14

Je conserve des quelques jours que nous avons alors passés là-bas le souvenir d’une tentative désespérée et sans issue faite à seule fin de retrouver une sérénité, qui, de toute évidence, ne pouvait que m’échapper. Le domaine se trouvait — et se trouve toujours — au cœur d’une forêt du Tonnerrois.

Il était partout entouré de hauts murs qu’on ne voyait pas de la maison à cause de la distance. Le corps de bâtiment datait de la fin du dix-huitième, et son architecture trapue ne prétendait à rien de défensif. Il était fait de pierre grise, la façade régulièrement trouée de grandes fenêtres à meneaux. Le toit pentu, recouvert de petites tuiles de Bourgogne, s’hérissait de hautes cheminées malingres, et dont le charme tenait au nombre autant qu’à l’apparente délicatesse. Vue de l’extérieur, la grande véranda qui donnait sur l’étang n’avait nui en rien à la calme harmonie de l’ensemble. Celui qui en avait conçu les plans semblait avoir été touché d’une sorte d’état de grâce presque inimaginable. Dans un tout autre ordre d’idées, il eût sans doute été capable de composer un adagio splendide. Rien d’ostentatoire ni de tapageur dans tout cela, rien qu’une gravité paisible, une espèce de réserve pensive et mesurée.

Tandis que nous faisions tout le tour, Alex, emmitouflée dans une grosse parka blanche, m’avait confié :

— Mon père l’a achetée en 1970 pour cinquante millions à un marchand de biens qui a terminé en correctionnelle. Je ne sais pas pour qui c’était une affaire. Il n’y avait plus ni portes ni fenêtres et la moitié du toit avait été emportée par la tempête. C’était une folie, naturellement.

Folie. Qu’elle était belle, Alex, à se souvenir, à remonter sa vie à petits pas. Le vent lui embroussaillait les cheveux devant la figure, elle avait la goutte au nez et reniflait sans arrêt, les poings enfoncés au fond des poches. Elle riait en disant :

— À la place du salon actuel, il y avait une vieille bergerie. Ne me demande pas de quand elle datait, je n’en sais rien. Des gosses de quelque part venaient jouer partout. On a retrouvé des restes de petits feux de camp à peu près dans chaque pièce.

Plus gravement, elle m’a déclaré :

— Tout était ouvert à tous les vents. C’était une maison à l’agonie. C’est peut-être pour ça que mon père a voulu la sauver de la destruction. Elle lui a coûté bien plus cher qu’il ne pouvait l’imaginer, mais je ne crois pas qu’il y ait à le regretter.

— Je ne le crois pas non plus. Chacun d’entre nous rêve obscurément de sauver quelque chose, une fois dans sa vie. Le prix qu’on doit payer pour ça n’a rien à y voir.

Émouvante, Alex. Ce qu’elle cherchait ne l’était pas moins. J’avais sur le dos la vieille veste de combat d’un autre, mais les galons qu’il avait portés étaient aussi les miens. Nous cherchions la même chose, Alex et moi, au fin fond des choses, mais pas dans le même registre ni de la même façon.

Puisque mes fils n’avaient pas le goût des armes et de la vie militaire, je n’étais plus que le dernier avatar d’une longue lignée de guerriers. En voyant le regard opaque que la jeune femme braquait de manière globale sur la façade où la vigne vierge rougeoyait encore par places de ses derniers éclats ternis, il m’est venu la certitude tranquille que tout ce à quoi j’avais tenu n’avait plus cours.

L’Europe des marchands s’est définitivement déshonorée en Bosnie. Auparavant, l’Oncle Sam avait fait de même dans le Golfe. Ça ne les empêchait pas d’avoir les uns et les autres beaucoup d’avenir. Bienvenue au Cocoon Club. Je n’avais plus ma place dans tout ce micmac. Mon histoire n’avait plus lieu d’être.

