13

On peut courir longtemps. Un beau jour, on est bien contraint tout de même de s’arrêter. On est sûr de s’être laissé loin derrière soi, d’avoir quitté ses tourments, ses peines et ses oripeaux. On voudrait bien se reposer un peu. À trop courir, à trop se survivre à force d’expédients, on n’a seulement perdu que le trop peu de temps qui nous séparait de la mort. Le temps et le tout petit semblant d’intérêt à soi, le peu de talent qui nous rendait l’existence à peu près supportable.

Le mien, de talent, je sais exactement où et quand je l’ai perdu. Bien sûr, que je ne l’ai pas compris tout de suite. J’étais trop pris par des tâches subalternes mais qui me semblaient alors nécessaires, comme par exemple gagner sa croûte. Mon talent, je l’ai perdu un soir. Un soir qu’il faisait tiède, et que je me suis trouvé tout en haut des marches d’un escalier mécanique qui ne fonctionnait plus. On avait coupé le courant pour des raisons de sécurité. L’escalier s’enfonçait dans le sol.

En bas, la pénombre fiévreuse était trouée par les éclairs des phares portables. L’air poisseux sentait le feu électrique, la graisse à machines et la chair brûlée.

C’était clair qu’on s’affairait dans les soutes. Longtemps, j’ai pensé que si cela avait eu lieu à ciel ouvert, les choses eussent été moins pires dans mon esprit, mais mon esprit ne comptait pas. De gros câbles sur le sol amenaient le courant aux sauveteurs. Autour de la gare, j’avais vu en arrivant des dizaines de camions de pompiers et des ambulances de réanimation.

J’avais été prévenu par radio de la nature de la catastrophe, on ne peut donc pas dire que j’étais innocent. J’ignorais encore son ampleur. Pourtant, un long instant, je suis resté immobile en haut des marches. Ce que j’avais connu dans ma vie, ainsi qu’une sorte d’instinct du malheur, m’avaient permis d’avoir tout de suite une claire conscience de ce qui s’était produit. Des morts, j’en avais déjà vus, et pas qu’un seul, pourtant. Ceux-là aussi, j’aurais dû les faire passer par pertes et profits. J’ai essayé, mais ils n’ont pas voulu. C’est peut-être simplement que, cette fois, ils m’étaient par trop supérieurs en nombre.

Je me suis quand même arrêté. C’est alors que nous nous sommes trouvés tous les deux ensemble pour la dernière fois de ma vie — l’être abject qui au fond aurait accepté de vivre j’ose le dire à tout prix, l’animal au poil révulsé par la panique et l’horreur, la bête prête à se terrer dans le premier trou venu, à mordre même s’il le fallait pour échapper à l’abattoir, le chien galeux, crotteux et pleutre, craignant les coups et la vacherie humaine, et l’autre, pas très sensiblement meilleur en définitive, mais qui, lui, savait bien que quoi qu’on fasse, où qu’on aille, on n’échappe pas ni à l’enfer, ni à la laideur qu’à son corps défendant on n’a jamais cessé de porter en soi.

Il faut être juste, la tentation m’a effleuré de tourner les talons et de m’enfuir. Les animaux sentent la mort, certains humains aussi. Il faisait tiède en surface, il y avait partout un grand va et vient de secouristes, de pompiers et de flics, des gens de la SNCF aussi. Ils étaient tous occupés à des tâches urgentes et minutieuses, passablement hermétiques. On entendait des trafics radios s’entrecroiser, des ordres, des appels. Dans la confusion qui régnait, peut-être ne se serait-on pas aperçu réellement de mon absence. Si tel avait été le cas, peut-être qu’on ne m’en aurait pas tenu rigueur. Tout au plus, aurais-je été l’objet d’une sanction pour abandon de poste. On survit à une mesure administrative, quelle qu’en soit la gravité, pas à ce qui m’attendait en bas. La motrice du train provenant de Vert-Saint-Denis avait percuté un convoi à l’arrêt bondé de monde. Un train de banlieue en instance de départ et qui, lui, n’avait plus à se trouver là depuis déjà six ou sept minutes.

On m’avait annoncé par radio sept ou huit morts.

