21

Il y a cauchemar et cauchemar. L’un de ceux qui me sont le plus insupportables, c’est encore bien l’image de ce gros porc en train de se tortiller sur son fauteuil en tâchant de reprendre son souffle. Il a les poignets menottés derrière le dossier, les chevilles attachées. Il n’a ni chaussures, ni chaussettes. À ses pieds, le balatum est couvert d’eau sale. L’abruti tourne des yeux blancs. Il montre dents et gencives. On dirait un pitoyable vieux cheval fourbu et terrifié. Il remue la tête. Il y a du sang partout. Il ne tiendrait à rien que tout s’arrête, qu’un peu de paix revienne.

Sur le bureau, il y a la mallette ouverte. Une grosse mallette en cuir, très cossue et respectable. Elle est remplie de fric. Le fric d’Alex. Mon con joli bave et bouge le front. Il tressaille et ses yeux se portent sur la monnaie. Je sors mes Camel. Cent plaques. Un joli blot. C’est sans doute ce qui l’aide à supporter l’électricité. Pourtant, il n’y a pas que ça, dans la vie, le fric. C’est vrai : il y a aussi l’argent. Je tripote mes cigarettes, cherche ma camarade des yeux.

Alex est adossée à la porte, les chevilles écartées. À peine maquillée, elle porte le tailleur noir que je lui préfère. Elle tient l’automatique de Bozzio entre ses doigts. Il a le museau braqué par terre, mais on devine que s’il le fallait, elle saurait s’en servir tout à fait proprement. On devine aussi que la scène qui se déroule sous ses yeux suscite en elle des sentiments passablement troubles et contradictoires. Alex ne le sait pas encore, mais pour moi elle a déjà rejoint le monde des ombres. Dehors, une voiture passe dans la rue. On entend ses pneus chuinter sur l’asphalte mouillé.

Il fait chaud et poisseux dans le petit bureau. À un moment donné des réjouissances, Bozzio s’est chié dans le froc. L’odeur de la merde s’ajoute à celui de la viande brûlée. Je le voyais moins résistant, moins borné, mon canaque. J’allume une cigarette, tout en l’observant. Il ne tiendrait qu’à lui que ça soit fini. Sale con. Je fume, les pouces dans mes passants de jean. J’ai dans la tête les premières mesures de Wild Man Blues, de Morton et Armstrong. Le saxo soprano de Sidney a quelque chose de vaguement maléfique. Il n’y a rien au-dessus du blues, sauf peut-être le blues. Je fume tout une cigarette. Je regarde ma montre. Elle indique trois heures. Je prends Bozzio par les cheveux.

— Trop longtemps que ça dure. File-moi cette putain de cassette.

Il ne répond rien. Il se contente de me regarder. Je hausse les épaules. Je lui remets des chiffons dans la bouche. Je m’occupe à vérifier les menottes. Je contrôle les fils. Ils sont bien à leur place, sous le sparadrap à la base du cou. L’un des deux s’est enfoncé dans la chair. On dirait une écharde noircie. Saloperie de merde. Ce que je lui fais, il l’a fait à des dizaines de bougnoules dans une autre vie. Les pauvres types n’avaient pas une chance de survivre, lui oui. Avait de remettre le courant, je me penche sur son visage.

— Écoute-moi, pauvre con. Depuis la chute du communisme, on n’a plus personne à haïr, alors on se hait entre nous. Je me fous que tu vives ou que tu crèves. Fais signe quand tu en auras assez.

Je vais presser de nouveau sur l’interrupteur, mais avant même que le jus n’arrive, Bozzio se dégonfle comme une baudruche. Il en a sa claque. Il abdique. Il remue la tête avec frénésie. Il pleure. Il tape des pieds. Je lui enlève son bâillon. Je suis aussi soulagé que lui. Il s’allonge, d’une voix blanche. Le coffre est dans le petit réduit à côté, derrière l’un des deux tableaux anatomiques censés représenter nos points d’énergie vitale. Énergie vitale, mon cul. Ces conneries New Age me donnent envie de gerber. Où on va, maintenant on le sait bien, pas de doute : au trou, donner à becqueter aux asticots. C’était ça, la destinée ultime, filer de quoi clapper aux bloches, alors le reste… Le reste, c’est de la zoubia, de la roupie de sansonnet, tout un gros paquet de merde dans un bas à varices.