Alex, elle, voulait à toute force retrouver quelque chose enfoui dans la sienne — peut-être un reste de la colère originelle, de la pureté ou de la grâce dont chacun a été paré à un moment donné de son existence. Quelque chose qui a trait à une mémoire profonde, antérieure peut-être même à sa propre naissance. La vie m’avait appris peu de chose, seulement que chacun de nous porte seulement en soi l’endroit de sa propre sépulture. Bien des criminels que j’avais arrêtés, même parmi les plus abjects et les moins excusables, ne m’avaient fait l’effet que de longues rangées de tombes ouvertes à même le sol. Des tombes vides sous une pluie grise et sans consistance. C’est pourquoi — et on me l’avait reproché souvent — jamais je n’avais pu les considérer avec haine ou ressentiment.

Alex portait quelque chose de plus. Elle était irrémédiablement belle. À présent je connaissais ses goûts et ses appétits et je savais quelques-unes de ses faiblesses. C’était en ce sens un être humain assez semblable aux autres, mais sa beauté à elle avait la brutalité d’un impact de fort calibre. Elle n’était pas la simple résultante de caractéristiques physiques. Elle produisait un effet de souffle comparable à celui d’un explosif brisant. Il y avait dans cette beauté quelque chose de foncièrement irréductible, une sorte d’orgueil sauvage, indomptable, une férocité animale qui tenait du loup, de la horde, des crocs arrachant à la chair de grands lambeaux ensanglantés, du souvenir peut-être de longues chasses ventre à terre suivies d’impitoyables curées sanglantes. Son regard pouvait revêtir subitement la lividité vitreuse de la pierre, puis l’instant d’après se changer en une pièce d’eau sombre et douce, alanguie, fluide et langoureuse. Il savait se faire grave, rieur et enjoué, ou d’une ironie mordante au gré de ses humeurs. Rien ne parvenait pourtant à en atténuer l’effet de choc.

C’était cette sorte de commotion que j’avais ressentie dès la première nuit en croisant ses yeux. Inexplicablement, elle ne se comprenait que dans ce grand parc qui n’était rien de plus qu’un morceau de forêt à peine civilisée, devant cette bâtisse faite des ossements de la terre, située à des millions de kilomètres de tout lieu habité.

Peut-être afin d’éluder un silence qui menaçait de trop durer, peut-être parce qu’elle n’avait pas su faire autrement pour le briser, ou qu’elle ne l’avait pas voulu, elle m’avait pris par le bras et m’avait emmené visiter les communs. Il y avait des écuries, vides à présent, et plusieurs garages au sol cimenté. Au fond de l’un d’eux, on avait garé sous bâche un command-car GMC auquel je n’avais pu m’empêcher de m’intéresser. J’avais mis plus d’une heure à préparer le démarrage. Alex riait. De temps à autre, elle venait se frotter contre moi. Elle semblait détendue, amoureuse, mais il y avait quand même quelque chose de contraint, d’obscur, dans son attitude. Penché sur le moteur, je lui ai suggéré :

— Tu devrais prendre quelqu’un à l’année, pour entretenir tout ça. Bûcheron, jardinier, garde-chasse. Un homme toutes mains.

— Mécanicien-auto. Qu’est-ce que tu ne sais pas faire ?

— Bien trop de choses.

— Est-ce que tu aimes être ici ?

— Oui. Il pourrait habiter la maison des gardiens.

— Elle est inchauffable.

— Aucune importance.

— Tu penses à quelqu’un en particulier ?

Je me suis redressé. J’avais les mains pleines de cambouis. Je m’essuyais avec un chiffon. Alex se tenait à contre-jour, les chevilles écartées. Je ne pouvais pas voir son visage. Il avait cessé de pleuvoir et un pâle soleil illuminait l’extérieur, à peine plus tiède et ténu que le souffle d’un petit enfant. Je pensais à quelqu’un en particulier. C’était un jeu stupide et dangereux. Alex a sorti les mains des poches pour allumer une cigarette.

— Je ne cours pas assez et je fume trop. À cause de toi. C’est des offres de service, que tu es en train de me faire ?

— Pourquoi non, mon ange ? Tu pourrais me prendre à l’essai. L’état des arbres laisse à désirer. Ce que j’ai aperçu des serres donne à penser qu’elles ont subi plusieurs attaques à l’arme automatique. L’étang ne va pas si bien que ça. Toute une partie ouest du toit a besoin d’être reprise…

— Tu vois des choses que je ne vois pas.

