6

C’était le ventre de la nuit.

Je me trouvais dans un état de grande fatigue, un état mitoyen entre le rêve éveillé et le sommeil debout. Ma montre qui avait si bien marché sur la Lune et s’obstinait à marcher si mal sur moi indiquait trois heures. Dans peu de temps, j’entendrais le bruit que faisaient mes esclaves en allant se restaurer. Puis ils reviendraient, en provoquant autant de bruit, mais dans des odeurs de graillon et de frites, et en traînant les pieds. Les mauvaises heures, pour ceux qui n’avaient pas l’habitude — pour les autres aussi.

Le large voyant rouge qui me reliait à l’Étage des morts refusait toujours de s’allumer. Pour un peu, j’aurais procédé à un contrôle de lignes, mais il y avait aussi un autre téléphone et un ronfleur dans le bureau où se trouvait Muppet, reliés à la même ligne, où aboutissait le même numéro d’appel. Il y avait une autre ligne directe, ainsi que les lignes intérieures et la radio pour me relier au Desk. Tout ne pouvait pas être tombé en panne en même temps.

C’était une nuit calme, sans plus. Elle n’était peuplée que de mon angoisse et de mes appréhensions, ce qui suffisait à lui donner le caractère d’un joyeux petit enfer portatif. Le temps de quelques heures, l’humanité que je tenais sous ma coupe avait cessé de se molester, de s’injurier, de se rudoyer, de se battre et de se trucider. Elle avait établi avec elle-même, dans mon dos, tout un tas de minuscules accords locaux, d’infimes concordats, de petites paix très séparées les unes des autres. Toutes peines confondues, bourreaux et victimes avaient décidé d’un commun accord quelque chose qui tenait plus de la grève dans la forme et dans le fond que de la trêve, mais qui en définitive ne m’avantageait pas tant que ça.

Dobey était parti dormir dans le bouclard du fond. Avant, il avait passé un coup de fil à une poulette, depuis mon bureau. Il avait confiance en moi, tout autant que j’avais confiance en lui, parce que nous ne tirions pas dans la même catégorie : je ne pouvais le gêner en rien dans ses petites affaires, tant elles avaient un côté officiel et paisible, non plus que dans ses propres arrangements personnels, et en ce qui me concernait, rien ni personne ne pouvait plus me porter ombrage, et Dobey bien moins que quiconque.

Je devais admettre que mon angle de chute tenait de plus en plus de celle d’une plaque d’égout jetée dans un puits sans fond. J’avais mis Lady Day sur la petite chaîne, un engin à quatre sous sans doute volé au cul du camion, avec quand même un égaliseur et deux baffles à peine plus grosses que des pamplemousses. Nous n’en avions jamais pu identifier le propriétaire légitime. Dont acte clos.

J’avais reculé mon siège à roulettes juste ce qu’il fallait pour flanquer les deux mollets croisés sur mon sous-main tout en m’allongeant un tant soit peu.

Sous la lampe, il y avait le trousseau de clefs Key West.

Les yeux me brûlaient. J’avais de sourdes lancées dans les mollets et les genoux. Dormir eût été agréable sans doute, mais périlleux. Je me rappelais Key West. Comme moi, Key West avait un nom et un prénom. On pouvait également l’identifier de façon formelle grâce à sa date et son lieu de naissance, ainsi que sa filiation ou ses empreintes dentaires. Nationalité, profession, domicile. Si je le voulais, je pouvais tout savoir d’elle.

Ce que je ne saurais en revanche jamais, c’est quels démons personnels Alex tâchait de conjurer en souriant à un inconnu, en lui souriant à la manière de quelqu’un qui veut mordre, puis en lui ouvrant tout à trac ses jambes, sa voiture et les portes de sa maison, à moins que l’ordre fût inverse dans son esprit. Ou quelconque et indifférent. Peut-être aussi qu’elle aimait réellement baiser, après tout. On avait déjà vu des choses encore moins vraisemblables, mais qui n’en étaient pas moins réelles…

L’attente et la fatigue vous jouent de bien vilains tours. On y puise une sorte de lucidité aiguë, mais intermittente et fugace. On dirait de ces petits coups de rasoir, douloureux certes, mais dont on s’aperçoit avec étonnement qu’ils ne suffisent pas pour qu’on saigne. Pas tout de suite, en tout cas. L’expérience du combat à mains nues m’a appris qu’on ne souffrait jamais sur le coup. On ne regrette jamais tout de suite non plus.

