15

À l’expiration des dix jours de repos qu’on m’avait accordés d’office, je me suis présenté à neuf heures à la Douze. C’était l’heure réglementaire de prise de service pour les fonctionnaires de jour. J’ai appris au secrétariat que Cohen était en congé. La fille m’a laissé entendre qu’il se trouvait maintenant assis sur un siège éjectable. C’était une gentille petite gosse qui portait un joli prénom. Violaine. Elle m’aimait bien, Violaine, peut-être parce que je ne l’avais jamais criée et que je lui rappelais son père. Sans doute souhaitait-elle me faire plaisir en m’annonçant ce qu’elle croyait être une bonne nouvelle. Il n’y avait pas que l’enfer qui pouvait être pavé de bonnes intentions, mais je m’en foutais. Il faisait dehors un pâle soleil aux allures tremblotantes. Violaine m’a demandé :

— Où tu étais ? Tout le monde t’a cherché partout.

— À la campagne.

— Tu as meilleure mine. Alors, c’est fini, la Nuit ?

— C’est fini.

— Tu sais où tu vas ?

À son ton crispé, j’ai deviné qu’elle, elle le savait. Elle n’avait pas envie de me le dire. Je n’ignorais pas que tout ce qui concernait l’aspect administratif du personnel lui passait dans les mains — le reste aussi. Je savais qu’en mon absence le couperet était tombé. La décision était conforme à celle qu’avait prédite Dobey. J’étais relégué en commissariat. La seule chose que je ne savais pas encore, c’était lequel.

Je me trouvais alors dans un état proche de l’indifférence. J’avais abandonné un moment Lady Day pour Mozart. J’avais fait pas mal de plomberie-zinguerie, j’avais abattu et débité quelques arbres parmi les plus pressés, j’avais faucardé une partie de l’étang et curé toute la longueur du bief qui l’alimentait en eau. Je m’étais occupé à des tâches robustes et saines, pour la plupart des besognes de plein air, qui avaient l’avantage de faire travailler nombre de muscles insoupçonnés et présentaient en outre l’intérêt de laisser la tête marcher toute seule pendant ce temps. Alex était presque toujours restée à mes côtés, à m’aider, à me parler, parfois seulement à me regarder faire pensivement. Deux ou trois fois, elle avait dû s’isoler dans la bibliothèque qui lui servait aussi de bureau pour passer des coups de téléphone et des fax. C’était sa vie, et pas la mienne. Elle avait aussi repris son entraînement. Elle semblait plus sereine. Peu à peu, les traces de coups sur son visage et son corps s’étaient estompées, mais elles n’avaient pas encore tout à fait disparu. Ça faisait comme un ciel de traîne après la tempête.

J’avais aussi beaucoup dormi. Je pouvais avoir meilleure mine.

En l’absence de Cohen, Yobe faisait fonction de patron de la Division. Comme il n’était pas encore arrivé, je suis sorti prendre un café à l’annexe. C’était un matin frais et clair, sans prétentions particulières. Il fallait le prendre avec la même simplicité.

Yobe se tenait accoudé au comptoir. Aucun de ses esclaves n’était en vue. L’étrangeté de la chose ne m’a pas frappé sur le coup. Lorsque je me suis juché sur le tabouret à côté de lui, il m’a adressé un regard amer, lourd de reproches, tout en remuant lentement la tête. Il a observé :

— Tu peux te vanter d’avoir foutu une belle merde.

C’était une entrée en matière qui en valait bien d’autres. Fernand m’a apporté une noisette, puis m’a donné la main. Il y a six ou sept ans, c’était entre nous une sorte de rituel. J’apparaissais à la porte et Fernand armait son percolateur avec la sûreté de geste d’un canonnier. Je me juchais sur mon tabouret. La machine à expresso accomplissait sa tâche, Fernand s’occupait de son côté. Lorsque la tasse était pleine, il venait me l’apporter. Ensuite, seulement, il me tendait la main. Nous n’échangions pas un seul mot. Il allait me chercher mon Parisien. Après seulement, on se parlait — lorsqu’on se parlait.

C’était la plupart du temps de chevaux et de femmes, comme bien des hommes seuls, peu prospères, et promis un jour ou l’autre à la salle commune. Ce matin-là, tandis que Yobe remâchait de sombres pensées, Fernand n’est pas allé me chercher le Parisien. Il est resté un instant à me regarder avec une étrange compassion, puis il est retourné servir les soutiers du tri postal et les yougos qui préparaient leur tiercé avec la gravité fébrile d’assesseurs aux municipales. On les aurait crus en plein dépouillement des présidentielles. Après tout, c’était bien avec leur avenir qu’ils jouaient aussi, d’une certaine façon.