Je me rappelle de manière saisissante l’homme en train de descendre. Les marches d’un escalier mécanique à l’arrêt sont larges et malcommodes. Je me rappelle ses bottes mexicaines, son vieux jean et sa veste en cuir. L’homme portait une chemise US au col ouvert, certes, mais convenablement repassée tout de même. Sa sombre silhouette maigre hante toujours mes pires cauchemars. Il était flanqué du jeune inspecteur qui lui avait servi de chauffeur depuis la Division. Je me rappelle qu’il est descendu lentement, posément, marche par marche.

Son regard a balayé les quais. Sur la droite, on avait tendu une toile blanche. Derrière, une antenne chirurgicale mobile s’affairait dans la lumière crue de projecteurs mobiles. Tout en avançant dans la petite foule, l’homme avait enfilé machinalement son brassard de police. Il y avait là le Premier ministre du moment, le maire du Palais, le directeur de la police judiciaire, des magistrats et des hauts-fonctionnaires qui lui étaient inconnus, tout un aréopage qui discourait sur le ton d’ennui de gens importants fâchés de devoir tous se retrouver sur le même green, à une heure indue. On sentait que ça les bourrait d’être là, même s’ils étaient bien contraints d’arborer des airs de circonstance, ça se voyait qu’ils avaient d’autres choses à se dire et à faire, autrement moins frivoles, autrement plus graves et pressées.

Il s’était approché de la voie. Dans le grincement strident des scies électriques, les pompiers tâchaient de procéder à la désincarcération des morts et des blessés. La motrice folle avait percuté celle qui se trouvait à l’arrêt. Sous la force de l’impact, elle avait grimpé sur l’autre rame qu’elle avait écrabouillée sur une vingtaine de mètres et s’était encastrée dans le plafond du tunnel.

Sept ou huit morts, mon cul. Ce qui restait de la rame percutée ne mesurait plus qu’un mètre cinquante de haut, laminée cinquante centimètres au-dessus des boggies, tout le reste n’était que tôles broyées, des tôles d’inox tranchantes comme du rasoir, débris de verre, câbles entrelacés, avec dedans une cargaison de corps déchiquetés, comprimés par la promiscuité de la mort dans un désordre indescriptible, un magma indistinct où ne se devinaient qu’à grand peine, et à force d’une attention presque surhumaine, la forme d’un bras ensanglanté ou celle d’un crâne ouvert en deux d’où s’échappait la matière cérébrale, ou bien encore ce qui avait l’air de la jambe nue et blanchâtre d’une femme dont la robe avait été troussée jusqu’à l’aine.

L’homme avait interpellé l’un des commandants de pompiers. L’autre avait remarqué le brassard et répondu avec brièveté. Bien que jeune et aguerri, son visage avait une expression proche de l’hébétude. Il était là depuis déjà deux heures à tâcher de sauver encore ce qui pouvait l’être et à dégager le reste. L’épuisement ne rendait pas compte de tout. Il avait un regard de zombie.

Il avait remué les épaules.

— Aucun comptage précis possible des victimes. Vous êtes le divisionnaire de la Douze ?

— Je suis de la Douze.

— Votre patron vous cherche. Vous le trouverez avec les autres. Ils sont de l’autre côté. On a installé une morgue provisoire.

— Joli terme.

— Faites pas le malin. Ça vient juste de commencer.

— Je n’avais pas l’intention de faire le malin.

Je n’avais pas l’intention de faire le malin. C’était le soir. Il faisait chaud et on commençait à sentir l’odeur du sang et celle des excréments par-dessus les relents de la graisse à machine, du graphite et du métal chauffé à blanc. Les os des mâchoires me faisaient mal à force de grincer des dents. Mon jeune inspecteur me suivait comme une ombre, sans mot dire. C’était lui qui portait la petite mallette de constatations, ainsi que les ordres d’envoi pour l’institut médico-légal. C’était un garçon maigre et vif avec un profil de pic-vert, le sourire rare et l’air fier et ombrageux d’un danseur de flamenco. Il en avait aussi parfois, pour peu qu’il ne se sentît pas observé, l’immémoriale tristesse. Je suppose qu’il était d’ascendance gitane. Il s’appelait Reyes, et tout le monde le surnommait Cisco.