Ça serait bien trop facile.

J’ai vidangé mon cendrier plein dans la corbeille à papier pleine. Il y avait dedans les reliefs de la procédure de la veille. Pas de vraie importance. Mes hommes — et femmes — sont allés se restaurer. Muppet est entré presque sans bruit, tandis que je finissais mes petits travaux de ménage. Il s’est servi du café, ce qui était son droit le plus absolu, et il est venu s’asseoir sur une chaise en face, à califourchon, comme à son habitude. Il a remarqué :

— Vous avez une semelle percée. Botte gauche.

— Exact.

Il a remarqué, lui aussi :

— Drôle de nuit. Rien sur Radio-Cité. Rien sur la fréquence de la Sécurité publique.

— Ça ne vous rassure pas ? Ça devrait vous rassurer.

— Je n’aime pas ce genre de nuits. On dirait toujours que la suite va être pire. J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, hier. Je suis passé à la Division, cet après-midi. J’ai vu Clint. Vous aviez raison, pour le Groupe criminel.

— La suite, comme vous dites, est toujours pire.

— Je voulais vous poser une question.

— Faites toujours, Muppet, des fois que j’en aie la réponse…

— Elle est… personnelle…

— Rien de personnel.

— Elle ne va pas vous plaire.

— À en juger par les précautions que vous prenez, nul n’en doute. Question ?

— Vous avez déjà monté la garde le soir, dans le désert ?

— Réponse : oui. Question : quel était le sens de la précédente question ?

Il a sorti une Camel de son paquet et l’a allumée. Il a fini son gobelet de café, l’a écrasé dans son poing et s’est penché pour le jeter dans la corbeille à papier. La corbeille était déjà pleine à dégueuler. Il a expédié son gobelet dans un carton d’eau minérale vide, près de la porte. Un carton qui était là exprès. Il a reconnu seulement après :

— Je ne sais pas. (Il a réfléchi, puis avancé :) J’ai fait quinze ans de Légion, avant. (Je le savais. Muppet était rentré dans l’Usine au titre des emplois réservés après avoir tiré le temps réglementaire dans l’armée, le temps de toucher une retraite. Tout le monde le savait. Il a hésité :) Il m’est arrivé plusieurs fois de monter la garde, le soir, dans le désert. Personne n’est jamais venu.

— Le syndrome de Drogo. Buzzati en a fait un ouvrage admirable. Ça s’appelle Le Désert des Tartares.

Muppet lui aussi m’a fixé à travers nos fumées de cigarettes. Il a murmuré, comme si cela allait de soi.

— Oui. Je l’ai lu. Je n’ai pas vu le film, mais je l’ai lu.

— Je ne savais pas qu’on en avait fait un film. Ce que je sais, c’est que ce livre admirable montre quelque chose admirablement.

— Quoi donc ?

— Que ni Buzzati, ni, ce qui est plus grave, Drogo, n’ont jamais monté la garde, le soir, dans le désert. Ni le soir, ni la nuit, du reste.

— J’en ai assez, de monter la garde.

— Ne vous y trompez pas, Muppet, moi aussi.

— Alors, pourquoi vous le faites ?

J’ai ramassé le trousseau de clefs Key West, je l’ai examiné comme s’il comportait une clef de plus, une clef de nature à déverrouiller une porte de plus, ou la même porte d’une autre façon. Ce qu’on voyait surtout, c’était le gros badge Mercedes, et ce qu’il pouvait laisser supposer d’opulence et de quiétude. J’étais attristé de ma propre indigence en réfléchissant à mi-voix :

— Rien que des voyages… Seulement des voyages… Des choses bien banales, Muppet. J’aimerais que ce téléphone sonne. Ça pourrait nous distraire. Vos amis légionnaires, hier soir, au fond… Un bien beau divertissement ils nous ont offert, avouez, avec leur sang noir et leurs viscères à demi calcinés, leurs yeux sans paupières et leurs bouches serrées où il n’y avait plus de lèvres. Et celui qui s’est fendu en deux, tout du long, comme une grande bûche creuse, quand nous sommes parvenus à le tourner de côté… Ce qui nous manque, c’est moins le bonheur, que le sentiment de notre propre urgence…


Nos rares confessions nous conduisent toujours un peu plus loin qu’on l’aurait voulu, et nous y laissent à peu près aussi amers et déconfits qu’après ces séances de baise qu’on ne souhaite pas vraiment se rappeler, au fond, avec des inconnues qu’on n’aurait pas voulu avoir rencontrées, et qui ne nous aimaient pas plus qu’on ne les a aimées. La plupart des aveux et bien des étreintes ne sont que des marchés de dupes, passés de bonne foi entre des gens qui ne le sont pas. Dobey est rentré de son pas traînant. Je suis sorti pisser.