— La réciproque est vraie.

Elle a soufflé de la fumée. Elle avait perçu que ce n’était pas qu’un simple badinage. Elle m’a demandé avec dureté :

— Et combien tu demanderais, pour prix de tes services ?

— Le smic, ça te va ?

Elle a écrasé sa cigarette sous le talon.

— Ça m’irait, mais je n’ai aucun goût pour les amours ancillaires.

— Qui te parle d’amour, Alex ?

Elle a ricané, les poings sur les hanches.

— J’espère quand même que, pour ce prix, je garderai aussi l’usage de ta queue ? Non ? Ou alors il faudra en plus que je te file une rallonge à chaque fois que je viendrai me faire tirer ? Pour qui tu te prends ?

À son ton doucereux, j’ai compris qu’elle était réellement en colère. Je me suis approché d’elle. Elle m’a dit en pleine figure :

— Tu es un sale fumier.

— C’est ce que tu te demandais la première fois, tu te rappelles ?

— Un sale fumier. Ou un con.

— Ou les deux.

— Qu’est-ce que tu me reproches ?

— Je ne te reproche rien.

— Oui, je suis riche. Oui, j’ai de l’argent. Oui, j’ai des conseillers fiscaux, des fondés de pouvoir et des avocats. Des actions, des maisons, et je ne sais plus quoi. Oui, tout est à moi et ce qui n’est pas à moi je le paye. Oui, mon père m’a laissé de quoi vivre jusqu’à plus soif d’ici à la fin de mes jours, et même s’ils devaient durer mille ans. Et alors ? Est-ce que c’est suffisant pour faire de moi une paria à tes yeux ?

— Je n’ai jamais rien pensé de la sorte.

Elle m’a lancé, aveuglée par la rage :

— Tu mens, salaud. De quoi tu as peur ? Que j’essaie de t’acheter ? Mais, pauvre connard, tu t’es déjà bien regardé ? Qu’est-ce que tu crois que tu vaux ?

Je l’avais cherché. Un court instant, j’ai cru que les choses allaient en rester là. Nous nous trouvions face à face, les bras ballants. Je n’avais jamais prétendu valoir quoi que ce soit, et les rares mérites qu’on me prêtait m’avaient toujours laissé indifférent. Ils n’étaient généralement fondés que sur des erreurs d’interprétation. Alex respirait fort, par saccades. Je pensais que nous allions rompre l’assaut d’un commun accord, quand elle m’a giflé sur le côté de la figure. C’était un coup donné avec force, de tout le plat de la main, un coup solide, destiné à faire mal. On aurait dit qu’elle s’était servie d’une planche. La chose ne m’était pas trop étrangère. J’avais déjà ramassé pas mal de coups et souvent pour des motifs qui ne valaient pas les siens. J’ai pris le temps d’encaisser, ensuite j’ai remué la tête.

— Ne recommence pas ça, Alex.

Elle a recommencé, de la même façon. Elle a frappé au même endroit, sans un mot, puis sa main est retombée le long de la cuisse. Elle me fixait droit dans les yeux, sans crainte, sans peur ni regret. Je me suis ébroué et j’ai répété lentement :

— Ne recommence pas.

Ma voix était calme, dépourvue de la moindre animosité. Je voulais faire la paix. Alex a relevé la main. Elle était rapide, mais manquait d’entraînement et sa technique du combat rapproché était loin d’être parfaite. J’ai esquivé en remontant le coude gauche, ce qui fait qu’elle a manqué son coup et s’est trouvée en déséquilibre. Il lui a fallu reculer de deux pas. C’était pour elle la seconde occasion de rompre sans dommage, puisque pour moi, il n’était pas question de pousser l’avantage. J’en étais si persuadé que je ne suis même pas revenu en garde. J’allais même me remettre à m’enlever le cambouis des doigts avec mon chiffon, quand elle s’est jetée en avant comme une forcenée.