En effet, j’ai retrouvé Yobe le Mou et le patron de la Douze près du local technique où on m’avait indiqué que se trouvait la fameuse morgue provisoire. Ils conciliabulaient avec le chef de la sécurité publique et plusieurs officiers de paix du secteur. Il y avait aussi sur place Gallard, le très jeune commissaire des unités de recherche. Le local se trouvait entre les deux voies, sous une volée d’escaliers. C’était une pièce toute en longueur dont la destination habituelle m’est toujours restée un pur mystère. Le mur de droite était percé d’une porte à chaque bout. Je ne peux me rappeler si l’endroit comportait un quelconque mobilier, mais je sais que murs et plafond étaient de ce jaune sale qui porte, dès la première couche et pour toujours, comme la marque d’un fatalisme administratif sans espérance. Le sol était carrelé.

Il y régnait une chaleur étouffante.

Je ne savais pas encore que j’allais y rester pas loin de treize heures, et peut-être tout le reste de ma vie après. Je me suis tenu, hébété, vacillant, sur le seuil de la pièce. On avait commencé à aligner des corps dans le fond. On les apportait dans des bâches en plastique blanc. Ils étaient rangés trois par trois, avec un grand souci d’ordre et de symétrie. J’ai allumé une cigarette, en proie à une douleur foudroyante du côté gauche de la tête. Elle non plus ne m’a jamais plus quitté. C’était rien pourtant, que des corps dans des bâches. Ils ne menaçaient personne et surtout pas moi en particulier. Je me suis retourné. Yobe et le patron de la Douze avaient disparu, de même que la plupart des galonnés. L’instant d’avant, ils se tenaient au ras du quai à converser à voix basse dans un idiome qui semblait étranger, l’instant d’après ont eût dit qu’un vent mauvais les avait tous emportés à l’autre extrémité de la planète. Pour un peu, on aurait pu les porter disparus. Il n’est plus resté que Gallard, le petit commissaire, Cisco Reyes et moi. Un très jeune officier de paix s’est approché. Il se mouvait avec raideur. Son visage altéré avait la couleur de la cire brute. Comme j’étais le plus vieux et que j’avais l’air de commander, il m’a salué réglementairement.

— O.P. Smadja, monsieur le Divisionnaire.

— Repos, vous pouvez fumer.

Il ne s’est pas détendu. Je suppose que l’observation stricte, toute militaire, de la forme et de l’étiquette était pour lui une sorte de carcan destinée à permettre de rester debout. Il m’a dit :

— À vous le soin, monsieur le Divisionnaire.

C’est à partir de cet instant que j’ai commencé à comprendre que le piège s’était refermé sur moi — et qu’il allait bien falloir que je le fasse enfin, mon voyage à moi, mon propre voyage quoi que ce soit au bout de ma sale nuit. C’était un aller simple. Si je l’avais tout de suite pressenti sans grand mal, j’ignorais encore quels en seraient les effets — les effets de cavitation d’une balle expansive dans un bloc de gélatine. Si je l’avais su, je me serais enfui tout de suite, devant tout le monde. Pour toujours.


La suite… J’avais naturellement commencé par biaiser. Les six premiers corps, je les avais fait expédier à la morgue après avoir seulement entrouvert les bâches tout juste le temps de s’assurer de la taille, de l’âge apparent de la victime ainsi que de son sexe.

Les ordres d’envoi étaient établis sous X. Moins d’un quart d’heure après, l’Étage des morts m’avait fait joindre par l’intermédiaire des radios de surface. Smadja était venu me repêcher.

Sur le parvis de la gare grouillant de monde, j’avais pris l’appel.

J’avais senti de la gêne aussi dans la voix à l’autre bout.

— L’I.M.L. tousse. Ils refusent la viande. Ils ne veulent pas de personnes non dénommées. Ils viennent d’appeler le cabinet du préfet. Les instructions du directeur P.J. sont formelles. Procéder à l’identification des corps. Retirer tout bijou ou objet de valeur. Établir un descriptif exact des blessures.