Comme le silence de Yobe ne semblait pas devoir prendre fin, je me suis tourné dans sa direction. Il a évité mon regard avec un soin extrême. Peut-être venait-il de découvrir qu’il n’était pas très en règle avec lui-même. Rien de pire ne peut arriver à un homme, quelle que soit sa popularité — et même son absence de popularité.

— Chante ce que tu as à me chanter, Yobe.

— Putain, on t’a cherché partout.

— Je le sais déjà.

— Où tu étais ?

— Aucune importance.

— Là où tu étais, je suppose qu’il n’y avait ni radio, ni télévision.

— Tu te trompes. Il y avait tout ce qu’il faut. Même deux paraboles. Pas loin d’une centaine de chaînes. Je ne me rappelle pas qu’on ait passé dix minutes devant.

Il ne m’avait pas regardé une seconde. Il examinait ses grandes mains larges posées bien à plat de chaque côté de sa tasse, ses solides poignets qui dépassaient des manches de chemise. On aurait dit qu’il procédait à un inventaire minutieux. Peut-être était-il seulement en train de compter les pores de sa peau. Sans lever le front, il m’a dit :

— Je vais te donner un chauffeur et une voiture. Le juge d’instruction chargé du dossier Mallet veut t’entendre. Il a fallu faire des pieds et des mains pour qu’il ne te colle pas un mandat d’arrêt au cul.

— Motif ?

— Procéder à ton audition en qualité de témoin.

— L’information a été ouverte ?

— À la même date que la chasse au canard.

— Chef d’inculpation ?

— Homicide volontaire avec préméditation.

À tort ou à raison, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.

— C’est ça qui te rend si sombre ? C’est ma peau que je risque, pas la tienne. Écoute, Yobe, on va arrêter cinq minutes de jouer aux cons, tous les deux. Suicide. Carré. La procédure est passée à la signature. Chez toi, chez Cohen. Elle est passée au Parquet. Personne n’a moufté. Sur ce coup, je suis inredressable.

— Pauvre con, personne n’est inredressable. Jamais. Même pas toi.

À son ton de voix, j’ai compris que quelque chose de grave s’était produit. J’ai vidé ma tasse, j’ai commandé une autre noisette et Yobe a pris un demi. Quand il l’a porté à ses lèvres, j’ai remarqué que ses doigts tremblaient légèrement.

— Qu’est-ce qui se passe, Yobe ?

Il a remué des épaules fourbues.

— Le juge te le dira. Avant, les Bœufs veulent t’auditionner. Ils ont besoin de tes déclarations dans l’histoire du petit chaoui.

— Correct.

— Ils veulent aussi t’entendre dans l’affaire Mallet.

— Tout à fait compréhensible.

Yobe a braqué les yeux sur moi. Il a eu un renvoi et a remarqué :

— Cette saleté me donne des aigreurs d’estomac.

— Bois autre chose.

— Je peux pas. Je vais te dire… Mon père tenait une brasserie en Alsace, avant la dernière guerre. C’était un homme raisonnablement honnête. Très aimé de tous. Souvent, je regrette que les bombardiers alliés aient foutu l’usine en l’air. Le vieux est resté sous les décombres, autrement peut-être que moi aussi on m’aurait aimé, un jour.

— Je ne vois pas le rapport.

— Peut-être qu’il n’y en a pas. Pour Mallet, c’est la section de discipline qui s’occupe de ton cas.

— Discipline ?

— Je peux rien faire pour toi. Je peux rien que te donner une bille. Une toute petite bille. (Il a haussé les épaules.) Ça va te filer quoi ? Une demi-longueur d’avance ?

— Pourquoi tu ferais ça ?

— Si je le savais, je me mettrais des coups de pied dans le ventre. Les Bœufs ont l’impression que tu as omis quelque chose dans les constatations.

— Mes claouis. Ni manque ni omission.

Il a secoué la tête avec accablement. Il a soupiré comme s’il se rendait subitement compte qu’il avait affaire à un débile profond. C’était peut-être le cas. Il ne me regardait plus, de nouveau. Impassible, il a rapporté, d’un ton très neutre — un vrai ton de vrai flic :

— Ils disent avoir de bonnes raisons de penser que les procès-verbaux n’ont pas été rédigés dans le bon ordre.

Je me suis levé d’un bond.