Ses poings et ses genoux étaient durs comme des cailloux. Elle frappait sans ordre ni méthode, mais chacun des coups qui portaient faisait mal. À un moment, je me suis retrouvé les bras levés, adossé à la portière du GMC. Alex cognait à la volée, des deux bras, n’importe où, n’importe comment. Elle m’a touché deux fois en pleine figure et j’ai senti le goût cuivré du sang dans ma bouche. J’ai avalé du sang. C’est alors que, subitement, l’insupportable onde glacée que je connais trop bien et que je redoute tant m’a traversé le crâne. Souvent, j’ai pensé que cette douleur est la dernière souffrance que ressent un condamné sur la chaise électrique avant sa délivrance. Une dernière fois, j’ai pourtant tenté encore de l’écarter, et comme Alex revenait à la charge avec une frénésie qui paraissait inépuisable, j’ai cogné dans les côtes, durement, du poing droit. Ce seul coup aurait dû l’étendre pour le compte, ou tout au moins l’ébranler. Il ne lui a pas suffi. J’avais perdu le contrôle de mes actes. Je suis rentré dans sa garde.

Je n’aime pas le pugilat et le seul spectacle d’un match de boxe me donne la nausée. Pourtant, dans ce garage en ciment, entre un GMC d’un autre âge et de vieux bidons d’essence vide, pendant que sur le toit en tôle ondulée s’abattait subitement avec vacarme une averse qui avait la violence des pluies tropicales, nous nous sommes battus en silence, farouchement, âprement, avec autant de brutalité et de désespoir que si nos vies en dépendaient. Puis Alex est tombée sur le sol comme un pantin de chiffon. Par la suite, ma première pensée consciente a été que je l’avais tuée.

Je me suis mis à genoux à côté d’elle. En l’empoignant par les épaules de sa parka, je l’ai redressée puis installée assise, le dos contre la roue du GMC. Par bonheur, elle avait les yeux ouverts. Elle respirait mal, en avalant avec précipitation, mais elle respirait. J’ai enlevé les cheveux qu’elle avait sur la figure.

— Je ne voulais pas ça, Alex.

Elle était pleine de sang, et passablement hébétée. Au bout de quelques instants, elle a relevé le menton, et m’a tout de même adressé une grimace satisfaite. Le visage tuméfié, elle avait un air d’indolence narquoise. On aurait dit un boxeur vaincu, mais très fier d’être parvenu à trouver le courage de tenir jusqu’au bout de la dernière reprise.


Nous avons passé une curieuse fin d’après-midi et une bien étrange soirée. J’ai porté Alex à l’intérieur. Elle pleurait sans bruit contre ma poitrine. Je l’ai déshabillée et je lui ai donné un bain brûlant. Tant bien que mal, j’ai soigné les ecchymoses et les coupures qu’elle avait sur le visage. J’aurais aimé réparer ce que j’avais fait, mais c’était impossible. Elle s’est assoupie dans la baignoire. Je suis allé me chercher un verre de bourbon, des cigarettes et un briquet. Je me suis assis sur la cuvette des WC et j’ai bu et fumé en attendant qu’elle se réveille. De temps à autre, je me relevais pour remettre de l’eau chaude. Le temps a filé lentement.

Alex avait tout un côté de la face gonflé et sa bouche entrouverte avait pratiquement doublé de volume. Ça ne la rendait pas moins attirante. Elle respirait lourdement, les bras abandonnés le long du corps. Rarement dans ma vie, je n’ai ressenti autant d’amertume et de ressentiment à mon égard. En se réveillant, elle m’a demandé une cigarette que je lui ai allumée et glissée entre les lèvres. Je suis allé chercher un verre d’eau et des aspirines. J’éprouvais, comme souvent lorsqu’il n’y a plus rien à faire, le besoin pathétique de me rendre vaguement utile.

Elle a bu son verre en grimaçant, puis m’a observé :

— Quelle tête tu as ! C’est moi qui t’ai fait ça ?

— Si j’en crois la rumeur, oui.

Je me suis assis sur le bord de la baignoire, et tout en lui tenant le cendrier, j’ai murmuré :

— Il vaut mieux que je m’en aille.

