Funeral House
C’est écrit en puissants caractères dorés dans du marbre blanc. Une porte immense, laquée de couleur lie-de-vin, à doubles vantaux, pourrait livrer passage à des funérailles nationales italiennes. Commence alors une succession de halls d’exposition very interessinges, offrant à l’amateur indécis tout ce que l’art funéraire a pu produire depuis les pharaons jusqu’au style new look américain, en passant par les plus folles créations napolitaines. Il y a des halls de cercueils, d’autres de tombeaux. C’est présenté par un étalagiste qui doit se faire la main au Salon de l’Auto. Des podiums drapés de velours, des tentures, des décors peints, des tourniquets, mettent en valeur les ères les plus époustouflantes. Capitonnées, cela va de soi ; en bois rares, inutile de le mentionner, avec des poignées de métal précieux et des marqueteries qui auraient foutu la diarrhée verte à Charles X, ce grand con, je te le consigne pour mémoire ; en marbre sculpté, en bronze, en papier mâché ; mais faut voir les formes ! Certains cercueils, tu croirais des bagnoles de formule 1 ; d’autres sont gothiques, d’autres byzantins ; il y a le cercueil époque Néron, le cercueil Rudolph Valentino, avec plume dans le cul, le cercueil indien, comportant quatre éléphants aux angles et des poignées en ivoire. Cercueils d’ébène, d’acier, de verre ; cercueils à coupole, à roulettes, à ailerons ; cercueils en forme de chars romains, de sous-marins, de pianos droits, de cigare (allumé : le bout est éclairé au néon et c’est l’occupant qui fait les cendres). Cercueils blancs, rouges, arc-en-ciel. Cercueil, en forme de dalle dont le couvercle est un gisant (motif à choisir, t’as l’Indien à plumes, le guerrier noir, le cosmonaute en combinaison, le lancier du Bengale, le toréador, Ophélie, Caligula, Nixon, Moïse, Amin Dada, le doge de Venise, l’archevêque de Canterbury, Gaston Defferre, Ramsès II, George Washington, Charlie Chaplin (à roulettes), Napoléon Pommier, Frank Sinatra, Mme Récamier, Agrippine (de cheval), le Spirit of Saint Louis, mon cul, le tien, le nôtre, Lenôtre, Louis XIV, Marilyn Monroe, Juan Carlos II, Fenimore Cooper, Maurice Schumann, un autre, Reagan en cow-boy, le docteur Mabuse, Léon Tolstoï, Léon Trotte-ski, Léon Zitrone, Canuet, deux autres, Buster Keaton, Dioclétien, Casanova, Anne de Boleyn, Agamemnon, l’Agha Khân III, l’Agha même nom IV, Coluche, et deux mille autres).
Une musique allègre retentit sur cet immense bazar funéraire ; air de jazz guilleret qui va bien avec le style « Mourez, nous ferons le reste » de cet établissement comme il est regrettable que nous n’en possédions pas chez nous car l’Europe, quoi qu’elle prétende, est une contrée sous-développée.
De fort jolies hôtesses, accortes comme disait mon grand-père, en uniforme rose praline, sont là pour vous renseigner, vous distribuer les prospectus, voire vous guider jusqu’aux bureaux de location-vente pour y passer commande.
Ma pomme échafaude en parcourant ces salles d’exposition. Il s’agit, maintenant que me voici à pied d’œuvre, de ne pas renverser la saucière sur mon complet blanc. Prudence est mère de la P. J., a dit La Fontaine.
Après que j’aie visité les trois mille mètres carrés d’exposition, caressé les sarcophages, admiré l’architecture des plus beaux tombeaux, rêvé des moelleux capitons à l’intérieur desquels il doit faire bon dormir, il me paraît opportun de commencer à chercher une fente où enfoncer mon coin.
Ayant reparcouru l’ensemble, je m’intéresse au mouvement de cette étrange boutique. Des couples y viennent choisir leur future sépulture, comme d’autres vont à l’aéroport de Bruxelles, le dimanche, pour jeter du pain aux avions. C’est un but de promenade utile. Ils supputent, admirent, demandent des prix et emportent des catalogues. D’autres personnes moins chalandes sont là afin de requérir les services immédiats de la maison à la suite d’un deuil tout frais.