— Ce qui veut dire ?

— Que les constates auraient été tapées après certains procès-verbaux d’audition de témoin. Notamment un, en particulier. Tu vois lequel ?

Je voyais lequel. Une froide colère m’a envahi.

— On joue plus, Yobe. Ma vie, c’est ma vie. Elle vaut ce qu’elle vaut et je m’en torche. Là on parle de conscience professionnelle.

Il a ri, d’un rire sourd et sans joie.

— Qu’est-ce que tu crois que ça peut leur foutre, ta conscience-chose, mon con joli ? Ils en ont rien à battre. Personne n’en a plus rien à battre. On leur a dit de chercher, ils cherchent. Tu ferais pas pareil, à leur place ?

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais essayé de me mettre à leur place.

— Quand on cherche, on trouve.

— Tu me connais. Pourquoi j’aurais fait ça ?

— Je ne te connais pas. Je connais plus personne. Cohen risque de sauter et moi aussi. L’affaire est remontée bien plus haut que tu l’imagines. Disquette ou pas disquette, je vais te dire. Maintenant, tout le monde s’en cague. Les comptes qui se règlent, tu n’en as pas idée. Moi non plus. Tout ça, c’est un panier de merde, mais c’est tes empreintes qu’on a relevées dessus.

Je commençais à avoir sérieusement les abeilles. Il a avoué :

— Si tu veux tout savoir, j’ai même pensé que tu t’étais arraché. Qu’on te reverrait pas de sitôt, ni à la Douze, ni sur la planète Terre. Tu vois à quel point ?

Je voyais. Je me suis campé sur les talons. En quelques minutes, il m’avait sérieusement bourré. La tête recommençait à me faire très mal. Je l’ai prévenu :

— Si tu veux pas prendre mon poing dans la gueule, tu vas me dire tout de suite pourquoi j’aurais chanstiqué le coup !

Il a tourné la tête, a bien pris ma mesure, puis a lâché avec mépris :

— Parce que tu couches avec la veuve, pauvre con.

Les bras m’en sont tombés. Yobe a haussé une dernière fois les épaules, puis, après avoir terminé son verre, il l’a examiné avec ressentiment.

— Strictement dégueulasse.

— Rien ne t’y oblige.

— Ce qu’ils veulent surtout savoir, c’est depuis combien de temps ça durait, vos petits fricotages, la greluche et toi…


Le juge paraissait la petite trentaine. C’était un homme mince, de taille moyenne, aux traits fins. Il portait des petites lunettes rondes à la Hiro-Hito, et ses cheveux mi-longs, peignés en arrière, étaient blancs comme neige. Il avait les yeux bleu glacier, mais son sourire n’était pas dépourvu d’une sorte d’ironie nonchalante. Il s’appelait Olivier Verdoux. En chandail et blue-jean, le verbe précis et facile, le geste désinvolte, une jambe jetée par-dessus l’accoudoir du fauteuil, il laissait une bizarre impression. Il avait un peu l’air d’un vieil étudiant attardé et sceptique, mais quelque chose indiquait aussi dans ses rapides coups d’œil pensifs que les composants de son esprit pouvaient provenir de la même usine que celle qui avait alimenté les bûchers de l’inquisition.

Il m’avait semblé bien jeune, tout de même, pour que la chancellerie l’eût chargé d’un dossier si sensible. La greffière était quant à elle une bonne grosse placide aux allures d’aide-soignante, pas méchante d’apparence pour deux ronds, mais qui avait l’air quand même de quelqu’un de très près de ses sous.

Verdoux m’avait tendu la main, tout en remarquant :

— Enfin. L’introuvable. Je commençais à me demander si vous existiez vraiment.

Sa poigne était ferme et sèche, très directe.

— Asseyez-vous. On en a pour un moment.

Je me suis assis. Il a attiré le dossier Mallet à lui. Il faisait à présent une bonne vingtaine de centimètres d’épaisseur. Il l’a ouvert. Toute trace d’affabilité a disparu de ses traits.

— Vous savez la raison de votre présence ici. Je suppose que vous venez des Bœufs et que mes questions n’auront plus d’attrait.

— Non, Monsieur.

— Ne me gonflez pas avec des formules à la con. Vous ne venez pas des Bœufs ?