Elle s’est remontée dans la baignoire, en tâchant de s’adosser de façon plus commode. Ses seins ont émergé de l’eau. Ils m’ont paru lourds et remplis de promesses comme deux fruits bien mûrs. Alex les a frôlés chacun son tour du bout des doigts. Des gouttelettes ruisselaient sur leur peau brune. On aurait dit de ces petites gouttes de condensation qui naissent et coulent lentement le long des flancs d’une bouteille glacée, posée dehors, sous une tonnelle, au milieu de l’été. En écrasant sa cigarette, elle a demandé : — À cause de ce qui vient de se passer ?

— Ça me paraît être une raison suffisante.

— Je t’avais dit des choses ignobles.

J’ai posé le cendrier à mes pieds, tout en remarquant :

— Seulement la vérité.

— Je ne les pensais pas.

Elle a tenté de sourire, sans y parvenir convenablement. Elle s’est regardé le torse et les bras puis a haussé les épaules.

— Ce qui m’est arrivé, je l’avais bien cherché.

— Je ne crois pas, Alex.

— Tu ne sais pas. Tu ne sais pas tout. Je ne veux pas que tu partes. Je voudrais qu’on se couche et que tu me laisses me blottir contre toi. J’ai mal partout. J’ai une faim de loup. Qu’est-ce que tu bois ?

— Bourbon.

— Donne…

Elle a bu et des larmes lui sont montées aux paupières. L’alcool lui avait brûlé les lèvres et la bouche. Elle m’a rendu le verre. Je l’ai posé sur le bord du lavabo. Nous nous sommes regardés en silence. Il s’était fait entre nous un calme impressionnant, tout comme dehors après l’averse, il pleuvait à présent goutte à goutte, lentement, avec retenue. Alex m’a tendu les bras pour l’aider à sortir. Je l’ai enveloppée dans son peignoir en éponge, je lui ai arrangé la crinière. Elle a eu un long frémissement.

— Je savais que ça arriverait. Je voulais que ça arrive.

— Alex.

— J’ai très envie de faire l’amour avec toi. Mais avant, il faut que je te montre quelque chose.

Le quelque chose n’était autre qu’une revue à scandale, l’un de ces infects tabloïds destinés à assurer la prospérité d’avocats coûteux et un fonds de roulement aux juges des référés. Cette littérature n’est pas ma tasse de thé, mais je sais qu’elle existe. Bien des choses existent pour lesquelles j’éprouve une profonde aversion. Ça ne les empêche pas d’exister. Jusqu’à présent, je ne m’étais jamais trouvé en contact direct avec l’une d’entre elles. Pour un peu, ce torchon me serait tombé des mains. Lovée dans un coin du divan, les jambes repliées sous elle, Alex buvait lentement un verre de vin. On aurait pu lui donner deux siècles. Elle regardait le feu et rien d’autre.

Je regardais alternativement Alex et la revue. La revue et Alex. Je ne parvenais pas à accommoder convenablement. Sur la couverture, il y avait notre photo. Cette image prise dans la rue, sous la pluie, devant la Douze, cette image que j’aimais tant à cause de sa sobre mélancolie, de sa véracité, de l’étrange nostalgie qui en émanait, quand bien même elle avait été prise lors d’une surveillance de police, cette image était irrémédiablement souillée par le titre qui maintenant la barrait de travers. Je me le rappelle au mot à mot : « Pendant qu’on enterre le sénateur Mallet, sa joyeuse veuve file le parfait amour avec le policier chargé de l’enquête ! »

— L’article aussi n’est pas mal, avait observé Alex avec neutralité.

— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?

— J’ai trouvé que c’était trop sale.

— Quand tu l’as acheté ?

— Jeudi, en allant faire les courses au village. Tu dormais. On aurait dit que tu avais des années de sommeil à rattraper. Je ne t’ai pas réveillé. En rentrant, je n’ai plus eu le courage. Je ne voulais rien de sale, tu comprends ? En même temps je bouillais de colère.

Je me suis rappelé le magazine que Yobe avait sorti de sa poche de manteau, puis qu’il avait replié et gardé pour lui, sans un mot. Il savait déjà. Il avait seulement choisi de donner un peu de mou à la corde.