Dans le coffre, il y a un autre Beretta 92 neuf, avec dans la crosse un plein chargeur de cartouches aux ogives cuivrées, des très hautes vitesses. Tellement dangereuses qu’on les interdit en tir de police, ce qui n’empêche personne de s’en servir. On a tenté de limer les numéros sur la carcasse du pistolet. La précaution est risible, à présent qu’on sait comment détecter les traces d’écrouissage grâce aux lampes à fluorure de sodium. Je glisse le pistolet sous mon ceinturon au milieu du dos. Il y a aussi plusieurs grosses enveloppes kraft. Elles contiennent des cassettes vidéo Hi 8 en Pal. Chacune d’elle porte la mention de la personne concernée, avec la date et l’heure de la surveillance. Sérieux, Bozzio. Conscient et organisé. On voit bien qu’il a fait partie de la Maison. Je retrouve la cassette qui m’intéresse. Je la mets dans l’un des magnétoscopes, allume le moniteur.

Action. Dans l’image, on voit arriver Mallet. Laguna. Il ne lui reste plus très longtemps à vivre. Il descend de voiture. Dans la lumière du parking, un jeune-vieux quadra portant encore beau, encore capable de morgue et d’insolence. Il s’en trouve dans toutes les majorités de ce monde, dans toutes les allées de tous les pouvoirs — et même dans les contre-allées. Il escalade les marches de l’hôtel, un peu comme s’il s’agissait de celles de l’Assemblée. Il transporte une grosse sacoche. Il va d’un pas vif et décidé. Il disparaît dans le hall. Dans le coin inférieur droit, le jour et l’heure. Merveilles de l’électronique. L’opérateur ferme au noir.

Il rouvre quand arrive la Mercedes. Alex la range et descend. C’est tout ce que je voulais savoir. J’enlève la cassette du magnétoscope et je l’empoche. À la réflexion, je fais aussi main basse sur les autres.

Je retourne à côté. Alex me regarde, mais pas lui. Lui a le menton sur la poitrine, le buste en avant. Seules les pinces le retiennent de s’affaler par terre. Bozzio est tombé dans le coaltar. Alex me parle avec la figure de côté, comme si elle se tenait sous un vent dur, violent, qui la frapperait en pleine face. Elle articule, de façon pénible, syllabe par syllabe :

— On dirait qu’il n’a pas l’air bien.

— Métier d’homme, Chérie. Carrière de courage.

Je monte sur une chaise et j’enlève le trombone du porte-fusible. Le métal est noirci, bleuté, mais il a tenu le choc. Je remets le bon fusible en place, essuie la porcelaine. Alex m’observe, tandis que je fais le ménage. Son regard est lointain et indéchiffrable. Je lui enlève le pistolet des mains et le nettoie. J’éjecte le chargeur, retire les cartouches avant de le poser sur le sous-main devant Bozzio. J’arrache les fils électriques de son cou, j’enlève le sparadrap. Les brûlures tournent au violacé et l’une d’elles saigne. J’enfonce mon pouce derrière le maxillaire, deux ou trois centimètres sous l’oreille gauche. Le cœur bat toujours. J’enlève la prise, enroule le fil autour de ma main et l’empoche. Je referme la mallette et la remets à Alex. Avant de partir, j’enlève les bracelets à Bozzio. Il glisse en avant, tombe sur les genoux.

Je prends Alex par un coude et, après un dernier coup d’œil partout, nous sortons. Je referme derrière moi. Au passage, je dépose les cartouches de son pétard et le trousseau de clefs dans sa boîte aux lettres. Au moins, il ne pourra pas m’accuser de lui avoir volé quoi que ce soit. C’est bien cent mètres plus loin que je me débarrasse de mes gants latex et du fil électrique dans une bouche d’égout. Alex marche à mes côtés dans la petite pluie fine. C’est une sorte de crachin tiède qui semble ne sourdre de nulle part. Des voitures passent, des civiles puis une patrouilleuse dont la rampe est allumée. Le conducteur ralentit à notre hauteur. Il hésite, et reprend sa route. Alex tient la mallette à bout de bras. Son pas sonne un peu comme un one-step, sur un tempo passablement ralenti. Elle n’a pas dit un mot depuis de longues minutes. Ce n’est pas une femme à faire des scènes. Elle se contente de ruminer. J’allume une cigarette. Mes doigts tremblent, mais je suis complètement décuité. Je vois la rue devant moi comme elle est : sombre, mouillée, et sans joie. Elle ne mène nulle part. Nous montons dans la Mercedes, Alex au volant et moi dans le siège du passager. La mallette est sur la banquette arrière. En ce moment, Bozzio patauge à quatre pattes dans ses vomissures. Alex me demande d’une voix blanche :

— Chez toi ou chez moi ?

