20

Eva Lind lui rendit visite dans la soirée. Elle avait rencontré sa mère qui lui avait dressé le compte rendu de leur entrevue. Erlendur répéta que c’était une mauvaise idée d’essayer de les rapprocher. Sa fille secouait la tête.

– Donc, vous n’avez pas l’intention de vous revoir ?

– Tu as fait ton possible. On n’arrive simplement pas à s’entendre. Il y a dans nos rapports une raideur dont nous ne parvenons pas à nous débarrasser.

– Une raideur ?

– C’était un moment très éprouvant.

– Elle m’a dit qu’elle était partie comme une flèche.

– C’est vrai.

– Enfin, vous vous êtes rencontrés.

Erlendur était installé dans son fauteuil, un livre dans les mains. Eva Lind avait pris place dans le canapé, face à lui. Ils s’étaient souvent retrouvés assis comme ça, l’un en face de l’autre. Ils s’étaient parfois violemment querellés, Eva Lind avait déversé sur son père un flot d’imprécations avant de prendre la porte. Parfois, ils étaient parvenus à se parler et à se témoigner de l’affection. Il arrivait même qu’Eva se soit endormie sur le canapé alors qu’il lui lisait des récits sur des gens qui s’étaient perdus dans la nature ou des textes documentaires sur les traditions islandaises. Au fil des visites de sa fille, Erlendur l’avait vue passer par tous les états, parfois tellement exaltée qu’il n’en comprenait pas la raison, parfois tellement déprimée qu’il redoutait de la voir faire une bêtise.

Il hésitait à lui demander si Halldora lui avait raconté le détail de leur conversation. Eva le tira d’embarras.

– Maman m’a dit que tu ne l’avais jamais appréciée, commença-t-elle avec précaution.

Erlendur feuilletait son livre.

– Mais qu’elle avait été très amoureuse de toi.

Il gardait le silence.

– Ça explique peut-être les drôles de relations que vous avez, observa-t-elle.

Erlendur continuait de ne rien répondre, les yeux baissés sur l’ouvrage qu’il tenait dans sa main.

– Elle m’a aussi dit que ça ne servait à rien de discuter avec toi, ajouta-t-elle.

– Eva, je ne vois pas en quoi nous pouvons t’aider. On n’est d’accord sur rien. Je te l’ai déjà dit.

– Maman est tout à fait d’accord avec toi.

– Je sais ce que tu essaies de faire, mais… nous sommes des parents difficiles, Eva.

– Elle m’a dit que vous n’auriez jamais dû vous revoir.

– Ça aurait probablement mieux valu, en effet.

– Donc, il n’y a pas le moindre espoir ?

– Il me semble bien.

– Enfin, on pouvait essayer.

– Évidemment.

Eva fixait son père du regard.

– C’est tout ce que ça t’inspire ? insista-t-elle.

– On ne pourrait pas tourner la page ? Erlendur leva les yeux de son livre. J’ai essayé, elle aussi, ça n’a pas fonctionné. Pas cette fois.

– Tu veux dire que… peut-être plus tard ?

– Je n’en sais rien.

Eva Lind poussa un soupir. Elle prit une cigarette qu’elle alluma.

– Ce que je peux être conne ! Je me disais que, peut-être… que, peut-être, on pouvait arranger tous ces problèmes entre vous. Mais apparemment, c’est sans espoir. Vous êtes des cas désespérés.

– Oui, sans doute.

Il y eut un silence.

– Je me suis toujours efforcée de nous considérer tous les quatre comme les membres d’une famille, reprit-elle. Et c’est toujours le cas. Je fais comme si on formait une famille, ce qu’évidemment nous ne sommes pas et n’avons jamais été. Je croyais qu’on pourrait s’arranger pour que, comment dire, que la paix nous entoure, Sindri, moi, maman et toi. Merde !

– Eva, nous avons essayé. Ça ne donne rien. Pour l’instant. Je crois qu’il y a longtemps que nous nous serions réconciliés si nous l’avions voulu.

– Je lui ai raconté pour ton frère. Elle ignorait tout ça.

– En effet, je ne lui en ai jamais parlé. Pas plus qu’à quiconque. Je n’ai parlé de lui à personne durant des années.

– Elle était très surprise. Elle ne connaissait pas non plus tes parents, mes grands-parents. Elle m’a donné l’impression de savoir très peu de choses à ton sujet.

– C’était l’anniversaire de ta grand-mère avant-hier, observa Erlendur. Je me débrouillais toujours pour lui rendre visite ce jour-là.

– J’aurais bien aimé la rencontrer, répondit Eva Lind.

Erlendur leva à nouveau les yeux de son livre.

– Et elle aurait sûrement été heureuse de te connaître. Je suppose que ç’aurait été différent si elle n’était pas morte.

