22

Le reste n’a pas duré longtemps…

J’ai merdé en commissariat… De plus en plus… Monseigneur a fait ce qu’il a pu, tout ce qu’il a pu, tout le temps qu’il a pu… Des commissions rogatoires passées à la trappe, des affaires expédiées à la six-quatre-deux… Des permanences pas prises… Rien que des conneries… Zombie presque tout le temps, je ne me rendais même plus compte… Je me rappelle seulement une de ses dernières réflexions, à Monseigneur. Il me disait, à propos de je ne sais plus quoi, que j’avais fait ou pas fait :

— Si on greffait ton cerveau à la place de celui d’un corbeau, le foutu connard serait capable de voler à reculons.

Dans mon dos, le taulier de la Division a rédigé et transmis un rapport attirant l’attention sur ma manière de servir… Je l’ai su beaucoup plus tard, quand ça ne pouvait plus servir à rien…

Un soir, devant témoins, j’ai mis ma carte de flic, ma médaille, mon .45 au coffre. J’ai laissé tout mon fourniment et je suis parti. Je ne suis même pas repassé chez moi. Tombé six semaines plus tard au cours d’un banal contrôle de police dans le métro. Station Chardon-Lagache. Redressé grâce aux paluches. Quand vous rentrez à la préfecture de police, on vous fait un face-profil, un relevé d’empreintes, tout comme n’importe quel malfaiteur ordinaire. C’est comme ça qu’ils m’ont dégringolé, sur une ronde-battue à la con… Plus le moindre papier sur moi, plus un sou non plus. Plus rien qu’un baltringue comme les autres. Embarqué au poste.

C’est une brigadier-chef qui a eu un soupçon… Elle se rappelait vaguement un type, un flic qu’elle avait rencontré… Ça lui disait vaguement quelque chose… Il y avait eu un message de recherches… Passé au piano, ils n’ont eu aucun mal à établir mon identité. État-major P.J. avisé. Quelqu’un de la direction s’est déplacé. C’était en plein milieu de la nuit. Il était emmerdé, ça se voyait. Il a tenté de m’interroger. Silence radio. Il a compris la situation. Cabanis, direct… L’infirmerie psychiatrique de la préfecture…

Deux gardiens me tenaient, chacun par un coude, il y avait un couloir aux murs jaunes très éclairé. Le troisième, un brigadier-chef, marchait devant moi… Les deux dans mon dos se parlaient entre eux, avec une certaine douceur. Ils n’avaient pas l’air de trop se méfier. Le couloir, comme dans certains cauchemars, semblait interminable. Ils m’ont fait asseoir sur un banc. Ils m’ont dit d’attendre. Le brigadier-chef est allé parler à l’interne de garde. Je suis resté où j’étais. J’en avais vu des dizaines, des détenus qu’on venait de stopper, assis comme ça sur leur banc, les coudes aux genoux, à regarder par terre entre leurs pieds, sans un mot… Je m’étais toujours demandé… À présent, je savais… Comme je ne répondais toujours rien, l’interne a appelé deux gros bras. Il devait avoir peur qu’il y ait du chambard. À trois, ils m’ont conduit dans une chambre.

Je me rappelle le garrot en caoutchouc au-dessus du coude, le tampon d’alcool à 90°, l’aiguille qui cherchait la veine… Cocktail… Je savais ce que c’était qu’un cocktail, j’en avais vu administrer à des forcenés, des fois même à travers la toile du jean, à la va-vite vu l’urgence. Un cocktail, c’est fait pour vous sécher sur place. C’est tout. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir, de regretter. Je suis tombé raide. La mort, ça devrait être toujours comme ça.


C’était pas la mort, seulement l’antichambre.

Trois jours plus tard, on m’a transféré. J’ai signé mon internement. J’aurais signé n’importe quoi. J’ai signé, j’ai attendu qu’on me dise de me lever. On m’a dit de me lever. Couloir de nouveau. Une chambre. Une autre chambre dont la porte-fenêtre donnait sur des bois noirs. C’était en rez-de-chaussée. Je me suis couché en chien de fusil, le dos tourné à la lumière. Il faisait gris et triste, dehors, mais le peu de clarté était encore de trop… Elle semblait parvenir à travers une fumée immobile, douce et âcre, elle faisait mal quand même…

La fumée a mis des jours et des jours à se dissiper.


