15

La dernière résidence connue de Tryggvi était un squat crasseux et puant installé dans un taudis non loin de la rue Raudararstigur où il venait dormir avec trois autres clochards, d’anciens détenus et des ivrognes. C’était une maison en bois recouverte de tôle ondulée en attente de démolition avec des fenêtres cassées et un toit qui fuyait. Il y planait une forte odeur de pisse de chat, tout était couvert de détritus. Les quatre propriétaires qui en avaient hérité se disputaient âprement cette manne providentielle et avaient depuis longtemps négligé d’entretenir les lieux. On pouvait difficilement les considérer comme dignes d’avoir reçu ce bien en héritage, tant ils manquaient d’esprit d’initiative. Tryggvi avait quelques rares fois eu affaire à la police pour ivresse sur la voie publique et vagabondage. D’après les informations dont disposait Erlendur, c’était un homme paisible et solitaire. Il ne s’occupait de personne et personne ne s’occupait de lui. Parfois, quand un froid glacial s’abattait sur les rues de Reykjavik, il trouvait refuge au commissariat ou à l’Armée du Salut.

La deuxième fois qu’Erlendur se rendit à pied depuis son bureau de Hverfisgata jusqu’au taudis de Raudararstigur pour essayer de trouver Tryggvi, il tomba sur un homme qu’avec beaucoup de bonne volonté, on pouvait appeler son colocataire. C’était un ivrogne semi-conscient, assis sur un matelas immonde qui avait été installé voilà longtemps sur le sol cimenté pour plus de confort. Il pleuvait et une flaque d’eau s’était formée par terre, près de l’homme. Des bouteilles de Brennivin vides reposaient à côté de la paillasse, accompagnées de plusieurs flacons contenant des produits destinés à la pâtisserie, de verres et de deux seringues à aiguilles courtes. L’homme leva le regard vers Erlendur depuis son matelas en plissant les yeux, dont l’un était méchamment tuméfié.

– Vous êtes qui ? questionna-t-il, d’une voix rauque et pâteuse.

– Je suis à la recherche de Tryggvi, répondit Erlendur. On m’a dit qu’il venait parfois ici.

– Tryggvi ? Il est pas là.

– Je vois ça, vous pourriez me dire où il se trouve généralement à cette heure de la journée ?

– Ça fait un bail que je l’ai pas vu dans les parages.

– On m’a dit qu’il dormait parfois ici.

– Oui, mais ça fait un moment, répondit l’homme en se relevant sur son matelas. Et ça fait longtemps qu’il est pas passé nous voir. On est quel jour ?

– Qu’est-ce que ça change ? demanda Erlendur.

– Vous auriez pas un truc à boire ? s’enquit l’homme sur un ton optimiste. Il portait une veste épaisse, un pull-over, un pantalon marron et des chaussures montantes éculées qui laissaient apparaître ses chevilles blanches et décharnées. Erlendur remarqua qu’il avait une blessure à la lèvre. Apparemment, il s’était battu récemment.

– Non.

– Qu’est-ce que vous lui voulez à Tryggvi ? s’inquiéta l’homme.

– Rien de spécial, répondit Erlendur. J’avais juste envie de le voir.

– Vous êtes… son frère ?

– Non, comment va-t-il ?

Erlendur était certain que s’il s’attardait trop dans ce taudis puant, l’odeur d’urine imbiberait ses vêtements pour le reste de la journée.

– Je ne sais pas comment il va, s’emporta subitement l’ivrogne. Comment vous croyez qu’il va ? Mal, bien sûr ! Et vous, vous cherchez quoi ? Vous voulez le sortir du caniveau ? Et les autres qui se pointent ici et vous filent des raclées, cette bande d’ordures, en menaçant de vous brûler vif !

– Qui donc ?

– Des salauds qui ne vous lâchent pas la grappe !

– C’est récent ?

– Il y a quelques jours. Ils sont de pire en pire chaque année, ces saletés.

– Tryggvi a eu affaire à eux ?

– Tryggvi, je l’ai pas vu depuis…

– … longtemps, j’ai compris, acheva Erlendur.

– Allez voir dans les bars. C’est là que je l’ai croisé la dernière fois. Au Napoléon. Il doit avoir du fric, sinon ils l’auraient foutu à la porte.

– Merci beaucoup.

– Vous avez de l’argent ? s’enquit l’homme.

– Pour acheter à boire ?

– Qu’est-ce que ça change ? rétorqua-t-il en roulant des yeux.

– En effet, pas grand-chose, répondit Erlendur, qui plongea sa main dans sa poche pour en sortir quelques billets.

Rien n’avait subi de changement majeur au Napoléon depuis la dernière fois qu’Erlendur y était venu. De pauvres hères à la mine abattue étaient assis à quelques tables bancales. Vêtu d’un gilet noir par-dessus sa chemise rouge, le barman était plongé dans ses mots croisés. Derrière le comptoir, la radio diffusait le roman de l’après-midi : Au même point dans l’existence.