Quand je suis revenu, Dobey était debout dans mon bureau. Muppet était déjà en train de glisser son pistolet à l’étui. Dobey avait un combiné à la main. Il parlait d’une façon sourde, à petites phrases hachées et laconiques, dans le téléphone. Tout en ramassant sa veste de combat sur le dossier du fauteuil, Muppet m’a lancé d’une voix neutre, anonyme :

— Appel reçu à quatre heures trente. Delta-Charlie-Delta sur zone.

Dobey, lui, a raccroché sans hâte. Il s’est tourné vers moi. Il a remué la tête tout en remâchant la nouvelle, puis il m’a déclaré en clair, avec concision mais d’un ton calme, sans aspérité, sans relief, celui d’un homme en paix avec lui-même et le monde entier :

— Une femme. Suicide aux barbituriques. Entre quarante et cinquante ans. Vivait seule. Le décès semble remonter à une cinquantaine d’heures, selon le médecin de l’état civil. Corps découvert sans vie par une voisine. Muppet et moi, on fait l’aller et retour. Où est-ce que tu ranges tes formulaires d’envoi à l’institut médico-légal ?

— Colonne gauche. Là où il y a marqué ordres d’envoi I.M.L. Qui a dit Muppet et toi ?

— Moi.

— Toi ? Depuis quand c’est toi, Dobey, qui joue le rôle-titre dans le Prince de la nuit ?


Bien sûr que c’était passablement idiot puisque c’était lui, l’O.P.J. — cadavre de la nuit, l’officier de police judiciaire chargé dans chaque groupe de s’occuper des refroidis, dès lors que, sans être forcément d’emblée d’origine naturelle, les causes de la mort ne semblaient cependant ni suspectes, ni a fortiori violentes ou criminelles. On allait sur les lieux, on faisait un petit bout de constatations, on ramenait un ou deux témoins. Le corps était expédié à la morgue. Quelqu’un le récupérait ou pas, après qu’on eut procédé à autopsie ou non. Tout dépendait de l’O.P.J., question charcutage, c’est que ça coûtait des sous, une autopsie, du temps et des sous…

À la fin de l’année dernière, Yobe nous avait lu au cours d’un briefing une circulaire à ce propos, qui attirait l’attention des chefs de groupe sur le coût social des autopsies. La circulaire insistait beaucoup, surtout, sur le prix des autopsies en matière vétérinaire. C’était encore plus hors de prix, de requérir un légiste en matière vétérinaire. C’était d’un prix démentiel. Ainsi, par exemple, une autopsie sur la dépouille d’un carlin avait-elle coûté la bagatelle de 5 000 F TTC. Personne ne savait au juste ce qu’était un carlin, à commencer par moi. Yobe m’avait étonné en expliquant :

— Une de ces saletés de petits dogues de merde. Un peu la gueule de Brigitte Bardot jeune, si vous voyez ce que je veux dire, en tout cas les plus anciens dans le grade le plus élevé. Pour les autres, se rapporter à vos livres d’histoire, classe de sixième. Autopsie commandée par le Parquet, heureusement. Le premier crétin des Alpes qui aurait l’idée de requérir un véto pour faire découper Médor, Mirza ou même le poisson rouge, raouste. Dehors. Je l’envoie moi-même planter les choux à la sixième section des R.G.

La sixième section s’occupait des étrangers en situation irrégulière. Une bénédiction pour tout le monde, ces ESI : ça faisait des petits crânes nombreux et faciles, qui entraient direct dans les statistiques. Ça gonflait bien les chiffres, maintenant que tous ces malheureux, à présent qu’on n’avait plus besoin d’eux avec nos hérémistes à nous, on les renvoyait chez eux recrever, maintenant qu’on les avait nettoyés jusqu’à l’os, qu’on leur avait bien pompé le sang, toute leur force de travail, et le peu qu’ils avaient eu de cervelle. France, terre d’asile, mes burnes. Yobe nous menaçait de la sixième section comme des vampires auxquels on eût promis le petit matin gris. C’était pas la peine, on avait tous compris.

