COUP D’ENVOI

C’est un très bel avion de la Té-double-vé-A (en anglais : Ti doble you É) Boeing rutilant, pomponné, avec du bourbon ambré et des hôtesses platinées comme on n’en trouve plus que sur les lignes américaines.

On survole des nuages roses sur fond bleu, très choucards, car la T.W.A. est une excellente compagnie qui ne te traîne pas les miches dans n’importe quels cieux.

Je suis assis au côté d’un vieux Texan à cheveux blancs qui ne s’est pas départi de son chapeau de paille noir et qui réussit le tour de force de mâcher du chewing-gum, boire du whisky, parler à l’hôtesse et roter son barbe-cul de midi en même temps.

Moi, tout dodelineur, rêvasseur, tragique de solitude, je mémore mon affaire, et aussi l’extraordinaire évolution sociale qui a permis à mon subordonné de devenir mon chef. Nous vivons l’ère des contes de fées. Les bons contes faisant les bons amis, je sens se développer dans mon âme et sa périphérie les racines de la fraternité. Ayant toujours été ouvert à celle-ci, j’accueille son flux impétueux comme le pastis dans son verre accueille l’eau claire qui va le troubler.

Bérurier directeur de la police française ? Soit, d’accord. Elle est dans de bonnes mains, un peu calleuses, certes, gercées, couturées, trop onglées et plus ou moins bien lavées, mais je sais que le bon sens suppléera la carence du savoir-vivre.

D’ailleurs, le savoir-vivre, tel qu’on le pratique dans nos contrées suréquipées, est la source de toutes les hypocrisies, donc il sert d’humus au mensonge, cette plaie de l’humanité. Et quoi de plus contraignant que d’avoir à paraître ce qu’on n’est pas ou peu, devant des gens qui, eux aussi, s’appliquent à donner d’eux-mêmes une idée non conforme à la vérité ? Conclusion, le savoir-vivre est haïssable, au même titre que le polygone irrégulier. Je n’en démordrai pas, ou alors il faudrait qu’on y mette le prix.

Cela étant bon à dire et dit, ô mon lecteur affectionné, j’en reviens à ma mission.

Je me fais l’effet d’un pirate, n’étant aucunement mandaté pour la poursuivre. Mais le franc-tirage, ça me connaît, il est devenu mon style.

Je gamberge d’abondance.

Au début, le coup de P. J. France a induit nos Anglais en erreur.

Et puis la situation a évolué, par moi et aussi en dehors de moi. Les services de renseignements suisses ont compris, eux, que P. J. France ne me concernait pas. Mieux : ils détenaient le curriculum vitré (comme dit mon nouveau directeur) de M. France. A partir du moment où ils en ont informé le général Blackcat, celui-ci m’a laissé quimper comme un résidu de nourritures. Il est probable que, dès lors, je devenais encombrant. De rouage je passais poids mort. Or, la position de poids mort est la plus inconfortable de tout l’appareillage social. San-Antonio (avec tiret) devenait une sorte d’emballage perdu qu’il convenait de perdre au plus vite.

A présent, gentil lecteur sous-développé (puisque me lisant), laisse-moi t’expliquer comment l’idée m’est venue de chercher le Peter Jeansen France à San Antonio. Facile.

Confirmé dans l’impression de maldonne qui me poignait, je me suis dit « Il n’existe que deux espèces de San-Antonio au monde : moi et les villes ou bourgades ainsi nommées, c’est-à-dire le San-Antonio avec tiret, et les autres qui ne peuvent s’offrir ce luxe typographique, les cons. Cherchons donc si, dans l’un des San Antonio sans tiret épars dans l’univers, en Italie, en Espagne, dans la Sud Amérique et aux U.S.A. se trouvait un dénommé France. »

Mathias s’attelle à la tâche à grand et petit renforts d’annuaires internationaux. Et deux heures plus tard, mon rouquin magique se pointe avec la solution du rébus. Il existe bel et bien à San Antonio, Texas, un Peter Jeansen France. Gagné !

La profession de ce quidam ?

Je te le donne en mille ?

C’est trop ?

Alors en dix ?

Tu ne trouves toujours pas ?

Très bien, donne ta langue, chérie, à moins que tu n’aies mangé du Munster[3].

Eh bien, figure-toi (ou figure-moi, si tu préfères) que ce mystérieux mister France dirige une entreprise de pompes funèbres. Faut l’inventer, non ? Oui, cet homme dont le nom se trouve impliqué dans une sombre affaire d’espionnage entre l’Est et l’Ouest et qui possède sa biographie dans les dossiers du S.R. bernois, cet homme travaille tout bonnement dans la viande froide. Tu lui donnes un mort, il en fait un paquet.