Je l’avais pris à contre-pied. Il a semblé intrigué, mais pas forcément mécontent. Je l’avais été parfois moi-même, lorsque croyant percer les premières lignes de défense d’un suspect, je m’étais aperçu qu’il avait anticipé l’action en reculant plusieurs de ses pièces, abandonnant les courtines qu’il pressentait perdues d’avance. Peu de mes clients m’avaient procuré cette occasion jubilatoire de me mesurer à un ennemi retors et ambitieux. Verdoux a secoué la tête.

— Vous n’y êtes pas allé. Bien. De deux choses l’une. Ou vous êtes très con, ou vous êtes très malin. Peu importe. Dans les deux cas de figure, nous risquons simplement d’en avoir pour un peu plus longtemps que prévu.

Il a marqué une pause, que je me suis bien gardé de meubler de quelque manière que ce soit. Roule, ma poule. Je me tenais le buste droit, les mains à plat sur les cuisses. J’avais ma méchante veste en cuir et mon .45 à la ceinture. J’avais encore ma gueule de flic et je lui opposais ma froideur de flic. Il a souri comme un agent de pub.

— Je vais quand même vous expliquer la règle du jeu. Vous n’êtes personne. Je vous considérerai sans sympathie, mais sans antipathie non plus. L’homme ne m’intéresse pas, le flic pas davantage. Ce que je veux, c’est la vérité.

— Tomás de Torquemada disait la même chose.

— Un flic intello, bravo. Pas d’états d’âme. Je vais vous poser des questions. Acceptez-vous d’y répondre ?

— Oui.

— Je veux la vérité. Toute la vérité, mais seulement la vérité.

— Elle est consignée dans les actes de la procédure que j‘ai rédigés.

Son sourire a disparu. Il a commenté avec froideur :

— Défense classique. Ces procès-verbaux ne valent que jusqu’à preuve du contraire. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— J’ai pratiqué la procédure pénale pendant près de vingt-cinq ans. Il m’est même arrivé de l’enseigner.

— Donc vous le savez. Vous fumez ?

— Jamais entre deux cigarettes.

— Vous pouvez fumer si ça vous chante. Tout sauf la pipe. Même du chanvre indien, si vous voulez. Vous pouvez vous bourrer le pif de cocaïne, vous pouvez faire les pieds au mur si l’envie vous en passe par la tête. Je m’en fous. Ce que je veux, en revanche, c’est des réponses précises à des questions précises. J’ai dit quelque chose d’amusant ?

— Je ne pense pas.

— À vous observer, on l’aurait cru.

Il a saisi un feuillet tout en faisant un petit signe à la greffière. Il a regardé sa montre comme je le faisais moi-même à chaque début d’audition. Il a donné le top de départ :

— Il est onze heures dix.

Il a tout de suite démarré à fond les manettes, comme pour se débarrasser de préambules gonflants. Il n’y a jamais de préambules gonflants, seulement des modes opératoires. Il a lu rapidement :

— Le vingt septembre de cette année, à quatre heures dix, vous avez été avisé par l’état-major de votre direction qu’un corps sans vie venait d’être découvert à l’hôtel Impérial. L’établissement, qui est un quatre étoiles, est situé dans le ressort de votre Division. (Il a relevé les yeux :) Question : confirmez-vous sous serment l’exactitude de ces déclarations ?

— Oui.

— Lorsque vous avez été prévenu, vous vous trouviez de permanence à la Douze. Question : était-ce dans le cadre de votre tour de service normal, ou effectuiez-vous un remplacement, pour quelque motif que ce soit ? Difficile à dire, n’est-ce pas, qu’effectuiez-vous ?

— Tour de service normal.

— Vous étiez chef de nuit.

Il y a eu un silence. Curieusement, Torquemada ne me gavait pas. C’était une belle mécanique à questions-réponses. Je ne sais pas s’il aimait ce qu’il faisait ou pas, mais il le faisait bien, avec calme et minutie. Il avait une rigueur d’entomologiste qui me le rendait même assez sympathique. Comme je ne répondais toujours rien, il a incliné le torse et m’a scruté, puis il a souri en manière d’excuse. Il a rectifié :

— Au temps pour mes crosses. Étiez-vous chef de nuit ?

— Oui.

— Question : avez-vous été avisé personnellement de la découverte du corps ?

— Oui.

— Question : par quel moyen avez-vous été avisé ?

— Par radio.

— Question : avez-vous été prévenu d’un suicide, ou d’un décès dont les causes étaient inconnues ou suspectes ?

— Suicide.

— Par quel moyen ?

— Suicide aux barbituriques.

