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Ils entrèrent dans le chalet et allèrent s’asseoir à la cuisine. Il faisait froid, mais Baldvin ne prit pas la peine d’allumer les radiateurs, il ne prévoyait pas de s’attarder. Il commença son exposé point par point et se montra organisé et clair dans la description qu’il donna de sa rencontre avec Maria à l’université, de la vie commune avec Leonora à Grafarvogur et des deux dernières années de Maria après la mort de sa mère. Erlendur eut parfois l’impression qu’il avait plus ou moins répété son récit, qui lui semblait toutefois convaincant et conforme à sa personnalité.

Baldvin avait une relation amoureuse avec Karolina depuis plusieurs années. Ils avaient eu une brève histoire à l’époque où ils fréquentaient l’École d’art dramatique, mais elle avait tourné court. Baldvin avait épousé Maria. Karolina, quant à elle, avait vécu seule ou en concubinage. Sa plus longue relation avec un homme avait duré quatre ans. Elle et Baldvin s’étaient à nouveau rencontrés et avaient repris leur ancienne histoire dont Maria ignorait jusqu’à l’existence. Ils se voyaient en secret, de manière plutôt irrégulière, mais jamais moins d’une fois par mois. Aucun d’eux ne voulait que leur relation aille plus loin, mais, peu avant que Leonora ne tombe malade, Karolina avait suggéré à Baldvin de quitter Maria pour s’installer avec elle. Il ne s’était pas montré opposé à l’idée. La cohabitation avec la mère et la fille avait sapé les fondations du couple. Il disait de plus en plus souvent à Maria qu’il n’avait pas épousé sa mère et que cela n’avait jamais été dans ses intentions.

Lorsque Leonora était tombée malade, on aurait dit que la terre s’était dérobée sous les pieds de Maria. Sa vie avait changé, tout autant que celle de sa mère. Elle ne quittait pas la malade. Baldvin s’était installé dans la chambre d’amis tandis que Maria dormait aux côtés de sa mère mourante. Elle mit un terme à tous les travaux qu’elle avait en cours, coupa pratiquement les ponts avec ses amis et s’isola à son domicile. Un jour, un entrepreneur de travaux publics les avait contactés. Il avait découvert que Maria et Leonora étaient propriétaires d’un petit bout de terrain à Kopavogur et désirait le leur acheter. Le quartier se développait rapidement et les prix atteignaient des sommets vertigineux. Elles savaient qu’elles possédaient ce bien, mais ne s’étaient jamais imaginé qu’il leur apporterait autant, elles avaient pratiquement oublié son existence lorsque l’entrepreneur était venu leur faire son offre. Le montant qu’il offrait pour le terrain était colossal. Baldvin n’avait jamais vu autant de zéros alignés sur une feuille. Maria n’avait même pas sursauté. Elle ne s’était jamais passionnée pour les biens matériels et il n’y avait désormais plus que Leonora qui l’intéressait. Elle avait chargé Baldvin de la transaction. Il avait contacté un avocat qui les avait aidés à s’entendre sur un prix et sur le mode de paiement, à tamponner quelques documents et à conclure la vente. Tout à coup, ils étaient devenus plus riches que Baldvin n’aurait jamais pu se l’imaginer.

Maria s’était de plus en plus isolée au fur et à mesure que la santé de sa mère se dégradait et, les derniers jours, elle ne quittait même plus son chevet. Leonora voulait mourir chez elle. Son médecin venait régulièrement vérifier la pompe à morphine. Personne d’autre ne pouvait entrer dans sa chambre. Baldvin était assis, seul, dans la cuisine lorsque Leonora avant rendu son dernier soupir. Il avait entendu la longue plainte de Maria et c’est ainsi qu’il avait compris que c’était terminé.

Maria avait fui toute compagnie des semaines durant. Elle avait parlé à Baldvin de l’accord qu’elle avait passé avec sa mère juste avant son décès : Leonora lui enverrait un signe s’il existait ce qu’elles appelaient une vie après la mort.

– Elle vous a donc parlé de Proust ? coupa Erlendur, interrompant le récit de Baldvin qui prit une profonde inspiration.

– Elle était complètement retournée, assommée par les calmants et les psychotropes, et elle a aussitôt oublié qu’elle m’avait avoué cela, précisa-t-il. Je ne suis pas fier de mes actes, certains sont franchement détestables, je le sais, mais c’est trop tard et personne ne peut plus rien y changer.