Bozzio décroche son téléphone.

— Chez toi ou chez moi ?

La voiture roule. Du bout des doigts, j’allume l’autoradio. De la grande musique. J’éteins. Alex serre les dents. Elle finit par lâcher :

— Je suppose que je dois te dire merci.

— Inutile, Chérie.

Je sors la cassette vidéo. Je vérifie ce qu’il y a marqué sur l’étiquette. C’est bien la bonne. Je ricane comme un vrai dur :

— Jamais commencer à raquer, mon ange. Rien de plus vorace qu’un maître-chanteur. Ces types sont capables de vous gratter jusqu’à l’os.

— J’ai vu de quoi tu étais capable, toi.

— Tu n’as rien vu.

— Je n’en doute pas.

Je lui tends la cassette. Alex hausse les épaules.

— Sordide. Tu peux bien te la foutre dans le cul.

Nous ne sommes pas loin du pont Alexandre III.

Lorsque nous y passons, je demande à Alex de s’arrêter une seconde. En quelques enjambées, je gagne le parapet. Je fous tout par-dessus bord, toutes les cassettes l’une après l’autre. Je ne les entends même pas toucher l’eau, aucune. On dirait qu’elles sombrent tout droit dans le néant. Jamais je ne saurai leur contenu, ni à quelles saloperies elles pouvaient bien servir. J’hésite à flanquer le Beretta à la baille. C’est une belle arme, le Beretta. Je décide de le gracier. Je retourne à la voiture, me penche sur l’habitacle. Alex me dévisage. Difficile de dire ce qu’expriment ses yeux ardoise. Peut-être ne le savent-ils pas eux-mêmes, ce qu’ils sont censés manifester. Peut-être rien. Alex, murmure en tendant les doigts :

— Je suis trop fatiguée. Je t’en prie, monte.

On ne monte pas, dans ce genre de voiture. On ne monte plus dans aucune voiture ou presque, de nos jours. On descend. Je me coule dans le fauteuil de cuir. Alex démarre avec brutalité. Je comprends bien. En ce moment, Bozzio téléphone. Il rend compte. À qui et pourquoi, je m’en fous. Il rend compte, ou il va aux ordres, peu importe. Lui aussi a rejoint les ombres. Alex roule si vite que je me mets à grincer des dents. Quatre heures. Alex embouque l’autoroute du soleil, beaucoup, beaucoup trop vite. Il y a des travaux, il ne reste plus que deux voies. Elle passe… Une camionnette dont le conducteur hésite… Alex ne ralentit pas, la Mercedes sinue sur sa trajectoire et trouve l’ouverture sur la droite, en se payant la bande d’arrêt d’urgence. Coups de klaxon derrière, appels de phare dans le rétro, la Mercedes émerge comme une balle. Elle laisse tout le monde par terre. Belle voiture. Belle manière de crever aussi. À hauteur d’Orly, le compteur indique deux cent trente. La voiture gronde, colle à l’autoroute. Les lumières, les balises défilent à une allure insensée. Je m’en fous. Pas de ceinture, ni l’un ni l’autre. Si nous sortons, nous sommes morts. Peut-être que ça aurait mieux valu, qui sait ? À deux cent trente, Alex s’allume une cigarette. Je m’en contrefous.

Elle me tend son paquet. Ses doigts sont froids comme de la glace. J’en allume une aussi. Drôle de nuit. Comme le Beretta m’entame la peau du dos, je l’enlève de la ceinture et le flanque sous le siège. Alex met un bon quart d’heure à se calmer. Nous roulons jusqu’à l’aire de Nemours et là, elle se range sur un parking. Elle commence par couper le contact, les phares, elle déboucle sa ceinture. Elle commence par garder le silence. Ensuite, lorsqu’elle ouvre la bouche, c’est pour aligner un certain nombre de banalités qui ne nous concernent guère et ne sont pas en mesure de faire avancer quoi que ce soit. Puis elle reconnaît :

— Je ne sais pas ce que nous allons devenir. Ce que je sais, c’est que quand tu n’es pas là, je suis en manque. Rien de lyrique. C’est comme n’importe quelle toxicomanie.