– Qu’est-ce que tu lis ?

– Une histoire tragique.

– Celle qui parle de ton frère ?

– Oui. J’aimerais bien… tu veux bien que je te la lise ?

– Ne te sens pas obligé à cause de ça, observa Eva Lind.

– À cause de quoi ?

– De votre comportement à toi et à maman.

– Non, j’ai envie que tu l’entendes. Je voudrais te la lire.

Erlendur prit le livre, trouva la page et se mit à lire d’une voix basse, mais déterminée, le récit de cette tempête déchaînée qui avait façonné son existence tout entière.

Tragédie sur la lande d’Eskifjardarheidi

Récit consigné par Dagbjartur Audunsson

Depuis des siècles, il existe un chemin qui traverse la lande d’Eskifjardarheidi et qui mène du village d’Eskifjördur jusqu’à la région de Fljotdalshérad. C’est une ancienne route qu’on parcourait à cheval. Elle part du versant nord de la rivière Eskifjardara, remonte la crête de Langahrygg, longe la rivière Innri-Steinsa, enjambe la vallée de la Vina, remonte les collines de Midheidarendi jusqu’au plateau d’Urdarflöt, en passant au pied des falaises d’Urdarkletti où elle quitte le territoire du village d’Eskifjördur. Au nord, on trouve la vallée de la rivière Thvera qui passe entre les montagnes Andri et Hardskafi, puis on a la montagne Holafjall et la lande de Selheidi, encore plus loin vers le nord.

La métairie de Bakkasel était autrefois le nom de la ferme située au fond du fjord d’Eskifjördur, le long de cette vieille route rejoignant la région de Fljotdalshérad. Elle est aujourd’hui abandonnée, mais au milieu du siècle le paysan Sveinn Erlendsson et sa femme Aslaug Bergsdottir l’occupaient. Ils avaient deux fils, âgés de huit et dix ans, Bergur et Erlendur. Sveinn possédait un petit élevage de moutons et était également instituteur à l’école primaire d’Eskifjördur. Le samedi 24 novembre 1956, le temps était froid mais clair, les routes et chemins peu praticables. Sveinn voulut partir à la recherche de moutons qui s’étaient échappés de sa bergerie. Les prévisions étaient des plus incertaines, comme toujours à cette époque de l’année, et peu d’endroits se trouvaient encore exempts de neige. Dès le point du jour, lui et ses deux fils quittèrent la métairie de Bakkasel à pied. Sveinn avait prévu de rentrer avant la nuit.

Ils remontèrent d’abord la vallée de la Thvera et passèrent au pied de la montagne Hardskafi sans trouver trace des bêtes. Puis, ils obliquèrent vers le sud et traversèrent la lande d’Eskifjardarheidi d’où ils redescendirent lentement en longeant les crêtes de Langahrygg mais, quand ils arrivèrent aux falaises d’Urdarkletti, le temps se dégrada de façon soudaine. Cela ne disait rien de bon à Sveinn qui décida sur-le-champ de rebrousser chemin. Mais, en un clin d’œil, la pire des tempêtes s’était abattue sur eux, une bise violente soufflait du nord, accompagnée d’abondantes chutes de neige. Le temps se dégrada encore, on n’y voyait pas à un mètre. Ils se retrouvèrent pris dans un tourbillon aveuglant qui, bientôt, sépara les deux garçons de leur père. Ce dernier les chercha très longtemps. Il appela. Il cria, mais en vain, et parvint finalement à quitter la lande en suivant la rivière Eskifjardara jusqu’à la métairie de Bakkasel. La force des bourrasques était telle qu’il ne pouvait se tenir debout et qu’il dut parcourir la fin du chemin à quatre pattes. En arrivant chez lui, il était très mal en point, couvert de glace, il avait perdu son bonnet et presque la raison.

On téléphona à Eskifjördur pour qu’ils envoient de l’aide et la nouvelle se répandit bientôt que les deux enfants luttaient pour survivre au milieu de ce temps déchaîné qui, maintenant, atteignait la vallée et les habitations. Des sauveteurs se rassemblèrent à Bakkasel dans la soirée, mais il était impossible d’entreprendre des recherches tant que la tourmente ne se serait pas un peu apaisée et que le jour ne serait pas levé. Ce furent des heures éprouvantes pour Sveinn et sa femme qui savaient leurs deux fils piégés dans le blizzard, là-haut sur la lande. Très abattu, le père des enfants supportait à peine la présence humaine, terrassé, rendu fou de douleur. Considérant que le sort de ses fils était d’ores et déjà scellé, il ne se souciait ni de l’organisation des recherches ni des sauveteurs alors qu’Aslaug, la maîtresse de maison, était en première ligne quand ces derniers partirent enfin, dès l’aube, le lendemain.