– C’est-à-dire que tout a commencé avec le livre de Proust ?

– À la recherche du temps perdu, répondit Baldvin. Le titre était des plus appropriés. C’était à croire qu’elles passaient tout leur temps à la recherche de ce temps révolu. Ça m’a toujours dépassé.

– Ensuite, qu’avez-vous fait ?

– Une nuit, l’été dernier, j’ai pris le premier volume sur l’étagère et je l’ai posé, grand ouvert sur le sol.

– C’est à ce moment-là que vous et Karolina avez commencé à poser vos filets ?

– Oui, répondit Baldvin à voix basse. C’est là que les choses ont débuté.

Il n’avait pas ouvert les rideaux du chalet où il faisait froid et sombre. Erlendur plongea son regard dans la pénombre de la salle à manger où s’était achevée la vie de Maria.

– C’est Karolina qui a eu l’idée ? demanda-t-il.

– Elle s’est mise à envisager ce genre de chose, à entrevoir cette possibilité. Elle était prête à aller beaucoup plus loin que moi. Je trouvais que… Enfin, j’étais prêt à aider Maria si elle voulait explorer ces territoires, cette vie après la mort, si elle voulait savoir ce qui nous attend dans l’au-delà. Elle en avait assez parlé, que ce soit avec moi ou avec Leonora. Cette idée de vie éternelle lui procurait un grand réconfort. C’était pour elle une consolation de se dire que cette vie terrestre n’était pas la fin de toute chose. Elle préférait s’imaginer que c’était le début d’une autre. Elle lisait des livres, passait des heures sur Internet. Elle s’était beaucoup documentée.

– Mais vous n’avez pas voulu aller jusqu’au bout ?

– Non, pas du tout. Et je ne l’ai pas fait.

– Mais vous avez exploité la faiblesse de Maria ?

– C’était un jeu cruel, j’en ai conscience, répondit Baldvin. Ça m’a toujours mis mal à l’aise.

– Mais pas assez pour vous arrêter ?

– Je ne sais pas ce que j’avais en tête. Karolina se montrait extrêmement pressante. Elle me menaçait de tous les maux. Finalement, j’ai accepté de tenter l’expérience. D’ailleurs, j’étais aussi curieux. Et si jamais Maria se réveillait la tête pleine d’images de l’au-delà ? Et si toutes ces histoires de vie éternelle étaient vraies ?

– Et si, par exemple, vous ne l’aviez pas ranimée ? coupa Erlendur. L’argent n’était-il pas le moteur de tout cela ?

– Oui, il y avait ça aussi, convint Baldvin. Mais avoir entre ses mains la vie d’une personne est une sensation troublante. Vous le sauriez si vous étiez médecin. Ça vous procure un immense sentiment de puissance.

Une nuit, il s’était faufilé au salon jusqu’à la bibliothèque d’où il avait sorti Du côté de chez Swann pour le poser doucement sur le sol. Maria dormait dans leur lit. Il lui avait administré une dose de somnifère un peu plus forte que d’habitude. Il lui avait également donné un autre médicament à son insu, un produit qui aiguisait les perceptions et pouvait les dérégler. Maria s’en remettait à lui pour ses traitements. C’était son mari, il était médecin.

Il s’était recouché à côté d’elle. Karolina lui avait proposé de jouer le rôle de la voyante dans leur complot. Baldvin devait encourager Maria à aller consulter un médium dont il était censé avoir entendu beaucoup de bien et qui portait le nom de Magdalena. Ils savaient que Maria n’irait jamais se renseigner. Elle ne pouvait se douter de quoi que ce soit. Elle avait une confiance aveugle en Baldvin.

Elle faisait presque une proie trop facile.

Il avait eu une insomnie cette nuit-là et s’était réveillé avant elle. Il avait quitté le lit où il la regarda dormir. Son sommeil n’avait pas été aussi paisible depuis des semaines. Il savait qu’elle allait avoir un choc lorsqu’elle s’éveillerait et qu’elle irait au salon. Elle avait depuis longtemps renoncé à rester assise à scruter la bibliothèque, mais il avait remarqué qu’elle continuait d’y jeter des coups d’œil réguliers. Elle attendait le signe de Leonora et elle allait le recevoir. Elle serait trop choquée pour soupçonner Baldvin. Il doutait qu’elle se rappelle lui avoir parlé du livre. Elle allait maintenant obtenir la confirmation qu’elle attendait.