— Pas de lézard, mon ange. Ces choses-là ne durent guère.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr. Un clou chasse l’autre, souviens-toi.

Elle a un ricanement froid, détimbré. Elle se doute bien que j’ai raison. Elle voudrait en être certaine. Je voudrais en être tout à fait sûr aussi, moi-même, mais c’est maintenant trop tard. Ça demanderait trop d’efforts, de part et d’autre, trop de courage pour recoller les morceaux. Mon courage à moi s’en est allé, avec mon peu d’amour-propre, ainsi que la très mince considération que j’attachais à ma propre personne. Plus rien que du vent…

Des voitures et des camions roulent vers le Sud, d’autres remontent en direction de la capitale. Il se fait un peu de gris au levant. Une sorte de paix précaire s’établit entre nous. Nous fumons en regardant droit devant soi, comme deux soldats côte à côte dans leur tranchée à attendre avec appréhension que le jour vienne. Alex rumine un long moment, puis remarque avec un peu d’amertume, mais non sans justesse :

— Tu n’as pas confiance en moi.

— Pas plus en toi qu’en moi.

Elle réfléchit encore et ajoute :

— Tu n’as plus confiance en personne.

— C’est pas un titre de gloire.

Elle secoue la tête, me rappelle avec cette fois beaucoup d’amertume :

— La routine ou le deuil.

Je ricane. Elle s’entête :

— Je ne veux ni de l’une ni de l’autre. Tu es sûr qu’on ne peut pas trouver autre chose ?

— Plus à mon âge, Chérie. J’ai pris de trop mauvaises habitudes.

— Si je te dis que je t’aime ?

— L’amour, ça ne veut rien dire, mon ange, sauf dans les chansons. Les chansons d’amour, les rengaines à quatre sous. Elles font la fortune des maisons de disques, jamais celle des guignols qui y croient.

Mes propres conneries finissent par me fatiguer. Je me tais. Trop pénible de parler. En même temps, je comprends sa démarche. Alex est tellement vivante. Elle a encore des rages d’enfant et ce qu’il faut bien appeler des espoirs. Pourquoi non ? C’est ce qui donne un caractère précieux à la vie, cette infinie diversité des caractères et des sentiments, cette richesse d’invention de chacun. Dommage que tout le monde s’entête à toujours tout avoir sans jamais rien payer.

On fume en attendant le jour.

Naturellement, le jour vient. Putain de jour.

Et c’est la fin.

Alex me dépose porte d’Italie.

Et je fais le reste du chemin en métro, comme les autres.


À coup de barbies, je dors à peu près tout le week-end. Comme j’ai débranché le téléphone, je ne sais pas si je reçois des appels ou pas. Pendant mes rares moments de lucidité, je fais un peu de ménage. Je regarde passer les trains. Je vois un peu de ciel bleu et froid. J’ai du mal à tenir debout. Il faut bien pourtant que je sorte acheter des cigarettes. Je rebranche mon téléphone. Je descends, je traverse le petit jardin public. Des gens vont et viennent, des voitures passent. Ils se déplacent tous beaucoup trop vite pour moi. Ils sont affairés. On est pourtant dimanche soir. Ils vont loin. Les feux arrières des autos ressemblent aux gerbes parallèles de traceuses tirées par des engins bitubes de vingt millimètres. Je vais jusqu’au tabac. Le taulier me connaît. Quand j’étais en unité de recherche, je lui ai arrangé une histoire de vol à main armée qui aurait pu se retourner contre lui. Il m’en a gardé de la reconnaissance, une espèce de respect et presque de la sympathie.

À quoi ça aurait servi que je le fasse dégringoler pour complicité ?

Un crâne de plus dans les statistiques, un bâton de plus ? Pour quoi foutre ? Lui et ses acolytes, ils n’avaient jamais baisé que la Française des Jeux. Juste retour des choses. C’est un tabac avec PMU. Dans le fond, il y a des tas d’Arabes attablés. On se croirait dans un café maure. Ils ne font pas beaucoup de bruit, ils sont tout occupés à leurs paris. Ils sont en plein dans les espoirs. La plupart, ils n’ont jamais vu un bourrin en chair et en os. Qu’importe, puisqu’ils sont à l’image de leurs rêves.