Erlendur avait très peu d’éléments sur l’homme qu’il recherchait. Il avait à nouveau interrogé Orri Fjeldsted, l’acteur, par téléphone. Orri s’était montré disert, d’ailleurs le temps ne lui manquait plus, maintenant que les représentations d’Othello avaient été interrompues, longtemps avant la date prévue. Orri n’en savait pas plus que ce qu’il avait déjà dit à Erlendur concernant le moment où Tryggvi avait été plongé en état de mort puis ramené à la vie. Il savait que Baldvin avait participé à l’expérience, mais ne se rappelait plus le nom du cousin de Tryggvi censé l’avoir conduite. Il avait conseillé à Erlendur de s’adresser à la faculté de théologie, où on avait affirmé au policier que Tryggvi avait interrompu ses études au bout d’une année pour s’inscrire en médecine. Il avait ensuite fréquenté cette faculté pendant deux ans avant d’entrer sur le marché du travail. Une brève investigation avait révélé qu’il avait travaillé en mer, aussi bien sur des chalutiers que sur des navires de commerce, avant de revenir à terre où il avait été docker. Un de ses anciens collègues du port confia à Erlendur qu’à l’époque, c’était déjà presque un clochard, il buvait comme un trou et manquait souvent le travail jusqu’au moment où on avait fini par le flanquer à la porte. À partir de là, on trouvait sa trace dans les registres de la police, en général comme occupant de taudis comme celui de Raudararstigur ou parce qu’on l’avait ramassé ivre mort sur la voie publique. Il n’avait jamais enfreint la loi, pour autant qu’Erlendur ait pu le constater.

Il interrompit le barman dans ses mots croisés.

– Je suis à la recherche de Tryggvi, déclara-t-il. On m’a dit qu’il venait souvent ici.

– Tryggvi ? rétorqua le barman. Vous croyez peut-être que je connais ces types-là par leur prénom ?

– Je n’en sais rien. C’est le cas ?

– Allez demander à celui qui porte une doudoune verte, suggéra le barman. Il est ici tous les jours.

Erlendur scruta la pénombre vers l’endroit de la salle que lui indiquait le serveur et vit un homme vêtu d’une doudoune verte devant une pinte de bière à moitié vide. Trois verres à liqueur étaient posés sur sa table à laquelle était également assise une femme âgée d’une cinquantaine d’années qui avait la même dose devant elle.

– Je suis à la recherche d’un certain Tryggvi, déclara Erlendur. Il prit une chaise à la table voisine et s’installa avec eux.

Le couple leva les yeux vers lui, surpris d’être dérangé.

– Vous êtes qui ? s’enquit l’homme.

– Un ami, répondit Erlendur. Un camarade de cours. J’ai appris qu’il venait parfois ici et j’ai eu envie de le revoir.

– Et… alors… ? ajouta la femme.

Le couple semblait sans âge, ils avaient tous les deux le visage bouffi, les yeux injectés de sang, et fumaient des roulées. Erlendur les avait dérangés dans leur fabrication artisanale. Ils confectionnaient de petites cigarettes. Elle s’appliquait à poser la quantité adéquate sur le papier afin qu’il n’y ait aucune perte, il les roulait et passait sa langue sur la bandelette encollée.

– Et alors… rien, répondit Erlendur. J’avais envie de le rencontrer. Vous savez où il est ?

– Tryggvi ? Il aurait pas cassé sa pipe ? dit l’homme à la doudoune en regardant la femme.

– Je l’ai pas vu depuis un bail, peut-être qu’il est clamsé.

– Donc, vous le connaissez ?

– Ouais, ça lui est arrivé de nous casser les pieds, confirma l’homme avant d’humecter la cigarette que la femme lui tendait.

– Et vous ne l’avez pas vu depuis longtemps ?

– Non.

– Vous vous souvenez à quel endroit ?

– Ça serait pas à… C’était pas à… je m’en souviens pas. Demandez à Rudolf. Il est assis là-bas.

Il pointa son index vers la porte auprès de laquelle un homme solitaire vêtu d’un manteau bleu, sa bière devant lui, fumait une cigarette. Le regard rivé sur la table, il semblait totalement plongé dans son monde quand Erlendur s’installa face à lui. L’homme leva les yeux.

– Vous savez où je pourrais trouver Tryggvi ? interrogea Erlendur.

– Vous êtes qui ?

– Un ami. Un camarade d’université.

– Quoi ? Tryggvi est allé à l’université ?

Erlendur opina du chef.

– Vous savez où je pourrais le trouver, ceux-là m’ont dit qu’il était peut-être mort, précisa-t-il en indiquant le couple aux roulées d’un signe de la tête.

– Il n’est pas mort, répondit l’homme. Je l’ai croisé il y a deux ou trois jours. Si c’est bien le même Tryggvi. Je n’en connais pas d’autre. Il est vraiment allé à l’université ?

– Vous l’avez vu où ?

– Il m’a dit qu’il allait se trouver un travail et arrêter de boire.

– Ah bon ? répondit Erlendur.

– C’est pas la première fois que j’entends ça, nota l’homme. Je l’ai vu à la gare routière, il était en train de se raser dans les toilettes.

– Il est au BSI1 ?

– Parfois, oui. Il regarde passer les cars. Il passe toute la journée à regarder les autocars qui partent et qui arrivent.

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