— Nous sommes trois, pas un de plus.

— Une équipe des catastrophes naturelles est en route pour vous renforcer. Procéder à toute constatation utile. Où est ton patron de division ?

— Pas la moindre idée.

— On cherche à le joindre. Tiens-moi au courant de tout.

— Impossible. Les portables ne passent pas à travers le béton.

— Trafique par la radio de la sécurité publique. Quelle impression ?

— Passablement moche.

J’avais passé cinq minutes à fumer dehors. Le ciel était rempli d’étoiles, mais une part de mon esprit avait d’ores et déjà cessé de fonctionner convenablement. Je suis redescendu. On nous avait ramené les premières bâches. Comme il n’y avait plus de place à l’intérieur, elles avaient été alignées sur le quai et il en arrivait sans cesse de nouvelles. C’était une noria qui ne semblait pas devoir prendre fin. En même temps, les gardiens devaient se battre contre des journalistes qui photographiaient depuis les quais d’en face en se glissant sous les wagons.

J’ai expliqué la situation à Cisco Reyes et au jeune patron.

— Merde, m’a déclaré celui-ci. Un vrai boulot de charognard.

Il était à cran. C’était un garçon trapu, d’ordinaire réservé et beaucoup moins inintelligent que la moyenne. Il m’a ordonné :

— Donnez-moi votre radio. Ces connards de l’état-major n’ont pas la moindre idée de ce qui se passe ici. Il nous faut du monde. Il vous reste quelqu’un à la Nuit ?

— Seulement le minimum pour expédier le tout-venant.

Gallard a essayé d’appeler. Ça ne passait pas. Il est monté émettre à l’air libre. Dans le local technique, il y avait déjà neuf bâches. L’odeur de sang était telle qu’on se serait crus dans un abattoir. Elle semblait pendre du plafond comme des draps mouillés. Quiconque entrait ne pouvait s’empêcher de tressaillir et de suffoquer. J’ai consulté ma montre. Elle indiquait vingt-deux heures dix. Le crash avait eu lieu à dix-neuf heures. Les corps avaient déjà trois heures d’ancienneté. Cisco a observé :

— Ça commence à schlinguer. La chaleur, je suppose. Dans une heure, ça va être insupportable. Pourquoi pas les expédier à l’I.M.L. et tout faire là-bas ?

— Aucune idée. Instructions formelles. On attend des gens des catastrophes.

Il a haussé les épaules et m’a indiqué avec gêne deux hommes qui se tenaient à l’écart, deux civils d’un certain âge, dont l’un portait un splendide complet crème. Cisco Reyes a ricané :

— Les gens des catastrophes. Deux.

Je me suis approché. Ils m’ont dévisagé avec ressentiment. Ils étaient divisionnaires comme moi. On les avait dérangés en pleine nuit. Ils appartenaient à une caste supérieure à la mienne. Il est juste de reconnaître que s’ils n’ont pas fait grand-chose par la suite, au moins ils ne nous ont pas handicapés en nous traînant dans les jambes.

Le visage fermé, le jeune commissaire est revenu et m’a rendu le portable.

— Ces têtes de nœud n’ont rien voulu savoir. Yobe le Mou a disparu corps et biens, de même que Numéro Un. Les types de la Douze qu’on a essayé de rappeler à domicile sont tous sur répondeur, même ceux de mes unités. Ou alors ils sont sortis en ville. Injoignables.

— Tous les flics ont un poste de télévision chez eux. Parfois plusieurs. La plupart d’entre eux regardent les informations de vingt heures. Même ceux de vos unités. Vous vous attendiez à quoi ? une levée en masse ?

Gallard m’a fixé. Il ne m’aimait pas beaucoup à cause de la réputation qu’on me faisait de dur, mais j’étais là. Il n’a rien répondu. J’avais une poignée de gants en latex dans ma poche de veste. J’en ai enfilé une paire et je lui en ai donné une. J’ai chargé Reyes de rédiger les ordres d’envoi que nous allions signer à tour de rôle, Gallard et moi, une fois notre besogne accomplie.


