36

Erlendur s’engagea dans l’impasse menant à la maison de Baldvin, à Grafarvogur. Il se gara devant l’accès du garage et descendit de voiture. Pressé, il n’était pas sûr d’avoir fait le bon choix : il avait surtout envie d’aller directement voir le vieil homme, mais, d’un autre côté, il était obsédé par ce défibrillateur et une foule de questions auxquelles seul Baldvin pouvait répondre.

Il appuya sur la sonnette et attendit. En sonnant une seconde fois, il remarqua la présence du véhicule de Karolina, garé dans la rue, à une certaine distance. La troisième fois qu’il sonna, il entendit du bruit à l’intérieur. La porte s’ouvrit et Baldvin apparut.

– Encore vous ! s’exclama-t-il.

– Puis-je entrer ? demanda Erlendur.

– Ne venons-nous pas de régler tout ça ? répliqua Baldvin.

– Karolina est ici ?

Baldvin regarda la voiture par-dessus l’épaule du policier, puis hocha la tête et le laissa entrer. Il referma la porte et l’invita au salon. Karolina sortit de la chambre à coucher en se recoiffant.

– Nous ne voyons plus aucune raison de continuer à nous cacher, observa Baldvin. Je viens de vous raconter ce qui s’est passé et Karolina emménage ici dès la semaine prochaine.

– Rien ne t’oblige à lui dire ça, fit Karolina. Notre histoire ne le concerne pas.

– En effet, convint Erlendur avec un sourire. Il était pressé d’arriver à la clinique, mais s’efforçait de garder son calme. Je m’étais imaginé que vous prendriez plus de précautions, poursuivit-il, et que vous ne vous afficheriez pas tous les deux aussi ostensiblement.

– Nous n’avons rien à cacher, rétorqua Karolina.

– Vous en êtes sûrs ? rétorqua Erlendur.

– Comment ça ? s’agaça Baldvin. Je viens de vous raconter tout ça en détail. Quand j’ai quitté Maria et que je l’ai laissée au chalet, elle était en vie.

– Je me rappelle ce que vous m’avez dit.

– Dans ce cas, que venez-vous faire ici ?

– Vous m’avez menti sur toute la ligne, répondit Erlendur, et je me suis demandé si vous deux vous n’alliez pas enfin vous décider à me raconter la vérité, histoire de changer un peu.

– Je ne vous ai pas menti, protesta Baldvin.

– Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il ne vous dit pas la vérité ? interrogea Karolina. Pourquoi donc pensez-vous que nous vous mentons ?

– Parce que vous êtes deux menteurs et que vous avez abusé Maria. Vous avez comploté ensemble, vous lui avez monté une vraie pièce de théâtre. Et même si Baldvin prétend avoir renoncé à votre projet au tout dernier moment, ça n’en reste pas moins un crime. Vous me mentez depuis le début.

– Vous divaguez complètement, dit Baldvin.

– Et comment vous comptez prouver ce que vous affirmez ? s’enquit Karolina.

Erlendur esquissa un vague sourire et regarda sa montre.

– J’en suis incapable, répondit-il.

– Dans ce cas, que voulez-vous ?

– Entendre la vérité de votre bouche.

– La vérité, je vous l’ai déjà donnée, répéta Baldvin. Je ne suis pas très fier de mes actes, mais je n’ai pas assassiné Maria. Je n’ai pas fait ça. Elle s’est suicidée après mon départ.

Sans dire un mot, Erlendur fixa longuement Baldvin qui lança un regard à Karolina.

– Je crois qu’au contraire, vous l’avez tuée, observa-t-il. Vous ne vous êtes pas contentés de la pousser au suicide. C’est vous qui l’avez assassinée en lui passant cette corde autour du cou. Ensuite, vous l’avez pendue à cette poutre.

Karolina s’était assise sur le canapé. Baldvin se tenait debout, à la porte de la cuisine.

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda-t-il.

– Vous avez fabriqué un tissu de mensonges à l’intention de Maria et vous continuez à mentir. Je ne crois pas un mot de ce que vous me racontez.

– C’est votre problème ! lança Karolina.

– En effet, c’est mon problème, convint Erlendur.

– Vous ne savez pas…

– Je me demande comment vous arrivez à dormir la nuit.

Baldvin restait silencieux.

– De quoi rêvez-vous donc, Baldvin ?

– Fichez-lui la paix ! commanda Karolina. Il est innocent.

– Il m’a dit que c’est vous qui l’aviez poussé dans cette voie, répondit Erlendur en la regardant. Que tout ça, c’était votre faute. J’ai eu l’impression qu’il vous mettait tout sur le dos.

– Il ment ! s’alarma Baldvin.

– Il m’a dit que c’est vous qui aviez manigancé cette histoire du début à la fin.

– Ne l’écoute pas !

– Calme-toi, conseilla Karolina, je vois parfaitement clair dans son jeu.

– Dois-je comprendre que c’était Baldvin qui était le plus déterminé ? interrogea Erlendur.

– C’est inutile, vous n’arriverez à rien, répondit Karolina. Baldvin peut bien raconter ce qu’il veut.