Je surveille, entre z’autres, les pérégrinations de deux messieurs noirs, de condition aisée, cela se remarque à leur vestimenture et à leur maintien, qui font l’emplette pour leur vieille maman défunte d’un mirifique cercueil rouge, avec hard top en plexiglas fumé, poignées incorporées. Deux grands fils aimants, je pressens, soucieux de gâter une dernière fois la mère vénérée. Je leur virgule un sourire de compassion fraternelle qui ne parvient pas à destination car ils se méprennent sur sa signification profonde. Ainsi, souventes fois, nos élans de l’âme glissent-ils sur les peaux de banane de l’incompréhension, ce qui est déplorable, mais qu’y puis-je ? Je remets donc mes excellents sentiments dans ma culotte et poursuis ma vadrouille dans le palais des ultimes mirages.
Je ne tarde pas à remarquer que chaque jeune femme préposée, lorsqu’une commande s’amorce, va en référer à une dame blonde, en robe de ville sobre mais élégante. Ladite est coiffée tiré, avec une raie médiane, une sorte de chignon sur la nuque, maintenu par une grosse barrette d’écaille. La fille est grande, mince, distinguée pour une Ricaine, avec un regard sombre, intelligent ; elle a très peu de poitrine, c’est dommage, mais on peut s’en acheter une ailleurs. Elle se tient en principe dans un grand box vitré, meublé somptueusement, mais qu’elle abandonne à tout bout de champ pour répondre aux sollicitations de ses hôtesses. Bref, il est clair que la jolie personne assume la direction de la partie présentoir. Elle s’acquitte de sa tâche avec classe, affable et réservée ainsi qu’il sied dans un négoce de ce genre qui t’amène des pratiques chez qui la mort vient de frapper.
Je jette sur elle mon dévolu, attendant que ses activités connaissent une accalmie pour l’aborder des plus civilement.
— Pardonnez-moi, miss, fais-je en lui présentant ma carte de grand reporter (j’en possède douze pour mes déplacements à l’étranger, affirmant que je suis journaliste, médecin, réalisateur TV, artiste peintre, ingénieur dans l’électronique, etc., selon les besoins des causes).
Elle regarde, mais c’est écrit en français que je suis correspondant permanent aux U.S.A. du Courrier de l’Ardèche, et dans l’ignorance de cette langue où elle se trouve, me rend la brème en ne retenant d’elle que le mot « Presse » et sa barre tricolore en diagonale.
— Je réalise un grand reportage sur « la mort aux Etats-Unis », expliqué-je. Vos habitudes diffèrent beaucoup des nôtres et il y a là matière à intéresser le public de mon journal ; envisageriez-vous de m’accorder une interview ? Bien entendu il n’est pas question de vous importuner pendant vos heures de travail, mais c’est volontiers que je vous inviterais à dîner si la chose vous paraît réalisable.
Elle sourit.
Et puis me défrime car, sous toutes les latitudes, toutes les longitudes, tous les parallèles, tous les pôles, tous les équateurs, avant de répondre à une proposition de ce genre, l’intéressée examine celui qui l’articule.
Je m’efforce donc (et sans grand mal, ma modestie dût-elle en pâtir) de ressembler à un homme bien tourné, au visage agréable, au regard pétillant d’esprit, possédant un sexe de belle facture et sachant où le placer ainsi que la façon de l’actionner lorsque c’est chose faite.
L’examen, pour bref qu’il soit, est concluant car la jeune belle femme dit :
— Ce serait une bonne idée.
J’évite de me pourlécher de façon trop ostentatoire.
— J’habite l’hôtel Commodore, sur la San Antonio River, voulez-vous me rejoindre au bar, ce soir à neuf heures ? Nous prendrons quelques drinks et ensuite je compte sur vous pour m’indiquer le meilleur restaurant de la ville.
— Celui du Commodore jouit d’une excellente réputation.
— Merveilleux, dis-je en songeant que, de la sorte, nous ne serons pas éloignés de ma chambre.
Elle déclare, très spontanée, comme toutes les Ricaines :
— Mon nom est Maggy.
— Ce soir, je le saurai par cœur, promets-je.
Je chique les cérémonieux et m’incline comme si j’étais le roi d’Espagne en visite chez la duchesse d’Albe ; les bonnes manières impressionnent toujours les gens qui n’en ont pas. Même si elles sont contraires aux principes de la personne.
Cette prise de congé ravit la belle Maggy. Elle me regarde disparaître à travers son bric-à-brac d’emballages à osselets comme une génisse s’attarde sur le fourgon de queue d’un petit train d’intérêt départemental.
Je me promets pour très bientôt des instants exceptionnels.
En sortant, je musarde par la ville. Il y fait chaud et l’air est empuanti de gaz d’échappement. Un homme-tronc vend des journaux aux titres tapageurs au bord du trottoir.