Je prends une cartouche de Camel. Le bougnat m’offre un verre. Alcool plus barbies. Près de moi au comptoir se dresse une grande blonde en minijupe. Elle est abrupte et lisse comme une falaise. Elle a des jambes fantastiques, gainées de Nylon noir. Elle fume des John Player’s Spécial. Talons aiguille. Un peu trop de poitrine pour moi. Elle a un ricanement creux, sarcastique, à mon égard. Grande bouche de salope et beaucoup trop de cheveux aussi. Je ne sais pas combien de fois je l’ai eue à dégrisement à la Douze. Quand je me suis accoudé au comptoir, elle m’a reconnu tout de suite. J’ai allumé une cigarette dans mes paumes. Viviane. Elle se prénommait Viviane, je m’en souviens. C’était une enfant de la balle. Elle avait été trapéziste dans un cirque. Une trapéziste médiocre dans un cirque crapoteux. De son entraînement quotidien, elle avait conservé le physique sculptural, un port élancé, et cette démarche toujours un peu affectée de ceux qui sont tragiquement conscients de devoir se déplacer sans cesse sous le regard des autres. Une fois, elle était tombée en pleine représentation. Motif inconnu. Elle avait manqué son coup. Elle était tombée dans le filet et s’en était tirée avec une simple foulure au poignet, mais jamais plus elle n’avait pu remonter. Elle avait quitté la troupe, qui était comme une famille pour elle. Elle s’était mise à boire. Je savais à quoi elle s’adonnait pour vivre, mais je ne la désapprouvais pas. Elle se tenait propre, elle ne faisait pas de scandale. Tout au plus, quand elle avait plus que sa dose, il lui arrivait de se foutre à poil. Elle mettait un slow dans le juke-box, un slow bon marché. Des fois, elle montait sur une table. Elle aurait pu faire son beurre dans le strip. Tout le monde profitait du spectacle, puis quand tout le monde avait tout bien vu, quelqu’un appelait les flics. Il y avait toujours un malin pour lui tirer ses dessous. Elle se laissait embarquer sans offrir de résistance.

On me l’amenait telle quelle, je la collais en dégrisement. L’hiver, elle avait la face blême, les lèvres violacées, elle tremblait de tous ses membres. On aurait dit une tête de mort. On lui donnait une couverture. Elle passait la nuit en geôle. Jamais un mot de reproche, jamais une grossièreté ni une plainte. Elle m’avait vu entrer, acheter mes cigarettes, elle avait surpris mon petit conciliabule avec le patron. Elle m’avait aperçu avant que je ne la remarque moi-même. J’avais bu mon jaunet, épais comme du pus. J’avais allumé une cigarette. Viviane avait ricané.

— Tu me remets, flicard ?

— Je te remets.

— Tu habites le secteur ?

— Douzième district.

— Je t’ai connu plus distrayant. Tu es toujours à la Nuit ?

— Liquidé en commissariat.

— Je me disais bien : je te voyais plus, en haut. Tu reprends quelque chose ?

J’ai réfléchi. La souffrance était revenue dans mon crâne. C’était une super belle plante, Viviane. Alcool ou pas alcool, barbies ou pas, elle me collait une trique d’enfer. Elle m’avait toujours collé la trique. Jamais je n’avais eu le moindre geste équivoque, mais c’était un fait. À part Alex, jamais je n’avais rencontré de femme aussi bandante. Finalement aussi putes l’une que l’autre, dans des genres différents. Dans mon esprit, pute n’avait rien de péjoratif, bien au contraire. Une pute, c’est une chienne pour qui tout homme normalement constitué peut faire n’importe quoi, à commencer par tuer. On n’y peut rien, c’est dans les gènes… Les autres, c’est des casse-croûte, seulement des casse-croûte. Elles le savent bien, d’ailleurs, ce sont toujours les plus vaches, les casse-croûte, les plus hargneuses, les plus regardantes sur tout. J’ai réfléchi et j’ai décidé :

— Je reprends quelque chose, mais c’est moi qui raque.

— On pourrait se mettre à une table, tu crois pas ?

Je ne croyais rien de spécial. Nous nous sommes quand même transportés sur un bout de banquette. Viviane m’observait. Elle avait les yeux très pâles, vitreux. Son regard était un peu semblable à celui de Jacques. Plus elle me regardait et moins elle semblait en colère contre le monde entier. On aurait dit que ce qu’elle voyait la troublait, l’émouvait, elle avait même l’air moins ivre. Elle m’a demandé d’une voix sourde :

— Y a longtemps que tu as plongé ?