Je n’avais rien changé à mes façons de procéder. L’idée de faire autopsier un poisson rouge, je l’avoue, m’avait séduit sur le champ, mais je n’en avais jamais trouvé l’occasion. Nos vies sont ainsi faites : ce ne sont pas les intentions qui manquent, bonnes ou mauvaises, ce sont seulement les opportunités. Peut-être, dans une autre histoire, aurais-je rencontré par exemple celle d’être un héros, ou un homme riche et considéré, ou un grand compositeur de musique, ou une parfaite salope. Je n’inclinais à rien en particulier.

L’indifférence à soi vient avec l’âge, la fatigue, et la pratique courante du monologue intérieur. Celui-ci n’est plus à force qu’un bourdonnement incessant, une succession continue d’acouphènes en grande partie inintelligibles comme en provoquent des détonations trop puissantes et répétées dans un local clos. Lorsqu’on tire de la main droite, c’est l’oreille gauche qui devient sourde. Certaines symphonies de Mahler, tout comme par exemple, Prague, de Mozart, sonnent quant à elles avec l’ampleur terrifiante, la clarté angoissante, de jardins à la française hantés par la Mort. On y fait l’amer apprentissage de la douleur.

Je me faisais toutes ces petites réflexions pas très cohérentes, parce que je savais clairement, distinctement, où j’allais. C’était ça ou vomir sur le plancher de la voiture.


L’appartement se trouvait dans une petite résidence modeste et calme, construite en dur tout au début des années soixante. Pas plus de cinq ou six étages et des volets de fer. Pas d’ascenseur, mais des marches larges et douces, claires. Il y avait deux gardiens dans le hall, en bas. Ils bloquaient la minuterie à tour de rôle, de manière à ce qu’on ne reste jamais dans le noir. Un bon point pour eux. Ils me savaient teigneux, ils nous avaient salués de manière réglementaire. Un autre bon point.

Une jeune gardienne de la paix que je connaissais bien se tenait au troisième, sur le palier, devant une porte entrouverte. C’était une dure. Moins dure que Léon, mais une dure elle aussi, à sa façon. Une dure au corps taillé dans un métal qui avait l’air de l’aluminium. Léger, solide, inoxydable. Son regard aussi avait la couleur de l’aluminium. Froid, lointain, poli, il me regardait monter derrière Dobey et Muppet. Il me voyait bien des trois le moins décidé, le moins alerte, le plus chargé de lassitude et d’appréhension. Les deux autres ont filé droit devant, comme happés par la lumière jaune et la chaude puanteur qui émanaient de l’appartement. Je me suis arrêté une seconde devant la femme-flic. Il y avait quelqu’un d’assis près d’elle, à même les marches. Une femme, une civile en blouson bomber, et qui fumait des Craven A. Ma fliquette se prénommait Josette. Pour tout le monde, sauf pour moi, c’était Jo. Pour moi, le bref espace d’un été, elle avait constitué une sorte de parenthèse brutale et épuisante avant que le métier ne reprenne ses droits et l’Usine ses habitudes. L’Usine était à mes yeux une sorte de Moloch mystérieux et anonyme. Il nous avait dévorés chacun de son côté, ce qui nous rendait semblables par certains côtés, mais parfaitement incompatibles de tous les autres. Josette et moi, nous avions bien failli nous mettre ensemble, jusqu’au jour où elle avait constaté avec dépit, mais non sans justesse :

— Tes guignols te prennent pour un dur. Y se trompent. La seule chose que t’as de vraiment dur, c’est ta queue. Ta queue, j’veux bien quand tu veux. Le reste, je m’en bats les couilles.