Il a fallu ouvrir chaque bâche, examiner chaque corps, fouiller les vêtements, qu’ils soient intacts ou en lambeaux et même empesés de sang, enlever bagues et bracelets, vider le contenu des poches. Difficile de tout se rappeler avec précision. Du sang, oui, beaucoup de sang, des lambeaux de chair, des os brisés d’où s’échappait de la substance médullaire. Des membres déchiquetés, tordus, des moignons sanglants ou calcinés. Je me rappelle le poids des bâches qu’on faisait glisser, de la douleur qui me broyait les reins et les épaules. Je me souviens de l’ankylose qui m’a envahi progressivement le cerveau. Très vite, tout n’a plus été qu’une succession de gestes automatiques. Très vite, nous avons cessé de parler pour quoi que ce soit d’autre que le strict nécessaire.

Seulement les informations dont Reyes avait besoin afin de remplir les formulaires. Plus rien de personnel. Tout se rappeler est impossible.

Je me rappelle quand même ce jeune Black athlétique en jeans et tricot Marcel. Il portait une Nike délacée à un pied, et quant à l’autre jambe, elle avait été sectionnée à mi-cuisse. Il ne devait pas avoir plus de dix-neuf ans. Son visage inerte, comme gonflé de sommeil, ne paraissait guère souffrant. On aurait seulement dit qu’il s’était assoupi comme on le fait souvent au milieu d’un trop long voyage, le menton calé sur l’épaule gauche. Dans sa poche arrière, j’ai trouvé une carte orange. Sur la photo, on ne lui donnait pas plus de douze ans.

Je me rappelle ce flic en complet trois-pièces. En le détroussant, j’ai trouvé sa carte de service. Il était divisionnaire à la direction P.J. C’était un homme mince qui avait dépassé la cinquantaine. Lui aussi semblait presque intact. Il se tenait dans la mort comme il l’avait sans doute fait dans sa vie : silencieux, réservé, calme et digne. C’est moi qui lui ai retiré le revolver de l’étui, puis qui lui ai reboutonné sa veste. Pas plus que moi, ce n’était sans doute pas un homme à approuver la moindre forme de négligé.

Je me rappelle m’être longtemps acharné pour retirer une grosse bague chatoyante au doigt d’une femme. Son annulaire n’était plus attaché que par quelques morceaux de chair. Je ne me rappelle pas la femme. Je me rappelle qu’elle était encore tiède et souple. Je lui tenais le poignet comme pour prendre son pouls. Je tirais sur la bague. L’anneau ne voulait pas glisser. Pour un peu, je lui aurais écrasé la figure à coups de talon. L’inspiration m’est venue d’un coup. Il suffisait d’arracher le doigt. Je l’ai fait et la bague m’est tombée entre les pieds. Je ne savais plus quoi faire du doigt ensanglanté. Je ne sais toujours pas ce que j’en ai fait.

La seule chose dont je sois sûr, c’est que je ne l’ai pas mangé.

Je me rappelle la petite fille. Elle vient souvent hanter mes nuits. Certainement pas une gosse de riches. Malingre et souffreteuse, elle ne s’attendait certainement pas à s’en aller si vite, ni de cette façon. Elle, je ne suis pas parvenu à l’identifier. Simplement, en refermant cette bâche si légère, j’ai éprouvé malgré moi un sentiment de souffrance et d’amertume presque intolérable. De toute mon existence, je garderai la conviction intime que si, à cet instant, j’avais pu ressentir tant de douleur impuissante, une telle intensité de chagrin et désolation, c’était bien là une preuve qu’il s’en était fallu de bien peu que je fusse quelqu’un de fréquentable et pour qui même j’aurais pu éprouver affection et respect.

Elle est partie comme les autres, ma petite fille si blanche, si froide, si nue. Les gardiens l’ont emportée. Où qu’elle soit à présent, je sais qu’elle ne m’en veut pas — pas autant que je m’en veux à moi-même. Cette qualité de souffrance vous rend humble. Je me suis remis à la tâche. Parfois, Cisco me regardait, le stylo à bille en l’air. Il tenait à la main une tablette en bois avec une pince à dessin pour fixer les ordres d’envoi. Il notait, Gallard et moi allions signer à tour de rôle. Peu à peu, je n’ai plus senti mes jambes ni mes bras. Une étrange euphorie s’est emparée de moi.