— Plongé ?

Du bout de l’index, elle a touché mon verre. Elle avait des mains extraordinairement soignées. On aurait dit que ce soin, cette extrême propreté, cette tranquille dignité qu’elle manifestait même bourrée comme un canon, elle en avait besoin pour supporter sa propre pourriture interne. Je n’ai rien répondu. Elle m’a demandé :

— Tu sais pourquoi Chirac veut faire installer partout des poubelles transparentes ?

— Pas la moindre idée.

— C’est pour que les sdf puissent faire du lèche-vitrines.

J’ai ri en finissant mon verre. Viviane, drôle de prénom, Viviane. L’heure passait doucement. Je fumais une cigarette après l’autre, sans trop de hâte ou d’empressement. Il faisait tiède. On entendait le bruit des flippers, le sifflement du percolateur, des conversation assourdies, on entendait les voitures dehors. C’était incomparablement plus vivant que mon bouclard, même si ça ne menait pas à grand-chose non plus. La jeune femme m’a saisi le poignet. Elle avait de la force. Elle a grogné, en montrant les dents :

— Combien de temps ?

— Cinq six mois.

— Espèce de con. Tu as quelqu’un ? Une femme ?

— Personne.

— Tu tires ?

— Quand l’occasion s’en présente.


Je ne sais pas à quoi elle avait pensé, de quoi elle avait eu envie. En rentrant, je sais qu’elle a regardé mon petit bouclard, avec le divan fatigué, les livres, mon bureau. J’avais une vieille Underwood sur une table de desserte. Je me suis installé dans mon fauteuil, le dos aux voies. J’ai flanqué les pieds sur mon bureau. Sam Spade. Elle a pris la chaise, s’est installée en face de moi. On se serait crus dans un bureau de police. Presque sans bouger, j’ai sorti une bouteille de bourbon de mon tiroir du bas. J’ai dit à Viviane où étaient les verres. Je l’ai entendue s’affairer dans ma cuisine à usage exclusif des pygmées.

Elle est revenue, admirablement grande et belle et parfaitement désirable. Si je le lui avais dit, et même si je le lui avais montré, je sais que Viviane ne m’aurait pas envoyé au bain, mais au lieu de ça, avec ma télécommande, j’ai envoyé un vieux blues. C’était plus dangereux que de coucher, encore plus douloureux, mais beaucoup moins compromettant.

On a continué de se cuiter. Viviane m’a raconté la torture que ça avait été, toute sa jeunesse, ces exercices au sol, les grands écarts, le travail aux barres parallèles, combien de fois elle en avait pleuré de pas réussir tout de suite, de devoir remettre le couvert jour après jour, mois après mois, et après encore des années pour mettre sur pied son numéro d’équitation. Elle avait commencé comme écuyère. Elle avait aussi appris le saxo baryton, le banjo, la batterie, toujours tout à l’oreille. Elle aurait aimé connaître la musique, mais maintenant c’était trop tard. Question cul, elle m’a raconté :

— J’allais voir mes deux oncles à Champigny. Ils habitaient un pavillon, avec des dobermans. J’avais quinze seize ans. Ils se faisaient sucer l’un après l’autre. Ça ne les gênait pas que je les suce dans la même pièce. Il faut être sérieux : ils m’ont jamais forcée. J’ai jamais pris de coups. Ils se faisaient sucer à genoux. Quand c’était fini, des fois on se parlait et des fois on se parlait pas. Ils avaient des queues d’enfer. Ils étaient montés comme des bourricots.

— Champigny.

— Je peux même pas dire que j’aimais pas ça. Ça te dégoûte ?

— Pourquoi tu voudrais que ça me dégoûte ? C’était ta vie, après tout, et tes fesses.

Je ne pouvais quand même pas lui confier que j’avais eu moi aussi mes sombres dégueulasseries à moi, même si c’était de moins en moins à présent, mes fourbes cochonneries un peu salaces, mes sordides petites malpropretés. Peut-être que j’aurais dû, peut-être que ça l’aurait aidée… Ce qu’elle avait surtout, c’était trop de vitalité, trop d’appétits. Alex, en un sens, c’était pareil. On a continué à se noircir, à écouter du blues. Viviane tendait l’oreille, elle marquait la mesure avec sa tête, tout doucement, on aurait dit qu’elle rêvait. À un moment, elle m’a dévisagé avec sérieux :

— Ça serait un point de côté, si on baisait ?