Le sol est jonché de papiers sales et d’insectes qui éclatent sous vos pas. Une petite Noirpiote vêtue d’une jupe bleu ardent et d’un tee-shirt sur lequel est écrit « Mon cul s’appelle Reagan » actionne un appareil distributeur de Coca. Je lui souris, elle me tire la langue. Jolie langue d’un mauve de samoyède. Un cireur de pompes, qui a surpris mon manège, murmure en me fixant en plein dans les carreaux comme, autrefois, le président Giscard fixait la France : I kill you (je te tue).
Décidément, les sourires ne sont pas appréciés au Texas.
J’atteins un carrefour marqué par une tour au sommet de laquelle galope le texte d’un journal lumineux. Nouvelles locales. Des accidents de bagnole…
Il est five o’clock. Tu crois que la belle Maggy va se laisser embarquer dans ma combine ? Et dans mon plumard, dis ?
Le hasard nonchalant, mais qui veille, me conduit jusque devant les vastes burlingues de la T.W.A.
J’y pénètre. C’est grand comme le siège principal d’une banque suisse avec plein de guichets. L’air conditionné sévit si fort que tu te sens illico au bord de la pleurésie. Au bout de dix secondes tu y es accoutumé et tu baignes dans le bien-être de la vie moderne.
J’opte pour un guichet marqué « Renseignements », derrière lequel M.H.J. Malckommer, un rouquin au nez pointu, essuie ses lunettes de myope (si j’en crois l’épaisseur de ses vitres, c’est le dernier stade avant la canne blanche).
Je l’aborde avec civilité, ce qui l’incite à rechausser ses besicles pour que je cesse d’être un ectoplasme.
— Hello ! lui fais-je gaillardement, à présent qu’il est en mesure d’apprécier mon charme fait d’énergie et de sympathie, le tout enveloppé dans de la peau de mec surchoix.
Il opine, prudemment.
— Que puis-je pour vous ?
Je n’hésite pas, lui déballe ma carte professionnelle, la vraie, d’entrée de jeu.
— J’appartiens à la police française et me livre à une enquête dans le cadre d’Interpol.
Il opine. A cet instant son turlu mélodise, il décroche et se met à parler avec une nommée Daisy de leur Van tout neuf, si exquisement décoré, si pratique qu’ils se demandent pourquoi ils habitent un appartement au troisième étage de Roubignol’s street, au-dessus d’un garage de merde plein de bruits et de fureur.
J’attends la fin de leurs états d’âme en feuilletant un dépliant où ça cause d’Acapulco, comme quoi on y est mieux que dans un goulag, tout ça.
M.H.J. Malckommer (c’est écrit en lettres dorées sur fond noir à son guichet), raccroche, l’air béat.
— Nouveau marié, hé ? lui glissé-je, je parie qu’elle est jolie à croquer et je l’imagine, avec ses lunettes, son nez retroussé, ses taches de rousseur, ses cheveux frisottés et sa jolie robe verte.
Il me coule une œillade surprise, quoique surmyopée, et prend le parti de sourire.
— Depuis huit mois, consent-il à révéler, en réponse à ma question, et c’est vrai qu’elle est fantastique.
Il me fait un peu penser à Mathias, H.J., avec sa chevelure incandescente et son air définitivement soumis à sa moitié — à part — entière.
— Vous disiez donc, inspecteur ?
Je le laisse me dégrader sans vergogne (et sans rancune de ma part), n’étant pas de ces hommes accrochés aux barreaux de l’échelle sociale.
— Vous devez conserver la liste des passagers usant de votre fabuleuse compagnie ?
— Certainement.
— J’aimerais vérifier si un certain Stocky Pied a pris votre vol 818 San Francisco-San Antonio un jour d’il y a quelque temps ; comment faire ?
Mon ami Malckommer prend un petit air de circonstance.
— Vous parlez du vol 818 qui a eu… des ennuis ?
Tilt ! Voilà, j’ai fait « Tilt ! ». Des ennuis ! Un vol. Quels ennuis ?
Et tout haut j’articule ce que mon cerveau vaseline dans le silence :
— Quels ennuis ?
Du coup, Malckommer me semble en perte de vitesse. Il a son réacteur gauche qui foire.
— Mais… enfin je croyais…
— Vous croyez bien, cher nouveau marié. Il est probable qu’il s’agisse du vol en question. Que lui est-il arrivé ?
Mon hydrocuteur n’est pas encore sorti d’embarras. Comme on déteste parler d’une voix monocorde dans la maison d’un pendu, le gars d’une compagnie de transport préfère évoquer les cours de la Bourse plutôt que les ennuis de ses appareils.