L’antichambre, il faut avoir connu.

C’était un traitement lourd. Sorti de la cure de sommeil, dès qu’on pouvait tenir debout, trois fois par jour, on allait prendre ses cachets à la queue leu leu. Le personnel faisait gaffe à ce qu’on absorbe tout. Les médocs dans des gobelets en plastique avec le nom de chaque malade dessus. C’était rituel. On tendait la main. On nous versait les comprimés dans la paume. Avalez. On nous donnait de l’eau, un plein gobelet. Avalez. Je me rappelle : avalez…

Des fois, je me rappelais aussi que j’avais commandé au feu.

Je me retenais pour ne pas pleurer.

Je me rappelais la mer au crépuscule. Les chalutiers qui rentraient en griffant l’eau mauve. Je me demandais vaguement ce qu’avaient pu devenir des gens que j’avais connus. Jackson, j’ai su par un journal qu’il avait fini flingué comme un homme, au 11.43, sur le parking d’une boîte de nuit du 94. Criblé de huit balles. C’était un vieux journal. Il n’aurait jamais dû me tomber entre les mains. J’ai envié ce fumier : Jackson, au moins, n’avait pas connu l’antichambre. Les autres, je n’ai jamais su. Pas cherché.


J’avais le temps, pourtant. On m’avait enlevé ma montre. Je réfléchissais… Même réduite à plus grand-chose, une existence, sur la fin, ça en fait des renoncements, des tristesses, ça devient comme toute une succession de vains et atroces petits combats d’arrière-garde, tandis qu’on abandonne position sur position, toutes plus intenables l’une que l’autre, qu’on se replie de moins en moins fier, avec de moins en moins l’envie de se battre, seulement de plus en plus sommeil tout le temps et très envie d’en terminer une bonne fois pour toutes, en silence dans son trou.

C’est plus rien que des moches petites embuscades dans la gadoue, des escarmouches de rien du tout, avec la pluie qui vous glace jusqu’aux os et de la boue déjà plein la bouche… Et on en laisse encore, du monde, dans ces dernières chienneries, ces ultimes petits spasmes, ces misérables accrochages, c’est à n’y pas croire…

On sait pourtant bien qu’on n’a plus rien à gagner. La main est passée. Elle n’avait jamais été bien fameuse, la salope, mais maintenant elle s’en est allée pour de bon. Elle est partie plus loin caresser d’autres visages, ou fourrer ses grands doigts dans d’autres trous du cul, allez savoir… La vie, on a bien fini par s’en rendre compte, c’était jamais qu’un de ces tristes bouis-bouis où jamais on ne repasse les plats. Tant mieux, en un sens, vu le caractère passablement dégueulasse qu’avait la tambouille.

En plus, quand on regarde derrière, combien de portes on a été bien obligés de fermer sur ses pas, bon gré, mal gré, combien de peines on a traînées avec soi… On sait bien que c’est plus que la viande qui s’acharne, beau temps qu’on a fini par y voir clair en soi et dans les autres, qu’on ne se paie plus de mine. Il reste même plus des regrets pour soi, que ça serait encore un luxe, une grimace, et même un mensonge. Il reste seulement des regrets atroces pour bien d’autres vies gâchées tout pareil.

Par exemple, je me souviens, ce type que j’ai rencontré au trou. Il fumait encore un peu en cachette, mais il ne buvait plus du tout. Castrol… Il en était à sa troisième ou quatrième désintoxe. Maigre comme un clou, il ressemblait un peu à Bogart. Le Bogart cancéreux, finissant, de Plus dure sera la chute. Lui aussi portait une moumoute, lui aussi, Castrol, il avait des yeux de corniaud qui a trop pris de coups de pied dans le ventre, mais il avait gardé, lui aussi, un sorte de dignité, de vraie bonté, de noblesse presque, qui vous serrait le cœur.