Il a fait mine de réfléchir. Je l’ai laissé suivre le cours de ses pensées. Je croyais savoir à peu de choses près où elles n’allaient pas tarder à le conduire. Son cabinet d’instruction n’était ni plus vaste, ni plus éclairé et richement meublé, que bien des bureaux. Il y avait toujours ce soleil tremblotant, frileux et pâlichon comme un gosse des rues. Il y avait toujours cette odeur de poussière, de vieux papiers et de misère morale qui plane sur les locaux de police et de justice.

J’avais presque envie d’anticiper, mais c’était lui couper ses effets et retirer toute raison d’être à ses fonctions. Je me suis borné à sortir une Camel et à l’allumer. Il m’a regardé faire, puis a demandé — en détachant bien chaque syllabe :

— Est-il normal et habituel qu’un inspecteur divisionnaire chef de nuit se déplace personnellement et immédiatement à l’annonce d’un suicide, alors qu’il dispose pour cela d’un ou plusieurs inspecteurs O.P.J. auxquels ce genre de tâche est habituellement dévolue ?

Cette solennité, à la fois classique et affectée, ce lieu commun de l’interrogatoire, ce brusque ton de maître d’école, cette apparente sévérité pouvait sembler constituer une petite erreur de tactique tout comme elle risquait de dissimuler une opération stratégique d’envergure. J’ai hésité un court instant, puis j’ai compris qu’au fond je m’en foutais, de ce qui pouvait m’arriver. J’ai croisé les mains derrière la nuque. Les vertèbres recommençaient à me faire mal. J’ai souri avec froideur.

— Monsieur le juge, lorsque le suicidé est une pointure du calibre de Mallet, une circulaire de la direction P.J. y invite fortement. C’est même une directive constante et précise. Je ne sache pas qu’elle ait jamais été abrogée, à moins que cela ne se soit produit pendant la dernière quinzaine.

— Votre transport sur les lieux n’avait donc rien d’insolite.

— Non.

— Bien. Puis-je donc en inférer que lorsque vous avez quitté votre Division, vous aviez déjà connaissance exacte de l’identité du défunt ? J’insiste sur : déjà.

— Non.

— Pourquoi non ?

— Une autre circulaire interdit l’usage de patronymes dans le trafic radio. Elle obéit à des motifs de sécurité et de discrétion.

— Trafic radio, je comprends. Nous savons tous ce qu’est un scanner, c’est entendu. Mais quelqu’un d’autre de chez vous n’aurait-il pas pu être avisé dans le même temps par quelque autre moyen ? Le nom du sénateur Mallet n’aurait-il pas pu lui être avancé ? Par téléphone, par exemple ?

Il savait toutes les réponses. Je me suis rappelé Muppet. J’avais pris l’appel en direct sur mon Motorola. J’étais dans un demi-coma, puisque c’était le seul moment de repos tout relatif que je m’octroyais dans la nuit. Ensuite seulement, peut-être deux ou trois minutes plus tard, Muppet était venu me tirer de mon trou à rats. Pour plus de sécurité, L’Étage des morts avait doublé par téléphone sur la ligne direct. Le regard vitreux, avec une sobre férocité, colts au poing, Henry Fonda déclarait à un gros type dans un western : « Il faut jamais faire confiance à quelqu’un qui porte des bretelles et une ceinture. » C’était juste avant de lui mettre deux balles dans le ventre, en toute tranquillité. Je n’avais jamais eu confiance dans les gens de l’Étage des morts. Verdoux m’a avancé un cendrier. J’ai écrasé ma cigarette. J’ai relevé les yeux tout en hochant le front.

— En effet, l’un de mes inspecteurs a reçu un coup de téléphone de son côté. Il n’était pas question de Mallet. Seulement de la personnalité particulière de la victime.

— Victime ?

— Ce sont les termes de la circulaire. Lorsque la victime…

— Ce sont vos termes.

Il s’est accoudé. Il m’a fixé comme on examine un négatif par transparence. On ne pouvait deviner si ce qu’il pensait distinguer lui plaisait ou non. Je n’ai pas beaucoup vu bouger ses lèvres. Il a demandé d’un ton uni, feutré :

— Au moment de quitter la Division, saviez-vous ou ne saviez-vous pas que la victime était Mallet ?

On avait fini de rire.


Un peu avant dix-neuf heures, il m’avait laissé libre. Je n’étais pas mis en examen, ni placé sous contrôle judiciaire. J’avais pensé un instant à retourner à la Douze avant de rentrer, puis j’avais réfléchi et renvoyé mon chauffeur. Comme il avait fait le poireau depuis onze heures du matin, il était de méchante humeur. Pour moi, j’étais calme, vaguement hébété et les yeux me brûlaient. Une migraine lointaine me traînait par la tête avec la ténacité d’une vieille rengaine, pourtant déjà plus qu’à moitié oubliée.

