La page à laquelle le livre s’était ouvert avait également son importance, on y lisait cette phrase à propos du ciel.

La visite chez le médium avait renforcé Maria dans sa conviction. Elle était persuadée que sa mère lui avait envoyé un signe en sortant Du côté de chez Swann de la bibliothèque. Elle ne pouvait s’imaginer une autre explication et le médium, cet homme très calme et compréhensif, avait plutôt apporté de l’eau à son moulin. Il lui avait fourni des exemples de cas similaires, des défunts s’étaient manifestés de manière directe ou à travers des rêves, parfois même dans ceux de personnes dont ils n’avaient pas été spécialement proches.

Maria n’avait pas raconté au médium que, quelques mois après que sa mère avait fait ses adieux à cette vie, elle s’était mise à avoir des visions très nettes qui ne l’effrayaient aucunement en dépit de sa grande peur du noir. Leonora lui était apparue dans l’embrasure de la porte de la chambre à coucher, dans le couloir, ou, encore, elle la voyait assise sur le bord de son lit. Si Maria se rendait au salon, elle l’apercevait debout à côté de la bibliothèque ou assise sur sa chaise dans la cuisine. Elle lui apparaissait également quand elle sortait de chez elle : un vague reflet dans la vitrine d’un magasin, un visage qui se fondait bientôt dans la foule.

Ces visions furent tout d’abord brèves, elles ne restaient peut-être qu’un instant, mais leur durée s’allongea. Elles gagnèrent également en netteté et la présence de Leonora devenait de plus en plus intense, c’était exactement ce que Maria avait vécu après le décès de son père. Elle s’était documentée en lisant des ouvrages qui présentaient le phénomène comme une réaction due au deuil et savait que ce genre de vision pouvait être lié à la perte d’un être cher, à une forme de culpabilité, ou qu’elles étaient l’expression d’une angoisse durable. Elle savait également que les recherches sur le phénomène indiquaient que c’était son esprit, ce fameux œil intérieur, qui les suscitait. C’était une intellectuelle. Elle ne croyait pas aux fantômes.

Pourtant, elle se refusait à exclure quoi que ce soit de manière définitive. Elle n’était plus certaine que les sciences puissent répondre à toutes les questions que se posait l’homme.

Au fil du temps, Maria fut convaincue que ses visions étaient nettement plus que de simples illusions que son esprit, sa dépression et l’adversité suscitaient en elle. À une certaine époque, elles avaient été tellement réelles qu’elle avait eu l’impression qu’elles lui venaient d’un monde parallèle, en dépit de ce qu’affirmait la science. Elle s’était graduellement mise à croire en la possible existence d’un tel monde. Elle s’était à nouveau plongée dans les récits qu’elle avait encouragé Leonora à lire sur ces gens revenus d’un coma dépassé, autant dire de la mort, et qui parlaient de la clarté dorée, de l’amour qu’elle recelait, de l’être divin qui l’habitait et de l’apesanteur qui régnait dans le tunnel sombre menant vers cette grande lumière. Elle ne se réfugiait pas au creux de sa souffrance, mais essayait par ses propres moyens d’analyser son état mental avec la logique et la raison qui lui coulaient dans les veines.

Ainsi s’écoulèrent presque deux années. Avec le temps, les visions de Maria s’étaient estompées et elle avait cessé de fixer constamment les œuvres de Proust. Sa vie était sur le point de retrouver l’équilibre, même si elle savait que jamais plus les choses ne seraient comme du vivant de sa mère. Puis, un matin, elle se réveilla tôt et jeta un œil à la bibliothèque.

Tout était comme à l’habitude.

À moins que…

Elle regarda à nouveau les livres.

Elle fut saisie de vertige en découvrant que Du côté de chez Swann, le premier volume, manquait sur l’étagère. Elle s’approcha lentement et le trouva par terre.

Elle n’osa pas le toucher, mais s’agenouilla pour scruter la page ouverte et se mit à lire :

Les bois sont déjà noirs, le ciel est encore bleu…

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