très foncé, mais ses favoris sont presque blancs de même que la barbe qui a dû pousser depuis sa mort. Dame, un héros de la dernière, ça traîne du carat. Le temps galope, emporte tout. Encore vergif d’avoir des tifs à plus de soixante-cinq balais. Il se teignait, le valeureux militaire en retraite, pour tenter d’enrayer l’irréparable outrage. Ça me rappelle quand, mouflet, je freinais mon vélo dépenaillé en frottant le pied contre la roue avant dans les descentes. Que de bûches dont ma viande ne se souvient plus mais qui ont éraflé à jamais ma mémoire !

Pour quelle raison Russes et Britiches ont-ils tout mis en œuvre, diaboliquement, pour que les Jaunes (couleur du souci) viennent récupérer ce pied mécanique dans une tombe ? Stocky a-t-il servi de bouc émissaire ? Essayons de piger le développement de la manœuvre, vu des plus hauts sommets.

Tout s’est déroulé comme une ténébreuse affaire opposant les Soviétiques et les sujets (de mécontentement) de Sa Grassouillette Majesté Mme Deux. Il convenait en effet de donner l’impression à l’équipe canari d’une bataille de l’ombre entre les services secrets de ces deux nations. Va-t’en même savoir si le tireur de l’autoroute ne jouait pas dans l’équipe anglaise ? Toujours est-il que la monumentale feinte a parfaitement réussi et que tout s’est déporté sur le cadavre de Stocky.

Et me voici tout égrotant au bord de sa tombe, à contempler sa triste dépouille dans le faisceau d’une lampe électrique. Dis, je ne vais pas attendre le chant du coq ?

« Navré de vous avoir importuné, mister Stocky. Je vous dis adieu et je remets votre couvercle ; bonne éternité ! »

Stocky ne répond rien. D’abord il n’a plus de bouche, plus de menton.

Pourtant, il a quelque chose à m’apprendre ! Je le sens, je le sais !

A nouveau, je saute dans le sépulcre. Le mort en partance pour la décomposition ne m’incommode même plus. Je défais ses fringues comme j’agirais dans un cauchemar, sans répugnance, au ralenti, avec des gestes aériens. Une rage m’empare. La vérité ! La vérité toute nue ! Le cadavre tout nu. Bon, il y avait ce pied artificiel, mais ça, c’était la poudre aux yeux bridés, le piège à cons. Le secret est ailleurs.

M’aidant d’un couteau effilé, je sectionne les hardes qui me résistent. Et bientôt je découvre un abominable pot aux roses, si tu me permets d’appeler cela des roses !

Le pauvre Stocky a été charcuté de partout, puis hâtivement rafistolé avec des plaques de sparadrap. On l’a plus qu’autopsié : émietté. Il est vidé, fouillé jusqu’au plus profond de sa chair. On a même pratiqué des incisions dans les cuisses, le bras restant, les fesses, le dos. Cet ignoble tailladage en fait une sorte de loque de chair qui se répand lorsqu’on a achevé d’ôter les bandes adhésives. Travail minutieux ! C’est la première fois de ma prestigieuse carrière que je vois un corps ainsi inventorié, fouillé comme un appartement.

Alors là, mon pote Sana, dis-toi bien qu’on n’a pas perpétré une telle besogne dans cette tombe, à la sauvette. Il a fallu un labo. Et comment qu’il a été passé aux rayons « X », Mr. Pied-de-Fer, et puis incisé, examiné dans toutes ses profondeurs. Ça, c’est l’œuvre de la Maison P. J. France. Le dépeceur a-t-il déniché ce qu’il cherchait ? C’est probable, ou alors ce qu’il voulait dénicher ne se trouvait pas dans la carcasse de Stocky.

A demi dingue, je me jette hors de la tombe. Bon, qu’elle demeure ouverte, ce sera ma manière de venger ce pauvre mort. Demain, on donnera l’alarme, la police se pointera, on constatera les mutilations infligées au cadavre et la funeral house de Mr. France aura maille à partir avec les poulardins d’ici.

Salut, Stocky, m’est avis que tu auras eu un destin pas piqué des charançons.

Je cavale jusqu’à ma Cad’. Je suis effrayé par la puanteur accrochée à mes fringues. J’ai hâte de balancer mes effets dans un vide-ordures et de plonger pendant une plombe dans l’eau saturée d’O Bao d’un bain brûlant. Dire qu’un jour, cette odeur sera la mienne. La tienne. Là nôtre. T’es content ?

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