Compagnon de misère, pour ainsi dire, baltringue comme moi… Il avait des grandes mains maigres, et un drôle de sourire parfois, un peu honteux. On devinait qu’il s’en était fallu de peu qu’il fut devenu quelqu’un de bien… Il avait commencé chez Facel, du temps de Daninos, les mains dans le cambouis. Un génie de la mécanique. Un Paganini du double arbre à cames en tête… Il avait fini cadre commercial chez Ford, Castrol. Premier vendeur.

Il bourrait tout le monde avec ses conneries de moteur V8, ses queues de soupape, ses salades de bielle. Les autres l’envoyaient chier, tout au moins ceux qui étaient encore en état d’envoyer chier quelqu’un. Alors, il venait s’asseoir près de moi. Je me tenais la plupart du temps près de la vitre qui donnait sur une volière remplie d’oiseaux en carton.

Ça se comprenait, les oiseaux en carton. Ils donnaient une note de gaieté dans un lieu qui n’en comportait guère. Du reste, ils n’étaient pas faits que de carton, il y avait aussi du fil de fer et de la plume, des plumes de couleurs criardes, mais gaies d’une certaine façon, gaies comme une fête foraine sous la pluie, un soir de novembre où il n’y a déjà presque plus personne, des oiseaux bigarrés avec des perles petites, dures et fixes, pour faire les yeux. Ils présentaient bien des avantages et aucun inconvénient, ces maigres volatiles. Ils ne faisaient pas de bruit, ils ne s’agitaient pas, il n’était pas nécessaire de les nourrir, de leur changer l’eau ou de vider leurs crottes. Ils étaient bons pour le moral des malades.

Je me tenais de l’autre côté de la vitre. C’était avant Sandrine. Castrol venait s’asseoir à côté de moi. Il me parlait d’une voix lente et douce, têtue. Il était content de trouver en moi un auditeur complaisant, et surtout pas contrariant pour deux sous. Il me tenait, mon canaque, des discours interminables et très sensés. Il avait quarante-six ans et en faisait soixante. C’était au contact de la clientèle qu’il avait commencé à boire. Au début, il ne s’était pas rendu compte…

C’était une histoire simple, tout aussi prévisible qu’une chaude-pisse dans un repas de première communion. Il ne se plaignait pas. Jamais. On aurait dit qu’il parlait d’un autre. Ça me le rendait sympathique. Ça sert à rien de s’apitoyer. Il hochait la tête :

— C’est pas quand on a chié dans son froc qu’il faut serrer les fesses…

Il racontait… Le verre de trop, l’accident de la circule… L’alcootest… Il reconnaissait :

— Indéfendable, c’est sûr. Presque quatre grammes, vous vous rendez compte…

Je me rendais compte surtout que dans la voiture d’en face, le conducteur et sa passagère avaient été séchés sur place. Ils laissaient des gosses, bien sûr. Le reste, la correctionnelle, le chomedu, tout le reste, c’était d’une logique éclatante, sans faille. Chronique d’une merde annoncée. Castrol confessait :

— Souvent, je me dis que ça serait bien que je m’en prenne une bonne, de cuite, une définitive, mais le toubib m’a prévenu. Si je replonge, c’est le trou. Alors, je bois pas. Je suis revenu ici pour plus boire. Si vous voulez, je bois pas pour pas aller au trou. C’est pourtant là que je vais. Vous trouvez que c’est bien, ça, vous ?

Je ne trouvais rien, moi. Jamais. Pas une fois, Castrol n’a entendu le son de ma voix. Tout ce que j’ai appris, dans l’antichambre, c’est à force de me taire, tout le temps, sans esbroufe, sans vouloir nuire, tout ce que j’ai fini par savoir sur ce cloaque, toute la misère, sur cet égout qui ressemblait tant et tant à l’autre, celui qui se tenait à ciel ouvert de l’autre côté des vitres blindées et des Hauts Murs qu’on ne voyait presque pas, tant ils étaient loin eux aussi et pas très utiles, je l’ai appris sans mot dire.