J’avais quitté le Palais de justice par l’entrée des artistes. J’étais allé prendre un verre dans un bistrot à côté de la préfecture. Tout le monde le fait après être passé au tourniquet. Je ne connaissais plus personne dans le troquet. J’avais traversé le marché aux fleurs où certaines guitounes étaient encore éclairées. Il y avait de pleins parterres de chrysanthèmes multicolores, dont la senteur, capiteuse et suave, dissimulait peu et mal pour moi l’amère morbidité. De son vivant, ma mère adorait les chrysanthèmes. Elle parvenait à en peupler sa maison presque tout au long de l’année. C’était elle aussi une femme seule, combative et austère. On ne pouvait s’adresser à elle qu’avec l’impression de donner un appel à longue distance. Lorsqu’il m’arrive parfois — rarement — de penser à elle, immédiatement me reviennent en tête l’odeur des chrysanthèmes et celle du gardénia.

De son vivant, ma mère fumait des Kool.

J’avais passé le pont pour aller prendre le métro à Châtelet. En descendant les marches, la souffrance m’était revenue, mais elle était vague et imprécise, pas du tout insupportable. Sur ma hanche droite, mon pistolet pesait plus lourd qu’un remords.

J’étais rentré chez moi. J’avais retiré mon ceinturon. Je supportais de plus en plus mal tout ce fourniment. Je sentais trop clairement que la partie était en train de prendre fin. En le posant sur ma malle en osier, j’avais remarqué le petit œil écarlate, stupide et maléfique, de mon répondeur téléphonique. Il palpitait avec fureur. On aurait dit celui d’un rat à l’agonie, pris dans les mâchoires d’un piège tout à l’autre bout obscur d’une pièce où il ne passait plus personne.

Je n’ai pas pris les messages. J’en avais eu mon content, de messages, pour la journée. J’ai arraché la prise du répondeur. Le méchant rat noir est mort. Du coup, j’ai aussi débranché mon téléphone. Je me suis occupé comme j’avais coutume de le faire à chaque retour de mission. J’ai mis Lady Day en boucle sur mon compact. Stormy Weather. L’enregistrement a été réalisé à Carnegie Hall en 1955. C’est pour moi l’un des plus beaux blues de tous les temps. Lady lui donne une dimension presque cosmique. Le pays qui le choisirait pour hymne national ne pourrait faire autrement que se rendre maître du monde dans les trente-six heures suivantes.

Je m’étais déshabillé et récuré de fond en comble sous la douche. À part ma gueule, qui ne m’avait de toute façon jamais plu, je restais quelqu’un d’à peu près potable. Certes, je ne pouvais prétendre à passer pour la doublure française de Schwartzenegger, mais je ne ressemblais pas du tout à Fattie Artbuckle non plus. J’avais le physique d’un quelconque poids mi-moyen, un de ces welters faméliques et coriaces, accrocheurs, résistants et durs à la peine, mais tout aussi fêlés de la tête et dépourvus d’espoir de salut que tout ces pauvres types comme on en trouvait à la pelle dans les salles des bas-quartiers, à l’époque où la boxe était encore un vrai sport pour tous et pour quelques-uns la promesse d’une autre vie que la chaîne et l’usine. La mienne, de vie, m’aura au moins appris que ce genre de promesses ne sont jamais tenues.

Au juste, je n’avais plus le mental. Comme bien des gens qui souffrent de sérieux troubles psychiques, j’en passais alors par une phase qui s’apparente à celle durant laquelle l’alcoolique cache ses bouteilles. Tout mon comportement était destiné à donner aux autres l’impression que j’étais parfaitement normal, alors qu’il n’en était rien et que la maladie n’arrêtait pas de s’étendre. C’était comme un navire touché en dessous de la ligne de flottaison et qui poursuit encore sa course sans trop de dommage apparent mais dont l’obscurité des soutes ne cesse de se remplir de tonnes d’une eau noire — une eau destinée à l’attirer lentement, inexorablement, dans ses propres profondeurs à elle. Je n’avais plus le mental, mais en revanche il ne dépendait que de moi de couler pavillon haut, ou non. Il suffisait pour cela que je me remette à faire un peu de fonte, que je mène une vie un peu moins déréglée. Que je cesse de sauter des repas, et de remplacer les aliments solides par du liquide.