C’était de sa part une gentille fin de non-recevoir à toute extension de compétence, en dehors du pieu. Sur le coup, elle avait pas mal manqué à ma queue, mais pas beaucoup à moi. La pensée de coucher avec un doberman femelle ne me dérangeait pas, mais la perspective de vivre à ses côtés, revêtait un caractère extravagant. Elle m’a couvé de ses yeux ternes, pendant que j’allumais ma cigarette. Si elle sentait l’odeur, elle n’en montrait rien. La décomposition pourtant avait l’air d’être bien avancée. Jo a déclaré de sa voix de Jo, avec son large et froid regard de Jo, avec un coup de menton vers la porte entrouverte :

— De corps, ça va encore, plus ou moins. La gueule, j’te dis pas. On a l’impression qu’elle a pris des coups.

— Suicide ?

— Carré. Il y a des médocs partout, à croire qu’elle s’en est même bourré le trou du cul.

— Pas de lettre ? De mot ?

— Mes couilles. C’est Dobey, qui prend ?

— On le croirait.

— Tu as toujours ton gros machin, dans ton futal ?

— Aux dernières nouvelles du front, on dirait bien que oui. Victime découverte par ?

— La gousse, là, par terre…

J’ai cherché l’endroit qu’elle indiquait de la pointe de sa chaussure. Jo ne portait pas les pompes réglementaires, mais des boots avec un peu de talon biseauté. Son pantalon d’uniforme était bien un pantalon d’uniforme, mais retaillé de manière à mettre en valeur ses hanches étroites et ses fesses hautes et dures. Le blouson aussi, avait été retouché. Gravure de mode. J’en connaissais pas mal qui fantasmaient dessus. J’en connaissais bien aussi qui fantasmaient sur le béton brut et l’acier poli.

J’ai cherché des yeux. La femme fumait une Craven A, les coudes aux genoux, le menton dans les paumes. Elle fixait quelque chose entre nos pieds à nous, quelque chose qu’elle était sans doute la seule à voir. Je me suis penché, de manière à rencontrer ses yeux. Il m’arrivait parfois d’avoir de ces étranges sollicitudes.

Mon esprit a enregistré machinalement — une femme dans la quarantaine, au visage osseux mais non dépourvu d’un certain charme, pour peu qu’on aimât les choses un peu trop symétriques et lisses, cheveux châtains coupés court, drus, raides et comme coiffés au clou de charpentier, vêtue d’un sweat, d’un jean et d’un blouson en nylon noir doublé d’orange rescue, chaussée de Clark’s lacés avec soin. Pas le moindre bijou apparent, aucune trace de maquillage. Une gousse, avait dit Jo. Elle s’y connaissait peut-être mieux en femmes que moi. La gousse, en s’entendant traiter de gousse, n’avait ni bougé d’un millimètre, ni cillé, ni poussé le moindre cri. Elle n’avait pas tenté de mordre. Elle se tenait toujours les coudes aux genoux, le menton dans les paumes. La Craven fumait toujours entre ses doigts de la main gauche.

Ses cheveux et ses vêtements empestaient la mort. C’était fort, sucré et presque entêtant. On entendait remuer dans l’appartement, de lourds pas d’homme, des bruits de meuble qu’on ouvrait, d’objets qu’on déplaçait. Je me suis redressé, j’ai flairé le revers de ma fliquette. Elle, elle a fait mine d’aboyer et de mordre. J’ai eu un geste apaisant à son égard et j’ai seulement fait signe de se pencher sur l’autre. Jo s’est exécutée. Trop fort, trop sucré, trop entêtant. En se redressant, elle a machinalement porté la main à son ceinturon, ses doigts ont frôlé l’étui à menottes… J’ai fait oui de la tête, silencieusement, et je les ai laissé s’occuper toutes les deux. Les gouines aimaient Jo, mais Jo n’aimait pas les gouines. Elle aurait peut-être dû, ça lui aurait peut-être apporté un peu de douceur et de tendresse dans sa vie, après tout, au lieu de toujours s’épuiser à courir après les gros bâtons.