Autant le reconnaître : je n’aimais pas Castrol et il ne m’aimait pas non plus. Nous étions chacun dans sa camisole, la chimique qu’on était bien forcé d’ingurgiter au jour le jour comme une potion bien amère, et l’autre surtout, hideuse, pire que tout, sa propre souffrance. C’est là, dans cette clinique qui n’avait au fond rien d’intolérable ou de réellement inhumain, que j’en ai découvert, de la douleur, de la vraie, de la crue, de l’irrémédiable. C’est là que j’ai connu de quoi il était fait, notre malheur, de tous nos pauvres rêves brisés, de nos tristes petits espoirs bien saccagés. Ce qui fait notre propre malheur, c’est sûr, c’est les petits bonheurs qu’on aurait aimé se passer, ces petites douceurs… L’odeur du jasmin, la mer au crépuscule. C’est de là que vient tout le mal. Il faudrait n’avoir jamais connu d’espoir. C’est comme ça que ça aurait pu être peut-être tenable… Pas d’espoir pour soi-même, je veux dire. Les autres, ils ont le droit d’essayer.

Les autres, ils ont tous les droits.

Castrol a tenu tant qu’il a pu. Il a bien bourré tout le monde avec ses voitures et ce talent qu’il avait pour régler un moteur — et c’est vrai qu’il avait eu un vrai talent, mais aussi bien cela peut-il s’appliquer à chacun d’entre nous —, à l’entendre on comprenait même qu’il avait été capable de passion et de tendresse. C’est terrible, un talent, avec de l’amour en plus, beaucoup d’amour, c’est terrible quand une main se tend, une main qui se tend même pas pour prendre mais pour donner, même pas grand-chose, une fleur de pissenlit, un joujou brisé, quelques notes de musique, je ne sais pas, quelques pages peut-être, une petite branche d’arbre — et que tout le monde s’en fout. C’est même presque pire que de faire la manche.

Castrol a bien fait chier tout le monde. Un après-midi, il a obtenu une permission de sortie, soi-disant pour aller s’acheter des cigarettes et du chocolat. Le patelin où se trouve l’asile est traversé tout du long par une nationale qui fait presque trois kilomètres. Presque jamais de radars. Castrol s’était mis sur son trente et un, on aurait dû faire attention, mais attention à quoi ? On s’en foutait bien pas mal tous, de ce type, à peu près autant que du trou du cul d’un rat.

De plus, tout le temps on nous tannait pour qu’on fasse des efforts, qu’on n’ait pas l’air de cloches. Ça faisait même partie de la thérapie, qu’ils disaient, ceux du personnel soignant, de bas en haut de l’échelle. Donc Castrol s’était sapé. Pourquoi non ? Il a gagné le village. Je me rappelle que je l’ai vu partir. Il avançait à tout petits pas. Avec les doses qu’on nous refilait, c’est sûr qu’on ne pouvait décemment pas prétendre à jouer les gazelles. Je l’ai vu partir, mon cloporte, tout doucement. Il allait un peu de travers, tout de guingois, en pardessus miteux, lui… Que foutre, pour là où il se rendait ?

Il gelait si fort que le ciel en était vitreux, comme prêt à craquer par tous les bouts, à exploser comme du sécurit à l’impact. Moins douze. La première chose qu’il a faite, naturellement, mon crétin de base, ça a été d’entrer au troquet. C’était un relais routier qui faisait bar-tabac-PMU. C’était un endroit sombre et lambrissé, avec des animaux empaillés au-dessus du bar, des petits rideaux de Vichy aux fenêtres. Les mauvaises langues prétendaient que la serveuse montait certains soirs avec des clients. Des mauvaises langues, il y en a partout. C’est une des rares constantes que je connaisse.

Castrol s’est installé à une table près de la fenêtre. Il avait vue sur la route. De loin, il a demandé un paquet de Marlboro et un demi. Le taulier le connaissait. Il avait des instructions formelles, rapport aux malades, mais un demi… Castrol a souri. Il souriait toujours comme un type qui s’attend à prendre une pêche. C’est sûr qu’il ne faisait pas partie de la race des saigneurs. Il a expliqué, plus doucement :

— Rien qu’un petit dernier, pour la route.