On avait alors fait appel aux brigades de secours de Reydarfjördur, de Neskaupsstadur et de Seydisfjördur, ce qui représentait un nombre d’hommes considérable. Le temps s’était beaucoup apaisé, mais l’épais manteau neigeux ralentissait les recherches. Ils firent d’abord route vers la lande d’Eskifjardarheidi, équipés de longues piques qu’ils enfonçaient dans la poudreuse. Ils tentèrent de retrouver la trace des deux enfants, mais en vain. On pensait que les deux frères étaient ensemble et qu’ils étaient probablement enterrés dans la neige qui était tombée sans relâche toute la nuit. Ils avaient disparu depuis environ dix-huit heures au début des recherches et le froid glacial qui régnait dans les montagnes indiquait clairement que les sauveteurs menaient une course contre la montre.

À leur départ, les frères étaient bien équipés. Ils portaient d’épaisses vestes rembourrées, des écharpes et des bonnets. Après quatre heures de recherches incessantes, on trouva une écharpe. Aslaug affirma qu’elle appartenait à l’aîné. Les recherches redoublèrent d’intensité sur la zone concernée. Halldor Brjansson, un sauveteur de Seydisfjördur, crut percevoir une résistance en enfonçant sa pique. On se mit à creuser et le frère aîné apparut à la surface, couché sur le ventre, comme s’il était tombé en avant de tout son long. Il était en vie, mais en état d’hypothermie, et des engelures avaient commencé à se former sur ses doigts et ses pieds. Inconscient, il était incapable de fournir le moindre renseignement sur l’endroit où son frère aurait pu se trouver. On dépêcha le plus rapide des sauveteurs pour qu’il rapporte du lait chaud. Les hommes se relayèrent pour porter le garçon depuis la lande jusqu’à la métairie de Bakkasel où se trouvait un médecin qui l’examina et expliqua comment le réchauffer. Il pansa les engelures et, les heures passant, l’enfant revint à lui, même s’il avait un moment semblé presque perdu. Il s’en était fallu de peu qu’il ne périsse gelé.

On continua de passer au peigne fin l’endroit où le fils aîné avait été retrouvé, mais en vain. Il semblait que le frère cadet avait été poussé par le vent en direction de la vallée de la Thvera et de la montagne Hardskafi. La zone de recherches fut à nouveau élargie quand la nouvelle parvint aux sauveteurs depuis Bakkasel que les deux enfants avaient été séparés et que l’aîné ignorait ce qu’il avait pu advenir de son petit frère. Il avait déclaré qu’ils étaient restés ensemble un long moment, mais que les bourrasques avaient fini par les séparer. Il l’avait cherché, avait crié son nom, jusqu’à ce que, complètement épuisé, il tombe à plusieurs reprises dans la neige. On rapporta que le garçon était inconsolable et qu’il supportait à peine la compagnie des autres. Il n’avait qu’une idée en tête, remonter dans la montagne à la recherche de son frère et le médecin avait dû lui administrer un calmant.

La nuit tomba à nouveau, le temps se dégrada derechef et les sauveteurs durent se mettre à l’abri. À ce moment-là, des renforts avaient été envoyés d’Egilsstadir. On avait installé un central à Eskifjördur. Dès l’aube, le lendemain matin, une foule de gens reprirent les recherches, aussi bien sur la lande que dans la vallée de la Thvera ou sur les flancs des montagnes Andri et Hardskafi. On essaya de calculer la route de l’enfant après qu’il avait été séparé de son frère. Les recherches engagées sur ces zones restèrent sans résultat, on explora très loin vers le nord et le sud, mais le garçon demeurait introuvable. On y consacra la journée, jusqu’au soir.

Les recherches continuèrent plus d’une semaine, sans que jamais on ne retrouve l’enfant. Diverses hypothèses furent émises sur le sort qu’il avait connu : on aurait dit que la terre l’avait simplement englouti. Certains pensaient qu’il était tombé dans la rivière Eskifjardara et que le courant l’avait emporté jusqu’à la mer, d’autres étaient d’avis que le vent l’avait poussé plus haut qu’on ne l’imaginait dans les montagnes. D’autres encore considéraient qu’alors qu’il se trouvait sur le chemin du retour, il s’était enlisé dans les sables mouvants qui se trouvent au fond de la vallée de l’Eskifjördur.

On souligna combien la douleur de Sveinn Erlendsson était immense après ce qui était arrivé à ses fils. Plus tard, le bruit courut dans la région que sa femme Aslaug avait tenté de le dissuader d’emmener les deux enfants avec lui sur la lande, mais qu’il avait refusé de l’écouter.