Les seins étaient flasques, comme souvent après le trépas, le ventre ballonné, la paroi abdominale déjà tendue et violacée. Entre les cuisses jaunes dépassait ce qui avait l’air d’un petit bout de ficelle. Inutile de se poser la question, on savait tous ce que c’était. Genoux disjoints, elle avait tout de même les talons à peu près collés l’un à l’autre. Les mains reposaient inertes de chaque côté du bassin, qui était légèrement tordu sur la gauche comme celui de quelqu’un qui se tiendrait mal, debout entre deux portes à attendre un ordre, un conseil ou un appel qui auraient déjà trop tardé. Moi-même, je ne me tiens jamais debout convenablement. Il y avait des emballages de médicaments partout. Le visage de la femme tenait du cauchemar, mais passé le premier coup d’œil, il n’avait pas un caractère si répugnant que cela. Les lèvres lui avaient mangé un bon tiers inférieur de la face, elle avait les narines épatées, les paupières et les pommettes très gonflées. Une grosse boule de pâte informe qui aurait trop levé. Tout cela lui donnait un faciès négroïde et goitreux. On avait vu pire. En se penchant, on remarquait une petite coulure de sang sous sa narine gauche. Du sang qu’on avait essuyé avec soin, avant qu’il sèche. N’eût été l’odeur, nous avions tous connu pire.

Il y avait des coussins, plusieurs coussins arrangés sous sa nuque.

Je me suis redressé, j’ai déclaré à Dobey qui me guettait comme un gros matou friand de se payer enfin son entrecôte du jour :

— On arrête les frais. On ne touche plus à rien. (J’ai commandé à Muppet :) Identité judiciaire, Parquet. Étage des morts. Pendant que vous y êtes, appelez Clint. C’est lui qui est permanent cette nuit au Groupe criminel.

Muppet a essayé en vain depuis la pièce, puis il est sorti sur le balcon passer ses messages par radio. Nous sommes restés, Dobey et moi, à côté du lit en cosy dans le fond de la pièce. Il a sorti un de ses petits cigares, l’a allumé sans entrain. Il a consulté sa montre. Il était tard, presque cinq heures. Il a grondé, mais sans aucune trace de ressentiment :

— Groupe criminel ? Si jamais tu t’plantes, comment qu’tu vas t’faire pourrir…

— Pas plus que l’autre, là. Elle était comment, quand vous êtes rentrés ?

— Comme elle est là.

— Touché à rien ?

— Pourquoi on aurait touché à quelque chose ? On partait sur un suicide. On peut savoir c’qui s’passe ?

— Oui.

— Y s’passe quoi ?

— À ton avis, Dobey ?


Sur place, à attendre le procureur, les gens de l’I.J., à attendre tout le monde, ça avait pris jusque vers les sept heures. J’avais d’abord passé mon temps avec Dobey dans la chambre, puis avec Muppet sur le balcon, dehors, puis enfin dans le hall avec Jo. C’était ni l’endroit le plus intime, ni le plus judicieux, c’était seulement celui qui se trouvait le moins loin de la sortie.

La femme en bomber fumait toujours, cigarette sur cigarette. La seule chose qui avait changé dans la scène, c’était son poignet gauche attaché par une menotte à la rampe d’escalier. Jo avait jugé plus expédient de la stocker là où elle se trouvait, à ma disposition, en attendant des jours meilleurs. Nous aussi, nous avions fumé quelques cigarettes, en nous rappelant nos longues courses dans le bois de Vincennes, les séances de fonte au gymnase Nation, et les fois qu’on était allés tirer quelques chargeurs quai de Loire, sur des cibles qui ne nous avaient rien fait et qu’on ne pouvait pas plus manquer, elle et moi, que d’autres l’heure de la relève.

Ce genre de virtuosité ne m’était plus d’aucun recours.

Aucune virtuosité, dans quelque domaine que ce soit, ne nous est jamais d’un grand recours. Penser l’inverse reviendrait pour un premier violon à tenter de se pendre avec son propre archet.

Tout le monde avait fini par arriver et même Clint, avec une vieille veste en cuir et sa figure de travers, chiffonnée de sommeil. Il n’avait pas fait de commentaire désobligeant lorsque nous nous étions isolés dans la petite cuisine nickel de la défunte afin que je lui rende compte. Il m’avait fixé de très loin, m’avait naturellement taxé d’une Camel, il avait remarqué seulement, en regardant dehors, la petite bruine qui s’était remise à tomber :

— Tu ne t’es pas embarqué avec beaucoup de biscuits. Tu penses que l’autre gousse va s’allonger ? Je veux dire…

— Je vois qui tu veux dire. Je ne sais pas si elle va s’allonger ou non.

— Qu’est-ce qu’elle a chanté, jusqu’à maintenant ?

— Rien de plus qu’une coquille d’huître sur son tas de fumier.