Alex semblait remplie de peine, à présent, plutôt que de colère. J’avais plus qu’elle la pratique de la saleté et du vice. Par curiosité professionnelle autant que pour tout autre motif, j’ai ouvert à la page indiquée. Outre la même photographie qu’en couverture du tabloïd ainsi que deux autres, prises au téléobjectif, où nous apparaissions sortant de chez moi avec l’air de parfaits fuyards, l’article communiquait au public une information qui ne pouvait que renforcer son propre impact.

Selon une dépêche de l’A.F.P., les parents du défunt avaient manifesté leur intention de déposer dans les prochaines heures une plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction.

Il s’agissait d’une plainte contre X… pour homicide volontaire par empoisonnement, complicité d’homicide, dissimulation de preuves et obstacle au cours de la justice. Les avocats de la famille avaient relevé de très étranges lacunes et de troublantes omissions dans l’enquête qui avait suivi l’annonce du pseudo-suicide.

— Conneries.

J’ai jeté la revue dans le feu. Elle n’en méritait même pas tant. J’ai enlevé le verre de vin des doigts d’Alex. Ils étaient glacés. Je me suis accroupi devant elle en la regardant dans les yeux :

— Je sais d’où ça vient, chérie. La photo a été prise par un type de l’Usine. Ils sont en train de faire monter la pression. Ils s’imaginent que quelque chose est en circulation. Ils veulent le récupérer. On a tapé une perquise chez moi. Un type que tu connais peut-être est même venu jusqu’à la Douze me proposer deux millions contre l’exclusivité. Quelqu’un a écrit : « Il arrive que la réalité se comporte comme si elle avait lu trop de mauvais romans, et qu’elle voulût les imiter. » Tous ces crétins sont devenus fous, Alex.

Elle a bougé les épaules. Elle avait l’air vieillie, amère et abattue. Ses yeux ont fui les miens. Je lui ai pris la figure dans mes mains, avec autant de douceur que je le pouvais. J’ai réussi à capturer son regard.

— Écoute. Quand je suis rentré dans cette putain de chambre, je peux t’affirmer qu’il n’y avait pas la moindre disquette, nulle part. On n’a rien trouvé et je n’ai rien pris. Guignol s’était expédié lui-même en s’enfilant de l’alcool et assez de barbituriques pour dépeupler l’Ukraine.

— Je le sais.

— Aucun trou dans l’enquête. Même ceux qui me détestent ne m’ont jamais pris pour un enfant de Marie. On ne peut rien me reprocher.

— Je le sais aussi. Je ne suis pas veuve. Nous étions divorcés.

— Quelle importance, toute cette merde ?

Elle a réfléchi.

— Peut-être aucune. Peut-être que les choses auraient été moins compliquées si, toi et moi, nous nous étions rencontrés avant.

— Peut-être qu’elles auraient été infiniment plus simples si nous ne nous étions pas rencontrés du tout.

Elle m’a fixé avec gravité. Il y avait de nouveau dans ses yeux ardoise cette incorruptibilité, cette impénétrable austérité, cette terrible opacité qui, par instants, la rendait à son insu semblable à l’une des trois Parques sans qu’il fut toutefois possible de connaître si c’était à la naissance, à la vie ou à la mort qu’elle présidait. Elle a affirmé avec une conviction sourde et froidement retenue :

— Je ne regrette rien. Je ne regrette pas que tu m’aies frappée. Tout ce qui s’est passé, je l’ai voulu. J’ai mal partout et j’aurais aimé pouvoir te faire plus mal encore. Je savais que je ne gagnerais pas et j‘avais peur de gagner. À présent, je ne sais toujours pas qui tu es, mais je connais les démons que tu caches en toi. Ce sont aussi les miens.

Dans une autre vie, peut-être avait-elle été l’une de ces sombres et splendides grandes prêtresses Incas, dont les mains armées de couteaux d’obsidienne arrachaient à vif le cœur de leurs victimes pour les offrir ensanglantés, encore pantelants, en sacrifice au Dieu Soleil ou à l’un de ses homonymes. Peut-être dans une vie antérieure, n’avait-elle pas été sensiblement meilleure que moi.

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