C’est sans doute à cet instant de la nuit, il était presque une heure, que s’est placé l’épisode Hanoun. J’étais penché sur un thorax à peu près éviscéré, sanguinolent et vide comme de la viande de boucherie, lorsqu’on m’a demandé la jambe à Hanoun. Entretemps, on avait commencé à nous livrer des pièces détachées en vrac dans des grands sacs poubelles de cent litres. Nous n’avions pas eu le temps encore d’en faire l’inventaire. Le cadavre dont je m’occupais avait en outre la tête ronde et aplatie comme une plaque d’égout. Je me suis redressé. Un gardien de la paix me hurlait dans l’oreille, avec un air d’excuse et d’effarement :

— L’hôpital Saint-Antoine vous demande la jambe à Hanoun !

— La quoi ?

— La jambe à Hanoun.

— Quelle jambe ?

— Chais pas.

— La droite ou la gauche ?

— Chais pas. Il paraît qu’ils en ont besoin pour lui recoudre.

J’avais les gants pleins de sang. En essayant de m’essuyer le front, ça m’a coulé sous le bras dans la manche, puis le long du flanc gauche. Déjà, je n’avais plus toute ma raison. J’ai hurlé :

— Vous savez pas laquelle et vous venez me faire chier ?

Il s’est fait un silence pénible. Le pauvre type n’y était pour rien. J’ai donné un coup de pouce en direction d’un sac.

— Cherchez là-dedans. Trouvez votre vie et foutez le camp.

Comme il restait figé sur place, la rage m’a pris. J’ai écarté Cisco, je me suis jeté sur le premier sac venu. Chaude et confinée, l’odeur m’a sauté à la gueule, insupportable. Un baquet d’entrailles. J’ai fourgonné dedans à main nue. Je ne sais pas sous l’effet de quel miracle, j’ai trouvé une jambe. L’inox l’avait tranchée net, presque à hauteur de l’aine. Je l’ai brandie.

— Y a du poil. C’est à un mâle.

— Comment vous savez que c’est la bonne ?

J’ai hurlé au malheureux :

— Je le sais parce que c’est marqué dessus. Regardez. Vous savez pas lire ? Putain de dieu, qu’est-ce qu’on vous apprend dans vos écoles. Vous voyez pas ? Jambe à Hanoun. Vous me demandez la jambe à Hanoun, je vous livre la jambe à Hanoun. Vous voulez quoi encore, que je vous signe un bon de décharge ?

Cisco me regardait en silence, Gallard aussi. Le reste de la troupe était frappée de saisissement. Je sais ce que tout le monde pensait. Que j’étais devenu fou. Ma rage n’est pas tombée tout de suite. Comme un instructeur exaspéré remet une arme d’épaule à un subordonné subitement frappé de crétinisme, j’ai flanqué la jambe dans les bras du gardien hébété.

— Estimez-vous, heureux, ça saigne plus. Caltez.

Il l’a gardée en travers de la poitrine comme un fusil automatique dont le mécanisme lui serait à tout jamais impénétrable. Il tâchait de la toucher le moins possible. C’est la première fois de ma vie que j’ai vu pleurer debout devant tout le monde, sans bruit, un homme de mon âge. Je suis retourné œuvrer. Plus tard, j’ai essayé de me rappeler le moment où il avait disparu. Je n’y suis jamais parvenu. Par la suite, on m’a beaucoup fait grief de cet épisode qui, il est vrai, n’ajoutait rien à ma gloire.


Il y a eu quand même, au milieu de cet étrange voyage immobile, un moment de paix précaire. L’un des officiers de pompiers est venu m’annoncer qu’on avait mis une roulante à notre disposition. C’était un wagon de service qu’on avait amené à notre insu sur l’une des voies du périmètre de sécurité. Tandis que les autres continuaient à s’affairer à la désincarcération, ses hommes venaient se restaurer par équipes.

— Si le cœur vous en dit, monsieur le Divisionnaire.