Promesses d’ivrogne. Trop le cafard, mon pote, disait Léon — et elle s’y connaissait. J’ai enfilé des vêtements propres. À ce moment, mon successeur à la Nuit devait être en train de prendre les rênes. J’ai presque eu envie d’y aller, pour voir comment c’était de l’extérieur, lorsqu’on n’était plus responsable de rien, lorsqu’on avait cessé d’être quoi que ce soit, un touriste en quelque sorte — pour voir si je ne m’étais pas fait des menteries à moi-même, au fond, si c’était vraiment bien si terrible que ça, la Nuit. Je n’en ai pas eu le courage. Au fond, je ne voulais pas vraiment savoir.

Je n’avais pas faim, je me suis quand même fait deux œufs sur le plat. J’ai mangé debout dans ma micro-cuisine. Je n’entendais presque plus le fracas des trains, tellement j’étais abîmé dans mes propres pensées. Billie chantait : « Don‘t know why… There’s no more summer in skyStormy Weather… Since my man and I ain‘t together… » Elle avait ce phrasé unique, détaché, cette diction râpeuse, ce détachement sobre et nostalgique qui donnait à son chant des allures de tragédie. C’est dans sa foune qu’après sa mort, pourtant, on a trouvé les derniers 700 dollars qu’elle destinait à sa came. Elle les avait gagnés sur son lit d’hôpital, pendant sa lente agonie, en vendant les droits de raconter l’histoire de sa vie à un torchon.

J’ai fait ma petite vaisselle et je suis allé m’installer dans mon fauteuil en mettant les deux pieds sur mon bureau. La mienne, d’histoire, n’était pas à vendre. Elle n’intéressait plus personne, du moment que j’avais cessé moi-même d’y attacher la moindre importance. On a sonné à ma porte. Comme je ne me bouclais plus, je me suis contenté de gueuler un grand coup. On est entré en refermant derrière soi.

Depuis le seuil, Alex m’a jeté un coup d’œil alarmé :

— Tu n’as pas l’air au mieux de ta forme. Qu’est-ce qui se passe ?

Elle était en tailleur. Un tailleur sombre, avec des bas sombres et des escarpins sombres. Avec ses talons, elle aurait pu débiter des dizaines de pains de glace avant de ressentir la moindre trace de fatigue. Elle avait aussi un manteau qui lui allait au-dessus du genou. J’ai agité les doigts.

— Bye, Alex.

— J’étais folle d’angoisse. Je t’ai appelé au moins dix fois.

Subitement, j’ai enlevé mes pieds du bureau et je me suis redressé.

— Tourne la tête de profil.

Alex m’a regardé, les yeux ronds. Je devais vraiment avoir l’air très mal. Elle a quand même fait ce que je lui demandais. Je me suis rappelé en riant :

— Ça y est ! J’ai trouvé !

Exaspérée, elle m’a regardé en face. Sa lèvre supérieure présentait le pli hautain dont je connaissais à présent le sens.

— Tu as trouvé quoi ?

J’étais aux anges.

— J’ai trouvé à qui tu ressembles.

Elle s’est campée, les poings sur les hanches. La courroie de son sac lui a coulé le long du bras. Elle l’a laissée pendre contre son mollet comme un filet de courses. Elle a secoué sa crinière.

— Tu ressembles à Jean Hagen.

Je me suis levé en hâte. J’avais l’intention de contourner le bureau. Jean Hagen avait tourné dans un film de Mann, à la fin des années quarante. C’était une série B, mais aucun film de Mann ne pouvait réellement être considéré comme tel. Je voulais lui montrer une photo. Compte tenu de son exceptionnelle beauté, Jean Hagen n’avait pas eu la carrière qu’elle méritait. J’avais une idée précise de l’endroit où se trouvait le livre que je cherchais. Alex m’a pris le coude au passage.

— Tu crois que ça te fait du bien, de boire comme ça ?

— C’est une bonne question. Merci de l’avoir posée. Passons maintenant à la suivante.

— Tu as encore pris tes saloperies avec.

— Non, m’dame.

— Tu voulais pas répondre au téléphone ?

— Non, m’dame. Jean Hagen. Anthony Mann. Le film s’appelle Side Street. Humains, rien qu’humains.

— Qu’est-ce que tu cherches ? À te détruire ?

Je l’ai bloquée tout de suite, d’un tout petit jab pour rire à la pointe du menton.

— Stop, m’dame. Rien que des faits. Je veux bien me farcir une pute — pas une infirmière en psychiatrie.