Le frère aîné se remit de ses engelures, mais, après l’événement, on le décrivit comme solitaire et apathique. On affirma qu’il avait passé son temps à chercher les restes de son frère tout le temps que la famille demeura à la métairie de Bakkasel. Deux ans après le drame, ils quittèrent la région et partirent pour Reykjavik. Comme il a déjà été dit, la métairie de Bakkasel fut laissée à l’abandon.

Erlendur referma le livre et passa sa main sur la couverture usée. Eva Lind était assise, silencieuse, dans le canapé. Un long moment s’écoula avant qu’elle ne tende le bras vers son paquet de cigarettes.

– Solitaire et apathique ? interrogea-t-elle.

– Ce vieux Dagbjartur n’épargnait personne, observa Erlendur. Il aurait pu s’abstenir de propos aussi durs. Il n’avait aucun moyen de savoir si j’étais effectivement solitaire et apathique. Il ne m’a jamais vu. Il connaissait très très peu tes grands-parents. Il tenait ses informations des sauveteurs. Les gens devraient se garder d’imprimer les racontars et les ragots qui leur sont parvenus aux oreilles en les prenant pour argent comptant. Il a réussi à blesser ma mère, ce qui était tout à fait inutile.

– Sans parler de toi.

Erlendur haussa les épaules.

– Il y a si longtemps. Je n’ai jamais voulu trop montrer ce récit, sans doute pour respecter la mémoire de ma mère. Ce texte ne lui plaisait pas.

– Mais c’est vrai ? C’est vrai qu’elle ne voulait pas que vous alliez avec votre père ?

– Elle y était opposée, en effet. Mais, plus tard, elle ne lui a jamais reproché ce qui est arrivé. Évidemment, elle était furieuse et folle de douleur, mais elle savait que ce n’était pas une question d’innocence ou de culpabilité. La question, c’était la survie, c’était de survivre dans la lutte contre la nature. Ce voyage était nécessaire et on ne pouvait pas prévoir qu’il serait à ce point périlleux.

– Et ton père, qu’est-ce qui lui a pris ? Pourquoi il n’a rien fait ?

– En réalité, je n’ai jamais compris. Il est redescendu de la lande en état de choc, persuadé que Bergur et moi étions morts tous les deux. On aurait dit que tout désir de vivre l’avait déserté. Il avait réussi à s’en tirer de justesse après nous avoir perdus dans cette tempête. Lorsque la nuit est tombée et que le blizzard s’est déchaîné avec encore plus de violence, il a semblé perdre le peu d’espoir qui lui restait, à ce que m’a dit ta grand-mère. Assis sur le bord du lit dans la chambre, il ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Évidemment, il était fatigué et sa lutte contre le froid l’avait épuisé. Quand on est venu lui dire qu’on m’avait retrouvé, il a retrouvé un semblant d’énergie. Je me suis faufilé dans la chambre et il m’a simplement serré dans ses bras.

– Il devait être soulagé.

– Oui, il l’était, mais je… j’ai été envahi par un étrange sentiment de culpabilité. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi j’avais été sauvé et pourquoi Bergur avait péri. En fait, je ne le comprends toujours pas. J’avais l’impression d’y avoir été pour quelque chose, l’impression que c’était ma faute. Peu à peu, je me suis enfermé avec ces pensées. Solitaire et apathique. Peut-être que, finalement, il a très bien décrit les choses, ce Dagbjartur.

Ils gardèrent le silence un long moment jusqu’à ce qu’Erlendur repose le livre.

– Ta grand-mère a tout rangé et nettoyé soigneusement avant notre départ. J’ai vu des maisons abandonnées où on pourrait croire que les gens sont partis dans la précipitation, qu’ils ont disparu sans même jeter un regard en arrière, en laissant les assiettes sur la table, la vaisselle dans le buffet, les meubles dans la salle à manger, les lits dans les chambres. Ta grand-mère a vidé notre maison avec soin en ne laissant rien, elle a emporté les meubles à Reykjavik et donné le reste. Personne n’a voulu habiter là-bas après notre départ. Notre maison a été abandonnée. Ça engendre un étrange sentiment. Le dernier jour, on passait d’une pièce à l’autre et j’ai perçu un drôle de vide qui m’habite depuis lors. On aurait dit qu’on laissait notre vie à cet endroit, derrière ces vieilles portes et ces fenêtres vides. On aurait dit qu’on n’avait plus de vie. Que des forces nous l’avaient arrachée.

– Comme elles vous avaient arraché Bergur ?

– Parfois, j’aimerais qu’il me laisse tranquille, qu’une journée entière passe sans qu’il vienne dans mes pensées.

– Et ça n’arrive jamais ?

– Non, ça n’arrive jamais.

Загрузка...