Il l’avait réveillée avec tendresse, puis était allé dans la cuisine. Il l’entendit se lever. C’était un samedi. Maria n’avait pas tardé à le rejoindre.

– Viens ! Viens voir ce que j’ai trouvé ! s’était-elle exclamée.

– Quoi donc ? avait-il demandé.

– Elle l’a fait ! avait chuchoté Maria. Elle m’a envoyé le signe. Maman m’a dit qu’elle se servirait de ce livre. Il est posé par terre. Le livre est posé par terre. Elle… elle s’est manifestée.

– Maria…

– Non, réellement.

– Maria… Tu ne devrais pas…

– Quoi ?

– Tu as vraiment trouvé le livre par terre ?

– Oui.

– C’est vrai que c’est franchement…

– Regarde la page, avait-elle demandé.

Elle avait lu les mots à voix haute. Il savait parfaitement que l’endroit où l’ouvrage s’était ouvert relevait du plus pur des hasards.

Les bois sont déjà noirs, le ciel est encore bleu.

– Tu ne trouves pas que ça correspond ? avait demandé Maria. Les bois sont déjà noirs, le ciel est encore bleu. Voilà le message.

– Maria…

– Elle m’a envoyé un signe comme promis. Elle m’a transmis son message.

– C’est évidemment… C’est incroyable, vous aviez parlé de ça et voilà que…

– Exactement comme elle l’avait dit. C’est exactement ce qu’elle avait prévu.

Les yeux de Maria s’étaient remplis de larmes, Baldvin l’avait prise dans ses bras et assise dans un fauteuil. Elle était en proie à une forte émotion, qui oscillait entre la joie et la peine. Les jours suivants, elle avait ressenti un grand apaisement, ce qu’elle attendait depuis si longtemps était enfin arrivé.

Environ une semaine plus tard, Baldvin lui avait déclaré sans ambages :

– Tu ferais peut-être bien d’aller voir un médium.

Peu après, Karolina la recevait dans l’appartement de l’une de ses amies, en voyage aux îles Canaries. Maria ignorait que Baldvin et Karolina avaient étudié le théâtre ensemble et, à plus forte raison, qu’ils avaient eu une relation amoureuse. Elle n’avait jamais rencontré cette femme et connaissait très peu les amis que Baldvin avait conservés de cette époque.

Karolina avait allumé des bâtonnets d’encens et mis de la musique douce. Elle avait couvert ses épaules d’un vieux châle. Ce déguisement lui plaisait, elle s’était amusée à se maquiller avec de l’ombre à paupières, s’était dessiné de larges sourcils, avait souligné les traits de son visage, mis du rouge à lèvres carmin. Elle s’était entraînée avec Baldvin qui lui avait communiqué une foule de renseignements qui lui seraient utiles pour la séance. C’étaient divers détails de l’enfance de Maria, de leur vie commune ; il lui avait parlé du lien exceptionnel qui l’unissait à sa mère et de Marcel Proust.

– Je sens chez vous une grande douleur, lui avait dit Karolina, alors qu’elles s’étaient assises et que la séance allait commencer. Vous avez beaucoup souffert, beaucoup perdu.

– Ma mère est décédée il y a quelque temps, avait répondu Maria. On était très proches.

– Et elle vous manque.

– Énormément.

Karolina s’était préparée de façon professionnelle. À cette occasion, elle était allée consulter un médium pour la première fois. Elle n’avait pas spécialement écouté ce qu’il lui avait dit, mais s’était concentrée sur la manière dont il s’exprimait, les mouvements de ses mains, de sa tête, de ses yeux, et sur sa respiration. Elle s’était demandé si elle allait feindre de tomber en transe quand Maria viendrait la voir ou si elle allait se contenter, comme le médium qu’elle avait consulté, de rester assise, de poser des questions et de lui communiquer ce qu’elle percevait. Elle avait en tête une image précise de Leonora, bien que ne l’ayant jamais rencontrée. Baldvin lui avait prêté une photo qu’elle avait examinée avec soin.

Le moment venu, elle avait décidé de laisser la transe de côté.

– Je ressens une présence intense, avait-elle annoncé.

Alors qu’ils étaient allongés dans leur lit le soir même, Maria avait raconté à Baldvin de façon détaillée la manière dont la séance s’était déroulée. Il était resté longtemps silencieux après qu’elle eut achevé son récit.

– Je t’ai déjà parlé de ce Tryggvi que j’ai connu pendant que je faisais médecine ? avait-il demandé.

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