L’autre a cédé. C’était un gentil, Castrol. Il avait toujours un triste sourire de môme pris en faute. Il est resté presque une heure devant son verre, à fumer et à rêvasser. Il semble même qu’à un moment donné, il se soit mêlé à la conversation de routiers qui faisaient route vers le sud. Rien ne laissait prévoir la suite, sauf que le sud, il faut faire attention… Toujours… La dernière tentation… Castrol a écrasé sa cigarette, il a sorti son porte-monnaie et il a sorti un billet… Il s’est levé, a dit au revoir à la compagnie, d’une voix bien douce, bien calme, bien paisible… La porte s’est refermée sur lui. C’était un après-midi où il gelait à glace. La serveuse est venue jusqu’à la table, pour débarrasser. Elle a trouvé le demi intact — et le billet. Un billet de 200 bien plié dans la soucoupe. Elle n’a pas eu le temps de trop se poser de questions.

Dans la salle, il parait que les gens ont entendu des freins hurler et tout de suite un bruit, presque aussi fort qu’un coup de canon, presque tout de suite. Castrol venait de se jeter en travers de la route. Le camion qui l’avait percuté roulait à presque cent à l’heure. Le conducteur était à la bourre. Il transportait des fruits et légumes et allait livrer un supermarché tout à côté.

Il ne devait guère plus peser qu’un demi-quintal tout mouillé, mon guignol, mais c’était quand même pas croyable les dégâts à l’avant du bahut, le phare explosé, la calandre broyée, les tôles enfoncées… Sa moumoute, les gendarmes l’ont retrouvée dans le caniveau, à plus de trente mètres du point d’impact. Ils ne la cherchaient pas, d’ailleurs ; de loin on aurait dit un rat écrasé. Ça arrive souvent sur les nationales. C’est un riverain qui a remarqué, qui les a appelés. Dedans, ils ont vu qu’il restait du sang, un morceau de pariétal gauche et un peu de cervelle, mais de la cervelle, Castrol n’en avait jamais eu beaucoup.

* * *

Je me rappelle tout de même une dernière entrevue. Elle a eu lieu entre deux inconnus, sans plus rien de commun qu’une indéniable capacité de souffrance et leur incurable solitude. J’avais écrit une lettre à Jacques. Une lettre aux phrases sans doute bien courtes, aux motifs rudimentaires. Je demandais à le voir. Il était venu dès le surlendemain. Il souffrait de safranite, mais il était venu. Il faut être juste : il aurait bien pu n’en rien faire. Nul (pas même moi) ne lui en aurait fait grief. C’est que déjà, j’avais cessé d’exister en tant que personne humaine — au moins au sens où on l’entend d’ordinaire.

Pour cette fois, on m’avait autorisé à quitter l’établissement sous sa responsabilité, à la condition que je sois rentré à dix-sept heures sans faute. Toute la nuit d’avant, il avait neigé, toute la veille aussi. Il faisait un froid craquant, étincelant, sublime. Le ciel était d’un bleu vitreux. À cause des médicaments, je ne sentais plus tout un côté de ma tête. J’avais du mal à me déplacer, et sans doute que s’il m’était venu à l’idée de m’enfuir, je ne serais pas allé bien loin. Mes gestes étaient ralentis, et mes rares pensées n’avaient plus grande consistance. Il me fallait marcher à petits pas, m’y reprendre à plusieurs fois pour réfléchir. Je m’essoufflais vite. J’avais la bouche sèche en permanence. J’avais aussi des crises de tremblements dans les bras, qui me rendaient incapable de tenir même un journal de télévision devant mes yeux.