Cisco, Gallard et moi avons mis l’arme au pied. Un véritable buffet avait été installé dans le wagon. Il y avait des cochonnailles, de la viande froide tranchée, des cartons remplis de sachets de chips, des terrines et des saucissons à l’ail plus gros que mon avant-bras. Il y avait des poulets rôtis, des fromages de brie larges comme des roues de quatre-chevaux Renault. On aurait pu nourrir un régiment. Il y avait des packs d’eau minérale, des conteneurs remplis de vin du Midi. Rouge, rosé et blanc. Des gobelets, des assiettes et des couverts en plastique, des serviettes en papier. On se tenait debout faute de place. On entendait dehors le grincement des scies électriques, le halètement des pistolets pneumatiques. L’éclair cru des arcs électriques couvrait par instant la jaune et faible lumière de bord.

Rien qu’un pique-nique. Un pique-nique entre hommes, sous les étoiles de fer du plafond. Je ne tenais plus debout. Il m’a fallu m’adosser à une paroi. Je ne me rappelle pas avoir autant mangé, si vite ni si longtemps, de toute ma vie. Comme quelques autres, j’ai fait tout descendre à coups de vin rouge.

Nous ne parlions plus. Nous n’avions rigoureusement rien à nous dire. Nous savions qu’on était en train de dégager la motrice qui s’était vautrée. Nous savions que rien n’était fini. On nous a servi du café. J’ai avalé quatre ou cinq gélules de speed. Instantanément, je me suis senti mieux.

J’ai quitté le wagon. Ma manche gauche était gluante de sang. Parfait. Le sol du quai a fait mine de me sauter à la figure. Parfait. Le grondement dans mes oreilles s’était fait assourdissant. Parfait. Je ne conserve aucun souvenir continu des heures qui ont suivi. J’imagine que depuis un moment déjà, une partie de mon cerveau avait cessé de fonctionner. Je me souviens seulement des bribes, quand on nous a amenés des sacs poubelles remplis de sacs à main. Trop tard pour les femmes qu’on n’était pas parvenu à identifier. Je me rappelle l’Antillais qui n’avait plus de jambes, plus rien à partir du pubis. Lui aussi revient souvent me hanter. Souvent, je voudrais tout me rappeler, d’un bout à l’autre, instant par instant, mais ma mémoire s’y refuse. Je me rappelle qu’à intervalles réguliers je changeais mes gants pleins de sang. Je voudrais qu’on me rende ces heures de ma vie, de manière à en être quitte une bonne fois pour toutes. Je voudrais retrouver l’usage de la partie gauche de mon crâne.

La dernière image qui me reste, c’est lorsque Gallard et moi nous nous sommes disputés à cause d’une tête. Il devait être pas loin de dix heures du matin. On la tenait par les cheveux. Ils étaient longs, gras et poisseux de sang noir. On se l’arrachait des mains. Il disait :

— Tu vois bien que c’est un mâle.

J’enrageais en vain.

— Tu vois bien que c’est une femelle.

C’est à cet instant que j’ai compris que rien n’allait plus. J’ai abandonné le combat. J’ai ramassé ma veste en cuir et je suis remonté en surface. Depuis les quais, j’ai pu passer un message radio à la Douze. C’est Yobe lui-même qui m’a répondu et non pas un de ses chaouches. Il semblait frais et dispos, parfaitement maître de lui.

— Il faut que tu nous fasses relever. Treize heures que ça dure. On est tous en train de devenir dingues.

— J’ai personne sous la main.

— On est en train de nous amener les morceaux, Yobe.

— Vous avez fait le plus gros, vous n’avez qu’à terminer.

— Envoie du monde. Pour nous, c’est fini.

Pour rien au monde, je ne serais retourné sur mes pas. J’ai fait prévenir Cisco et Gallard par des gardiens. Nous en étions à quarante-cinq corps. Selon le comptage approximatif de Cisco, nous n’avions pas remué moins de deux tonnes huit de barbaque. Je ne sentais plus mon dos. Je ne sentais plus mes bras ni ma figure. Je ne sentais plus rien. En rentrant à la Douze, tout le monde s’est écarté sur notre passage. Ça n’était pas qu’on nous faisait la tête, c’est que nous étions pleins de sang. J’en avais jusqu’aux genoux. Nous ne nous en étions pas aperçus. C’était un beau matin clair. J’avais seulement passé toute ma nuit à détrousser des cadavres.