– Oui, évidemment, fit Erlendur. Je me demande s’il faut croire un seul mot sortant de sa bouche. Que ce soit à son sujet, le vôtre ou celui de Maria.

– Ce que vous croyez, c’est votre affaire, rétorqua Karolina.

– Vous êtes deux acteurs, observa Erlendur. Tous les deux. Et vous avez joué un rôle pour Maria. Vous avez écrit une pièce, choisi les décors. Elle ne soupçonnait rien. À moins qu’elle n’ait compris quelque chose concernant le défibrillateur.

– Le défibrillateur ? s’étonna Karolina.

– Il était là pour meubler un peu le décor, précisa Erlendur. C’était, comment dire, un accessoire qui n’était pas censé fonctionner et n’était absolument pas destiné à garantir sa sécurité. Cet appareil n’avait pas pour fonction de sauver la vie de Maria. Ce n’était qu’un objet placé sur la scène que vous aviez montée pour une seule spectatrice : elle.

Karolina et Baldvin échangèrent un bref regard, puis Baldvin baissa les yeux à terre.

– Cet appareil est hors d’état, souligna Erlendur. Voilà pourquoi il devait aller le chercher au chalet. Il s’en est servi pour duper Maria. Ce défibrillateur factice était la preuve de son sérieux, la preuve qu’il se souciait de la sécurité de Maria.

– Qu’est-ce que vous croyez donc savoir ? demanda Baldvin.

– Ce que je crois savoir ? Que vous l’avez assassinée. Vous aviez besoin de l’argent auquel elle était la seule à avoir accès, sauf si elle mourait avant vous. Vous aviez une relation avec Karolina et ne vouliez pas qu’elle l’apprenne ; vous ne pouviez songer à divorcer à cause de cet argent. Mais vous vouliez garder Karolina. J’imagine aussi que la cohabitation avec Maria devait être fatigante à long terme. Sa mère était toujours là et, même après sa disparition, elle restait omniprésente dans cette maison. Maria pensait constamment à elle. Je suppose qu’elle ne vous intéressait plus depuis longtemps et qu’elle était devenue un obstacle. Pour vous et votre liaison.

– Vous êtes à même de prouver ce tissu d’âneries ? lança Karolina.

– Étiez-vous ici le soir où nous sommes venus informer Baldvin du décès de Maria ?

Elle hésita un instant avant de répondre d’un hochement de tête.

– J’ai cru voir le rideau du salon bouger quand je suis sorti de l’impasse.

– Tu n’aurais jamais dû venir, reprocha Baldvin.

– Alors, que s’est-il passé au chalet ? insista Erlendur.

– Ce que je vous ai raconté, s’entêta Baldvin. Rien de plus.

– Et le défibrillateur ?

– C’était pour la rassurer.

– J’imagine que la majeure partie de ce que vous m’avez dit concernant la manière dont vous l’avez plongée en état de mort temporaire est vraie. Et je suppose qu’elle s’est effectivement prêtée à l’expérience de son plein gré. Je présume en revanche que votre version à partir du moment où elle est tombée inconsciente dans le jacuzzi n’est que mensonge.

Baldvin ne lui répondit pas.

– Quelque chose a déraillé et vous avez cru bon de mettre en scène un suicide, poursuivit Erlendur. Il aurait été plus confortable qu’elle meure comme vous le vouliez, conformément à votre plan parfaitement préparé, si seulement elle avait pu décéder dans ce bassin d’eau glacée. Mais ça n’a pas été le cas, n’est-ce pas ?

Baldvin continuait de le fixer en silence.

– Vous avez échoué, reprit Erlendur. Elle s’est réveillée de son profond coma. Probablement l’aviez-vous sortie de l’eau à ce moment-là et vous vous apprêtiez à la coucher dans le lit. Vous aviez provoqué chez elle un arrêt cardiaque. Personne n’aurait soupçonné quoi que ce soit. L’autopsie conclurait à un banal arrêt du cœur. Vous êtes médecin, vous le saviez. Vous vous en tireriez sans problème. Maria avait mordu à l’hameçon. Tout ce qu’il vous restait à faire, c’était de trahir sa confiance. De trahir la confiance d’une innocente qui se trouvait depuis longtemps au bord du désespoir. Ce n’est pas très chevaleresque, d’ailleurs vous n’avez rien d’un héros.

Karolina baissait les yeux.

– Peut-être l’aviez vous déjà mise au lit. Vous vouliez prendre son pouls une dernière fois avant de rentrer à toute vitesse en ville. Vous avez téléphoné chez vous et votre maîtresse a répondu. Vous vouliez faire croire que c’était Maria qui avait appelé. Vous l’avez examinée une dernière fois et, à votre grande horreur, elle était encore en vie. Elle n’était pas morte. Le cœur battait lentement, mais il battait. Elle s’était remise à respirer. Elle risquait de se réveiller.

Karolina fixait Erlendur sans dire un mot.

– Peut-être qu’elle s’est réveillée. Peut-être qu’elle a ouvert les yeux, comme vous me l’avez dit, peut-être qu’elle revenait d’un autre monde où elle a peut-être vu quelque chose, même s’il est plus probable qu’elle n’ait rien vu du tout. Peut-être qu’elle vous a rapporté quelque chose de son expérience, mais vous lui avez laissé très peu de temps pour le faire. De plus, elle était épuisée.