Ça ne l’ensouciait pas, du moment que maintenant il était réveillé. Il n’a fait qu’acquiescer, puis se demander :

— Oui. Ça nous laisse quoi ?

— Attendre les résultats d’autopsie.

— Autopsie demandée ?

— Oui.

— J’en connais un qui va être heureux. Celui qui va se la goinfrer. Devine qui ?

— Pas la moindre idée.

— Ton copain Gu.

Je pensais bien qu’il me disait ça pour m’ensoleiller la journée, mais Gu ou un autre, je n’en avais rien à foutre. La nuit vous vide de tout espoir, mais aussi de toute forme de ressentiment, de toute espèce de rancune, aussi ténue et impalpable soit-elle, ce qui la rend en définitive plus apaisante qu’on ne le croit.

J’étais revenu à l’Usine, avec Dobey, Muppet et notre captive, à laquelle, après l’avoir fait fouiller par Jo, j’avais tout de suite notifié la mesure de garde à vue prise à son encontre pour les nécessités de l’enquête. Elle avait signé les procès-verbaux ainsi que le registre, sans un mot, sans récrimination, sans beaucoup d’intérêt non plus. Maintenant que l’autre était morte, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire qui l’avait tuée ou pas ?

Elle avait signé, puis elle était restée debout là où elle était, sans faire de geste, sans me regarder — sans regarder quoi que ce soit. Une sorte de transe tétanique. Je l’ai fait mettre à l’incubateur, en lui laissant ses cigarettes et son briquet. Elle n’aurait pas trop de toute sa vie pour payer, à supposer qu’elle eût aimé sa victime, et je ne voyais pas de motif pour qu’elle commençât tout de suite. Je n’étais juge de rien. J’ai tapé en vitesse le procès-verbal de transport sur les lieux. Dans un bureau voisin, Dobey faisait de même pour ce qui concernait les constatations. Muppet se bornait aux allées et venues nécessaires et à distribuer café et informations utiles.


Je suis sorti en retard. J’avais passé un petit moment dans le bureau de Clint, à les écouter interroger la femme que je soupçonnais de meurtre. Le jour s’était levé et sa clarté, bien qu’elle évoquât le fond d’un aquarium, me blessait les yeux. Je ne cessais pas de larmoyer. La femme n’arrêtait pas de se taire. Elle ne niait pas : elle se contentait de se taire. Je crois bien n’avoir pas entendu une seule fois le son de sa voix, ce matin-là, même pas lorsque je lui avais notifié sa G.A.V. en lui en indiquant le motif, à cause d’indices graves et concordants retenus contre elle et susceptibles de motiver son inculpation. Mise en examen, comme on disait de nos jours, depuis peu. Ça faisait une paye que les balayeurs étaient devenus techniciens de surface, alors pourquoi pas mise en examen ?

Il y avait Clint, dans le bureau, ainsi que deux de ses lieutenants et Yobe le Mou. Yobe essayait de me faire les gros yeux. Pour moi, il avait déjà cessé d’exister, pour autant qu’il eût jamais possédé une forme quelconque de réalité propre. J’étais sorti comme d’une chambre de malade, sans faire de bruit, sans grande phrase, une chambre de malade que je savais condamné d’avance. J’avais ramassé mon petit sac en Nylon, vidé une dernière fois mon cendrier, puis j’avais baissé les stores de mon bureau et j’étais sorti dans le couloir. J’avais verrouillé derrière moi. Les types du jour avaient un passe, en cas de besoin. J’avais gagné la sortie d’un pas de fatigue. Derrière la banque, il y avait deux jeunes flics en tenue, armés et astiqués comme deux jolis petits croiseurs de ligne, à l’accastillage bien fourbi. Eux aussi me connaissaient de réputation — eux aussi m’ont salué avec une déférence toute spéciale et très marquée, bien qu’entachée de plus de crainte que de sympathie.

Pour des gosses comme eux, jeunes et assez sensibles aux racontars, j’étais un de ces vieux mauvais cons nés en même temps que la police judiciaire, tout au début du siècle, à la même époque que les bandits en auto, les pistolets à culasse Browning et les brigades mobiles — en somme, une sorte de dinosaure. Je les aurais beaucoup déçus, si je leur avais rappelé que pour la plupart, les dinosauriens n’étaient rien que de paisibles herbivores — rien de plus après tout que des grosses vaches avec une cuirasse.

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