Nous nous trouvions devant la cheminée, à la campagne. C’était le soir de nouveau. Alex tisonnait machinalement le feu. Sur son admirable visage aux pommettes hautes, il y avait un mélange de dégoût, d’amertume et de ressentiment. Bien sûr que je ne lui avais pas tout raconté d’un seul coup, avec tant de clarté ni de cohérence. La veille, nous avions fait la fête et le matin je m’étais réveillé dans une chambre inconnue, dans un endroit dont je ne conservais pas le souvenir. J’avais un casque en peau de locomotive sur le crâne. Peu à peu, je m’étais rappelé.

Alex aimait cet endroit parce que son père venait y pêcher le brochet. L’étang et les dernières feuilles de l’automne finissant. Les vitres à l’épreuve des balles. J’étais descendu dans le living. Alex écoutait Mahler, juste assez fort pour ne pas me réveiller. Elle avait ri très doucement :

— Bienvenue dans le monde des vivants, l’homme.

— Mahler. Merveilleux.

— Je t’ai aussi acheté du Miles Davis.

— Café. Café.

— Il va presque faire beau.

— Magnifique.

— Pendant que tu dormais, je suis allée faire des courses au village. Je t’ai pris une cartouche de cigarettes. On n’a pas besoin de sortir.

Nous n’étions pas sortis, sauf pour aller faire un tour au bord de l’étang. Je n’avais pas eu beaucoup de mal à repérer deux ou trois places à brochets. Alex m’avait fait visiter les caves. Rien que des choses paisibles. Je ne portais plus mon ceinturon ni mon arme. Ni l’un ni l’autre ne me manquaient le moins du monde. À l’intérieur, Alex marchait pieds nus. Elle se mouvait avec beaucoup de grâce et de précision. J’étais ressorti casser du bois sous l’appentis qui se trouvait tout à côté du garage.

Nous avions déjeuné, puis il s’était mis à tomber une averse drue et lourde, tandis que de grandes bourrasques tordaient les arbres du parc. L’étang s’était hérissé de courtes vagues tranchantes, remplies de hargne. Nous avions poussé le divan devant la cheminée et nous avions écouté Mahler, puis Mozart. Elle m’avait acheté la 38. De toutes les symphonies de Mozart, c’est sans aucun doute ma préférée. On y voit distinctement la mort rôder parmi les bosquets bien tenus d’un jardin à la française. Peut-être à cause de cela, Alex m’avait parlé de son père. Il était mort dans sa voiture, à Beyrouth, avec le chauffeur et deux de ses gardes du corps lors d’un attentat à la roquette anti-char. On n’avait rien retrouvé de lui.

Alex m’avait dit quelque chose à propos d’un talent qu’il avait perdu, des années avant que la violence de l’explosion ne le réduisît instantanément à l’état de lumière et de chaleur. Subitement, et bien que cela ne fût pas dans la règle du jeu, j’avais éprouvé le besoin de lui parler du mien, de talent, et de la manière que moi aussi, je l’avais égaré. À présent, elle se taisait. Elle tisonnait le feu bien qu’il n’en fut nul besoin. Il m’a semblé utile de la tranquilliser.

— Pas de lézard, Alex. Ce sont des choses mortes.

— Je ne le crois pas.

Elle a remarqué avec appréhension :

— Tu n’as rien à te reprocher.

— Rien du tout. Pour ce genre de cas, le droit moderne a seulement inventé la notion de responsabilité sans faute.

— Tu n’es responsable de rien.

— De rien du tout non plus. Deux hommes se tenaient en haut d’un escalier mécanique. Ils se tenaient ensemble comme deux ennemis intimes. Il se trouve que l’un d’eux est mort et que le baltringue qui a survécu ne le méritait pas plus que l’autre. Mortelle randonnée.

— Je comprends ce que tu ressens. Laisse-moi quand même t’accompagner un peu.

— Pas trop loin ni trop longtemps, mon ange. À part au lit, ça ne pourrait rien te rapporter de bon.

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