Je me rappelle que je portais un jogging en coton bleu, avec une surveste et des vieilles chaussures de sport sans lacets. Inutile de me demander d’où ils provenaient, je n’en sais rien. Un certain nombre de détenus en portaient de semblables, mais d’autres étaient vêtus en civil, les femmes en particulier. Il y en avait même, de ces femmes, qui se peignaient et se maquillaient, parfois avec un indéniable bonheur. Pour certaines, elles ne différaient pas très sensiblement de celles que j’avais connues dehors — je veux dire, d’un point de vue extérieur. Elles avaient les mêmes envies, les mêmes besoins, peut-être les mêmes rêves que les autres. Par exemple, en revanche, elles souffraient souvent d’une exagération peu commune des appétits sexuels. C’était gênant. On aurait dit pourtant que c’était comme… toléré. C’était même un sujet qu’on abordait couramment aux séances de thérapie de groupe. J’y allais moi aussi, parce qu’un type m’avait dit que sinon, on risquait les électrochocs. C’était un malheureux efflanqué, qui avait travaillé aux Postes. Il ressemblait à Le Vigan. C’était déjà un mauvais point. Il ne lui restait presque plus de dents. Un autre mauvais point. C’était un être que la vie avait brisé et soumis, mais pas un méchant bougre pour autant. J’en avais connu des plus malveillants, plus carnes, plus acharnés à faire du mal, de l’autre côté des murs, plus de sales mauvais cons et des salopes bien pires. Chevreau, il s’appelait. Il m’aimait bien, parce que je l’écoutais et que je ne l’interrompais jamais. Je ne lui disais jamais du mal non plus. Il vivait dans la terreur permanente des électrochocs. Il me prévenait :

— Fais pas le con. Si tu continues à la boucler, tu vas y avoir droit.

Plus rien d’inhumain, les électrochocs. Il s’en faisait toute une maladie, alors que ça se passait maintenant sous anesthésie. Moi, je m’en foutais. C’était pas bien pire au fond que le reste, les électrochocs. Je les baguais à ma façon. Le lendemain, ça faisait un mal de chien dans les articulations et j’avais les couilles douloureuses, seulement toute la journée, mais malgré les bourdonnements d’oreilles j’entendais Saint Louis Blues dans ma tête. J’entendais tout, avec une clarté, une distinction remarquables.

C’est comme ça que je les ai tous baisés. Ils pouvaient pas m’enlever la zique. Leurs petites séances électriques, que je ne contestais même pas du reste, ça me faisait pas parler, ni ne parvenait à me décider à m’alimenter. Ça allait même à l’encontre de ce qu’ils voulaient, ça faisait revenir des souvenirs, des images d’une inconcevable netteté. L’éolienne qui grinçait dans la cour de la ferme. Charon, 1954. Les eucalyptus dont les cupules crissaient sous mes pas. La mince et tiède poussière jaune et fine au couchant… Le beau visage austère et silencieux de ma grand-mère, dont les bandeaux blancs remontaient à la première moitié du dix-neuvième siècle. L’homme qu’ils avaient pour mission de traquer se repliait sans répit, dans des territoires sans cesse plus reculés, plus déserts, plus lumineux et moins connus d’eux. Il offrait de moins en moins de consistance, présentait des contours de moins en moins nets. Peut-être finissaient-ils par se douter qu’un jour il parviendrait à leur échapper pour de bon.

Ce qui les enrageait en plus, c’est que je ne faisais pas d’histoires. De plus en plus, du bruit, j’en faisais le moins possible. Il me revenait des habitudes, le lit au carré, bien vider ses poches, marcher sans bruit… J’avais appris, dans les commandos de chasse, comment se déplacer silencieusement. Comme la bicyclette et les vagues promesses, c’est des choses qu’on n’oublie pas. Pour le reste, petit à petit, la vie s’était chargée de m’apprendre combien il était vain au fond d’essayer de se faire entendre. Les gens s’en foutent, ils ont leurs occupations à eux, ça se comprend… Il ne faut pas leur en vouloir. Les femmes, c’est pareil… Ce qu’elles aiment surtout c’est les chiens savants, ceux qu’on peut faire marcher à la baguette et qui remuent la queue au doigt et à l’œil. Chien, je l’avais toujours été assez facilement, mais savant… Qu’est-ce qu’il aurait fallu faire pour bien faire ? Allez savoir ce qui bout dans les marmites, quand on ne sait déjà pas ce qui se touille dans la sienne à soi, au juste…