Le gentil Mathias, ça va de soi, ou plutôt de lui, se livre à une enquête sur le gazier en question. Il s’adresse aux R.G., au G.I.G.N., au C.E., à la C.G.T., à l’U.D.R., au B.I.T., à la S.N.C.F., à la R.A.T.P., au C.O.C.A.C.O.L.A., au Q.I., au Z.O.B., au P.A.F., ailleurs. Il fouille dans les archives, les dossiers, les tiroirs, il regarde dans le tréfonds des placards, il vide les malles des greniers, il passe sa main sur les armoires, il vide les caves, explore les corbeilles à papiers sans rien obtenir. La réalité française est là, simple et tranquille : pour toutes nos instances policières, gendarmeuses, politiques, médicales, socioprofessionnelles, pédérastiques, religieuses, académiques, criminelles, problématiques, culturelles, occultes, maritimes, aériennes, antédiluviennes, ferrugineuses, vélocipédiques, militaires, maraîchères et phonétiques, pour tout, tous et toutes, dis-je, le dénommé Peter Jeansen France n’est qu’un nom sur l’annuaire de San Antonio. On ne possède aucun renseignement à son sujet. Ma crémière n’en a jamais entendu parler, non plus que M. Leprince-Ringuet, auquel je me plais à rendre hommage ici, et pas davantage que M. Roger Peyrefitte qui écrit mieux que moi, mais des trucs plus dégueulasses et que j’aime bien car on est deux au moins à pisser au cul des Jean-foutre ; nul journal ne mentionna jamais ces trois noms chargés de qualifier un même individu. Bref, la France, bien soudée et unanime comme dans les jours sombres de son Histoire, la France ignore mister France.

Et c’est pas plus mal comme ça.

Le vieux Texan d’à mon côté continue ses virtuosités maxillaires.

Il produit un bruit pénible de déglutition permanente. Quelle horreur, ces bipèdes qui se foutent des choses non comestibles dans la gueule et qui, plus tard, les recrachent pour les coller sous la table !

Je ferme les yeux. Mais l’œil étant dans la tombe et regardant Caïn, l’affaire continue de me fixer dans la pénombre relative de mes paupières closes. Je m’acharne à décrypter le texte du message trouvé sur Stone-Kiroul. Je surtresse, sautaille, sursaute, tressaille avec un synchronisme qui écœurerait un ordinateur (de pompes funèbres).

Hello, please ! interpellé-je l’une des hôtesses, la plus mieux platinée du lot, avec en suce un sourire à t’arracher le copeau (ses chailles de devant ressemblent aux touches d’un appareil à sténotyper).

Elle attend mon bon plaisir, prête à ôter sa culotte si mes desiderata allaient dans ce sens.

— Avez-vous un horaire de tous les vols en direction ou en provenance de San Antonio, ravissante demoiselle ?

Elle paraît déçue comme si on lui annonçait qu’on va lui bouffer le frifri avec des baguettes.

La v’là partie dans son gourbi à frichti, farfouillant dans un placard du bas, ce qui tend admirablement une jupe qu’on aimerait fendre d’un coup de rasoir subtil. Elle se rabat ensuite sur la commode et finit par dégauchir un gros book grouillant de chiffres, de lettres abréviatives, de noms enchanteurs.

En me le tendant, elle déchapeaute le vieux Texan, ce qui fait bougonner celui-ci et laisse apparaître une calvitie fortement eczémateuse.

Voici ton Antonio joli (le vrai, à tiret) parti dans des compulsages méthodiques. Une sorte de jubilation mal contenue chauffe mes cellules grises, j’ai la certitude prémonitée que je vais découvrir ce que j’attends, ce que je sais. Car la vérité me pénètre par pulsions violentes et un instinct poulardier m’indique ce que je dois apprendre.

Si tu n’as pas cette espèce de don, il est inutile de pratiquer mon dur métier et mieux vaut te faire épilateur chez la femme à barbe.

Je mets dix minutes à trouver ce que je cherche ; mais le trouve, et un hymne de grasse (c’est Manouche qui me l’a appris) s’échappe de mon cœur, comme un vent du fauteuil directorial de M. Alexandre-Benoît Bérurier.

« Il » est là, bien là, avec ses trois chiffres avenants : 818. Ah ! chers 8, signes de l’infini. Et toi, 1, sans qui rien ne serait puisque tout commence par toi, si svelte. Vol 818 ! Voilà donc déchiffré un autre bout du message écrit à l’encre de veine. Vol 818, soit San Francisco-San Antonio. J’avance. Ne reste plus que deux mots à déchiffrer : Stocky et Pied. Mais je trouverai.

Sur cette certitude, l’avion se pose impeccablement sur une piste jonchée de criquets énormes.

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