— Il y a une petite chambre à côté. Elle sert parfois de champ de tir à l’un de mes fils. Jamais les deux ensemble. Ce sont des chasseurs solitaires.

— Souvent, quand je me faisais serrer, je pensais à toi.

— L’attention est touchante.

— Je te trouvais bandant.

— L’une des plus belles inventions de la langue française est l’imparfait. C’est aussi la plus pratique.

Elle a donné un coup de menton vers la porte :

— Alors, qu’est-ce que t’en dirait, qu’on se la montre ?

— Rien de bon.

Elle a eu un petit rire amer, mais très doux, a murmuré :

— Parce que je suis ce que je suis ?

— En partie, oui.

— C’est-à-dire ?

— Trop bien pour moi.

— Va te faire foutre. N’importe qui serait trop bien pour toi, pauvre con.


Je n’ai jamais su quand et comment elle était partie. Je me suis réveillé le lendemain matin, grâce au train postal de cinq heures. Il faisait, en s’ébranlant sous mes fenêtres, un immense raffut de concasseur. J’avais dormi dans mon fauteuil, tout comme à l’époque où mon royaume s’étendait sur trois arrondissements et que j’avais encore charge d’âmes. J’avais toujours mon automatique .45 à la ceinture. Il ne pouvait plus m’être d’aucun secours. Je me suis dévêtu et récuré à fond. J’ai changé de linge et de vêtements puis je me suis fabriqué un café qui tenait à la fois du cambouis et du détergent industriel. Je tenais difficilement debout. Je suis allé à la fenêtre. Dans mon dos, le téléphone a sonné.

J’ai laissé le répondeur faire son métier de répondeur.

C’était la voix d’Alex. Elle disait, sur un ton saccadé, sifflant de rage :

— Un clou chasse l’autre. Fumier. Tu n’a pas mis longtemps à changer de trou. Quand je pense… (Je n’ai jamais su à quoi elle pensait à cet instant.) Putain, une pétasse pareille… Je voulais m’excuser… (De quoi pouvait-elle avoir pu éprouver le besoin de s’excuser, ça non plus je ne l’ai jamais su.) Tu ne répondais pas au téléphone. Je suis montée. Tu n’étais pas là. Je suis redescendue t’attendre dans la voiture. J’ai attendu, attendu. Qu’est-ce qu’elle fait de mieux que moi ? Je sais que tu es là. Je sais que tu m’écoutes.

Elle a continué un bon moment. Près de dix minutes. Elle m’a fait au passage une addition salée. À la fin, elle s’est mise à débiter de véritables insanités. Vache mais régulier. Pourtant, elle non plus je ne l’avais pas forcée à quoi que ce soit. À l’entendre, je n’étais plus à présent qu’un porc immonde, un infect saligaud. Un franc dégueulasse. Un véritable fils de pute. Pourquoi non ?

Les pires griefs qu’on peut faire, c’est encore bien les griefs de cul. Le vrai sordide, on le sait bien, c’est quand on tape en dessous de la ceinture. C’est là que ça fait le plus mal. C’est que le cul, c’est le pauvre délire de la viande, sa petite part de rêve à elle, la barbaque, sa petite fête de tant qu’elle est encore un peu vivante… Quand la bidoche a cessé de rire, il ne reste plus comme perspective que la charogne… C’est pas drôle, la charogne… Rien qu’à cause de ça, jamais on ne devrait mépriser…

C’est pourtant de cette façon qu’on vous torpille quelqu’un pour tout de bon… En tapant bas… Comme bien de ses petites camarades, Alex savait faire. Comment lui en vouloir ? C’est toujours comme ça lorsqu’on a cessé de plaire. On reprend tout en travers de la gueule. Fallait pas se découvrir. Tant pis. Lorsqu’elle a eu enfin raccroché, je suis allé me passer de l’eau sur la figure. J’ai encore allumé une cigarette. Tout en réécoutant son message, je me suis regardé dans la glace.

Fils de pute.

Je ne pouvais pas lui donner tort. On aurait réellement dit qu’elle parlait d’un autre homme, il y aurait peut-être eu moyen de se défendre, mais c’est pourtant là que le peu de confiance qu’il me restait en moi s’est enfui. J’ai lâché la rampe pour tout de bon. Le reste…

… As time goes by…

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