Quand il le fallait absolument, j’écrivais un petit billet. Je le passais à l’infirmière chef. Je ne demandais jamais rien d’exorbitant, ou de pas convenable. En rentrant, j’avais un petit pécule qui n’a pas tardé à fondre. Ainsi, tant que j’ai pu, je demandais qu’on m’achète des cigarettes. Des Camel sans filtre. On avait le droit de fumer dans une pièce vitrée qui donnait sur la tour de contrôle. Je faisais attention, je faisais durer. Quand je n’ai plus eu de ronds, c’est un certain Bohain qui m’a dépanné souvent. C’était pourtant un malade que les autres redoutaient. On disait qu’il avait étranglé sa femme et deux de leurs voisins au cours d’une crise de delirium. C’était un colosse, un ancien chef de chantier, et qui avait travaillé jusque dans le golfe Persique. Dans les pipe-lines. Pas forcément la moitié d’un con, lui non plus. En réalité, il n’avait jamais buté personne. Peut-être qu’il aurait dû, après tout, quand on voyait à quoi il en était arrivé. Il faisait naturellement peur, comme d’autres font rire ou pitié, sans raison suffisante…

Un jour, j’ai cessé de fumer. Je ne voulais même plus dépendre des cigarettes. Que ce soit pour les honneurs, la clope, la bouffe, que ce soit pour l’amitié aussi bien que pour la baise, rien de plus humiliant que de dépendre aussi bien de soi que des autres, rien de plus rebutant non plus. C’est la plus sûre manière d’être effroyablement déçu. Toute sa vie, on est allé de déception en déception, d’amertume en chagrin. C’est comme ça qu’on finit par se branler — et par s’arrêter de fumer, et un jour par ne plus même avoir envie de se branler. C’est pas une question de morale. Ça vient d’une terrible crise de confiance. Ça vient qu’on a fini par comprendre. Rien que des chemins séparés. Dommage qu’il ait fallu si longtemps… Heureusement qu’alors pour se tenir chaud il nous reste quand même encore la musique — la sale petite musique entêtante que font nos morts.

Jacques semblait soucieux. Il n’arrêtait pas de me regarder à la dérobée. Bien sûr, qu’il n’était pas content de voir ce que j’étais devenu. Ce qui le rassurait, c’est que je l’avais toujours bouclée par le passé. Je n’étais pas homme à m’allonger sur quoi que ce soit. Il a fini par demander avec gêne :

— Je peux faire quelque chose pour toi ?

— Un toc, ami.

— Un toc ? Et pourquoi donc ?

— Pour solde de tout compte.

J’avais perdu l’habitude, j’avais du mal à parler. Je le faisais du coin de la bouche. On aurait dit un taulard pendant la promenade.

Jacques m’a regardé. Il a regardé la neige alentour, les champs de corbeaux et très au loin l’horizon plat et nu, vaguement bleuté. Un toc, ça n’avait pas de sens, je le reconnais, à presque cinquante ans, en plus quand on va où je savais que j’allais. Comme si je pouvais encore aller loin. Un toc, c’est bien pour quand on est jeune, pour quand on a envie de fuir longtemps, et même, pourquoi pas, de vivre encore un peu. Un toc, c’est bon quand on a encore des espoirs. Les miens s’en étaient allés au fin fond de l’horizon, tout comme deux rails qui finissent pas se confondre là-bas, au loin, tout en bas, là où il n’y a plus que l’obscurité, la nuit, la pluie. Y a que dans la mort qu’on finit par se rejoindre pour tout de bon — dommage qu’alors on ne soit plus là pour que ça serve à quelque chose.

Jacques m’a regardé de nouveau, les poings enfoncés au fond des poches. Mohair marron. Il avait une prédilection pour le marron, les tons d’automne… Il avait ce talent : il aurait pu aller se fringuer chez Emmaüs, il aurait quand même eu de la classe. Il ne le faisait pas exprès. Il réfléchissait et en même temps ses yeux étaient remplis de peine. À lui, qu’est-ce que ça pouvait coûter des vrais faux papiers ? Pas grand-chose, c’était pas la question.

Il a remué la tête, puis il a admis, pensif :

— Pourquoi pas un toc ?

— Un toc, Jacques. Un alias increvable. Le reste est silence.

J’avais appris la compassion.

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