Baldvin ne répondait toujours pas.

– Peut-être qu’elle a compris ce que vous lui faisiez. Elle était certainement trop faible pour se débattre. On n’a décelé sur son corps aucune trace de lutte. On sait qu’elle est morte par étouffement quand la corde s’est resserrée autour de son cou.

Karolina se leva pour s’approcher de Baldvin.

– Peu à peu, la vie s’en est allée et elle est morte.

Elle serra son amant dans ses bras en regardant Erlendur.

– Les choses ne se sont-elles pas, plus ou moins, passées ainsi ? N’est-ce pas de cette manière que Maria est décédée ?

– C’est ce qu’elle voulait, répondit Baldvin.

– En partie, peut-être.

– Elle me l’a demandé.

– Et vous lui avez rendu ce service.

Baldvin regarda Erlendur sans la moindre émotion.

– Je crois que vous feriez mieux de déguerpir d’ici, déclara-t-il.

– Vous a-t-elle dit quelque chose ? demanda Erlendur. Quelque chose à propos de Leonora ?

Baldvin secoua la tête.

– Ou de son père ? insista le policier. Elle a dû vous parler de son père.

– Il faut que vous partiez, répondit Baldvin. Vous avez trop d’imagination. Je devrais porter plainte pour harcèlement.

– Elle ne vous a rien dit sur son père ? répéta-t-il.

Baldvin restait silencieux.

Erlendur regarda longuement le couple avant de s’avancer vers la porte.

– Et maintenant ? Qu’allez-vous faire ? demanda Karolina.

Erlendur ouvrit la porte et se retourna.

– J’ai bien l’impression que vous avez réussi.

– Réussi quoi ? s’enquit Baldvin.

– À vous en sortir sans problème, répondit Erlendur. Vous vous méritez l’un l’autre.

– Et vous n’allez rien faire ?

– Je ne peux pas grand-chose, fit remarquer Erlendur en s’apprêtant à refermer la porte. Je vais informer mes supérieurs, mais…

– Attendez, dit Baldvin.

Erlendur se tourna vers lui.

– Elle a parlé de son père.

– Ça me semblait probable, à la toute dernière minute, je suppose, observa Erlendur.

Baldvin hocha la tête.

– Je croyais pourtant qu’elle voulait entrer en contact avec Leonora, remarqua-t-il.

– Mais ce n’était pas le cas, n’est-ce pas ?

– Non.

– Elle voulait rencontrer son père, c’est ça ?

– Je n’ai pas bien compris ce qu’elle a dit. Elle voulait qu’il lui accorde son pardon. Pourquoi aurait-il dû lui pardonner ?

– Ça, vous ne le comprendrez jamais.

– Quoi ? Baldvin fixait Erlendur avec intensité. Est-ce que c’était… Maria ? Elle était avec eux sur la barque quand Magnus est mort. Elle se reprochait le décès de son père ?

Erlendur secouait la tête.

– Vous ne pouviez pas choisir victime plus misérable, conclut-il en refermant la porte.

Il se précipita à la clinique pour monter à l’étage où se trouvait le vieil homme. Ce dernier n’était plus dans sa chambre. Un employé l’informa qu’il avait été transféré dans une autre. Il s’y rendit à toutes jambes. Quelqu’un le conduisit au chevet du vieillard qui reposait sous une épaisse couette de laquelle seuls sortaient son crâne, ses mains et son visage décharnés.

– Il est mort il y a quelques instants, expliqua l’infirmière qui l’avait accompagné. Il a eu une mort paisible. Ce bonhomme-là ne nous a jamais posé le moindre problème.

Erlendur s’assit à côté du lit et prit sa main dans la sienne.

– David était amoureux, commença-t-il. Il…

Il se passa l’autre main sur le front. Il imaginait les deux jeunes gens lorsqu’ils avaient compris qu’ils ne parviendraient pas à s’extraire de la voiture. Ils s’étaient pris par la main, résignés, pendant que la vie les quittait et que leurs cœurs s’arrêtaient de battre au fond de l’eau glacée.

– J’aurais voulu venir un peu plus tôt, s’excusa-t-il.

L’infirmière sortit discrètement de la chambre et les deux hommes se retrouvèrent seuls.

– Il venait de rencontrer une jeune fille, dit Erlendur au terme d’un long silence. Il n’est pas mort seul. C’était un accident, pas un suicide. Il n’était ni triste ni déprimé à ses derniers moments. Il était heureux. Il avait rencontré une jeune fille dont il était tombé amoureux et ils s’amusaient, ils étaient fous de bonheur, vous l’auriez compris. Ils sont morts ensemble. Il était en compagnie de sa petite amie et il vous aurait sûrement parlé d’elle dès son retour à la maison. Il vous aurait dit qu’elle était à l’université, qu’elle était intéressante et qu’elle se passionnait pour les lacs. Il vous aurait dit que c’était sa petite amie. Pour l’éternité, sa petite amie.

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