Nous étions debout, face à face. Un instant, j’ai redouté que la petite séance chicore se reproduise, mais Alex s’est contentée de secouer la tête et de repêcher son sac. Elle en a sorti un formulaire que je connaissais bien et me l’a tendu sans un mot. Je n’avais pas besoin de le déplier, je savais que c’était une citation à comparaître. J’ai doucement repoussé ses doigts.

— Excuse, mais je viens de donner. Ça a duré presque toute la journée. Tout au début, j’ai pris ce type pour Torquemada. Maintenant, je me demande si ça ne serait pas quelque chose entre Savonarole et Ayrton Senna. J’en suis sorti avec l’impression qu’on m’avait remplacé la cervelle par un morceau de serpillière.

— Je ne viens pas pour ça. J’avais besoin de te voir.

— On a tous nos soucis, Alex. (J’ai tendu les doigts, je lui ai frôlé la joue.) Ce petit fumier a trouvé la faille. Moi-même, je ne l’avais pas vue, emporté par mon élan.

— La faille ?

— Oui, la faille.

J’ai sorti deux cigarettes de ma poche de chemise, une pour chacun. Dans la petite lumière de ma lampe, avec Lady Day en fond sonore, Alex était plus belle que jamais. Elle était trop belle même pour toute une vie, aussi bien la sienne que la mienne. Elle ne saurait jamais. J’ai allumé sa cigarette d’abord.

— La faille consiste dans le type de serrure utilisée par ce genre d’hôtel. Lorsqu’on se trouve à l’extérieur, il faut une clé pour ouvrir.

Elle a fait ses sourcils en toit de pagode.

— Comprends pas.

— On ne peut pas rentrer sans clé, c’est évident. Celui qui est à l’intérieur ferme avec un poussoir qui se trouve dans la poignée de porte. De dehors, on ne peut plus ouvrir sans un passe.

Je me suis tu subitement. Alex m’observait sans mot dire, la cigarette au bout des doigts. J’avais brusquement le sentiment de faire dans l’obscène et le crapoteux. Verdoux m’avait démoli la tête avec son acharnement de termite. Je m’étais fait laver le cerveau comme par l’un de ces crétins New Age qui tapent au porte-à-porte. Je sentais que j’étais en train de me faire retourner, que mon simple bon sens de citoyen en avait pris un coup, mais j’ai remis le couvert, avec pas mal de stupidité et beaucoup d’automatismes policiers :

— Maintenant, admettons que celui qui est dedans n’ait pas appuyé sur le bouton. Alors quelqu’un d’autre qui se serait trouvé dans la pièce pourrait très bien en être sorti et avoir refermé derrière lui.

Elle a hésité.

— Je ne vois pas où est la faille.

— Verdoux a vu. La Criminelle a de nouveau interrogé le garçon d’étage. Le loufiat est sûr d’une chose : à son entrée, l’entrebâilleur n’était pas mis, mais il a reconnu ensuite s’être servi du passe pour ouvrir.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire qu’on ne saura jamais si Mallet avait verrouillé sur lui avant de mettre fin à ses jours, comme on dit. Verdoux a trouvé l’endroit où jeter le trouble. Si j’avais été moins pressé d’en finir, cette nuit-là, je l’aurais trouvé aussi. Un simple doute. Dans une enquête judiciaire, le moindre doute en entraîne un autre, comme une note en entraîne une autre dans une sonate, ou qu’un mot en entraîne un autre dans une dispute — et ainsi de suite.

Alex a tiré sur sa cigarette. Elle est restée silencieuse un bon moment. Ensuite, elle m’a fait ses sourcils en aile de mouette, et a demandé d’un ton anxieux en s’adressant à mon premier bouton de chemise :

— Ça a quelque chose à voir entre nous deux ?

— Rien du tout. Lui ne m’a même pas suggéré d’éviter de te rencontrer. À aucun moment tu n’as été amenée sur le tapis. C’est pourtant des choses qui se font dans ces cas-là. Ayrton Senna. Verdoux a un sens diabolique de la trajectoire. Rien que des faits. La seule question qu’il se pose à présent — et moi aussi —, c’est de savoir comment on peut faire ingurgiter par voie buccale, à un robuste mâle adulte, assez de barbituriques pour l’envoyer aux vaches.

— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

— Que c’est strictement impossible, contre le gré du patient.

— Contre son gré, oui, mais autrement ?

— Autrement, on ne peut pas parler d’homicide.

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