— Je pensais que vous aviez lu la chose dans les journaux : le mois dernier, à l’atterrissage, le Boeing du 818 a télescopé un petit avion de tourisme dont le pilote avait commis une fausse manœuvre…
— Beaucoup de dégâts ?
— Sept morts, onze blessés, à cause du début d’incendie, et pourtant le pilote a été formidable et les pompiers de l’aéroport se sont trouvés sur les lieux en quatre minutes…
— Je pourrais avoir la liste des passagers qui se trouvaient à bord ?
Malckommer roule son pif entre le pouce et l’index comme s’il escomptait l’affûter davantage.
— Il faudrait que vous formuliez une demande à la direction ; je n’ai pas qualité pour…
La paperasse, comme toujours, comme partout… N’importe le continent ; la divine paperasse, flot gris et blanc, flot lent et perfide qui nous charrie vers l’infini du découragement. Paperasses pour naître et mourir, pour exister, pour aimer. Formulaires, formulaires. A remplir ! En plusieurs exemplaires. Toujours, toujours : plusieurs exemplaires, un pour l’Administration, un pour les archives, un pour jeter, un pour perdre, un en cas que tu te ferais voler celui qui est à perdre. Paperasses honteuses, bouffeuses d’arbres. Papier perdu, que pas seulement on s’en torche ni en enveloppe les œufs.
Je souris tendrement au gentil Malckommer, qui sera si parfaitement heureux avec sa Daisy toute neuve. Ils auront trois enfants et quatre amants, je prévois : M. Nostradamus, l’Antonio. Le destin des autres qui frappe à ma porte. Je les retapisse en coup férant ! Leur avenir ; c’est jamais l’autoroute du Soleil. Mais celle de la merdaille, grisaille, ringaille. Foireuse, rectiligne jusqu’aux abîmes. Déjà finie au départ. En éternel projet, avortement garanti. Qui n’a pas son joli cancer ? Demandez nos infarctus de saison ! Ah ! la belle vérole, méâmes z’et messieurs ! Votre fils est coiffeur pour dames ? Le mien aussi est pédé ; et alors ? Si ça ne rapporte rien, ça bouche toujours un trou, non ?
Donc, je souris à Malckommer. Franchement et massivement. Tant largement qu’il peut apercevoir mon tabouret en or, au fond et à droite, près de ma dent de sagesse.
— Voyons, H.J., lui fais-je, pourquoi me contraindre à une telle démarche puisque je peux trouver dans le journal relatant l’accident la liste des engagés et le numéro des dossards ?
— C’est possible, admet le rouquin au nez pointu et à la Daisy suractivée, mais je dois pour ma part me conformer au règlement.
— O.K., fils, vous auriez dû vous faire douanier avec une rigidité pareille, j’espère qu’elle s’étend jusqu’à votre slip pour le plus grand bonheur de Daisy.
Il devient blanc sans bouillir, kif tu le fourbirais avec Ariel.
Aussi sec, il cesse de s’intéresser à moi et se plonge dans des écrivailleries sans grande importance, tu veux parier ? pour le devenir de sa compagnie aviatique.
Je tournique sur un seul talon. Le hasard me place face à la sortie.
Je sors donc, ne contrariant jamais les décisions a priori inexplicables du sort.
— Hep ! taxi.
Un bahut énorme, jaune, avec damiers blancs et noirs sur le toit. Joli en plein. Le driver, un gros Noir tout en jean, bouffe du pop-corn.
Je m’accoude à sa portière ouverte.
— Quel est le plus grand journal du patelin, mon ami ?
Il rote discrètement à travers son pop qui, de ce fait, se taille de sa bouche.
— San Antonio Tribune, exhale mon interpellé.
— Vous pouvez m’y conduire ?
— Espèce d’enculé de sa mère, vous ne savez pas lire ? répond l’aimable chauffeur en me désignant une gigantesque enseigne au néon, juste en face de nous.
Moi, tête froide sous l’insulte. On vit une époque, si tu réagis quand on te traite d’enculé, t’as plus qu’à te barricader chez toi après avoir débranché le téléphone. Au lieu de lui tendre l’autre joue, je lui présente un billet d’un dollar ponctué d’un remerciement chaleureux.
S’amadouant, il me dit :
— Vous seriez pas tombé sur un mec intègre, il vous aurait baladé pour dix dollars avant de vous ramener ici.
Pour le récompenser de sa probité, je lui débloque un nouveau petit vert.
Car j’adore débloquer.