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Alors qu’il roulait vers le lac d’Uxavatn, Erlendur appela la clinique où le vieil homme attendait la mort. Il ne put lui parler directement. On l’informa qu’il n’en avait plus pour longtemps, il n’était pas sûr qu’il passe la nuit. On le mit en relation avec le médecin de garde qui lui expliqua qu’il ne restait au vieil homme que quelques heures à vivre tout au plus, peut-être même quelques minutes. Il était impossible de se prononcer avec exactitude, mais ça approchait à toute vitesse.

La nuit avait commencé à tomber quand il traversa le plateau d’Urdarflöt au volant de sa Ford. Il dépassa Meyjarsaeti, longea le lac de Sandkluftavatn et prit à gauche, vers la vallée de Lundarreykjadalur. Il aperçut une petite camionnette surmontée d’un treuil qui prenait place sur la pointe nord du lac. La jeep de Thorbergur stationnait à proximité. Erlendur gara sa voiture sur l’accotement et s’avança vers le plongeur qui enfilait ses bouteilles d’oxygène et se préparait à descendre, le crochet du treuil à la main.

– J’ai eu de la chance, expliqua-t-il après qu’ils se furent salués. En fait, mon pied à heurté la voiture.

– Et vous croyez que c’est bien eux ?

– En tout cas, c’est bien le véhicule. Et ils sont deux à l’intérieur. J’ai éclairé avec ma lampe et ce n’est pas beau à voir, comme vous devez vous l’imaginer.

– Non, évidemment. Je vous remercie beaucoup de m’avoir rendu ce service.

Thorbergur prit l’imposant crochet du treuil et entra dans l’eau jusqu’à la taille. Puis, il plongea.

Erlendur et le grutier se tenaient sur la rive en attendant qu’il remonte. Le grutier était un homme grand et sec qui ne savait pas grand-chose de cette affaire, à l’exception du fait qu’une voiture reposait au fond du lac, avec deux cadavres. Il essaya d’en apprendre un peu plus auprès d’Erlendur qui se montrait plutôt avare de paroles.

– C’est une histoire ancienne, répondit-il. Une histoire très ancienne qu’on avait oubliée depuis longtemps.

Puis il était demeuré silencieux à regarder le lac et à attendre que Thorbergur réapparaisse.

Les adieux avec Baldvin avaient été des plus brefs. Erlendur avait envie de lui dire l’horreur et le dégoût que ce que lui et Karolina avaient fait à Maria lui inspirait, mais il s’était fait la réflexion que c’était inutile. Ceux qui se livraient à ce genre de chose se montraient en général hermétiques aux blâmes et aux remontrances. Ils n’étaient menés ni par leur conscience ni par leur sens moral. Baldvin ne lui avait pas demandé les suites qu’il donnerait à l’affaire et Erlendur hésitait. Il ne savait pas trop ce qu’il devait en penser. Baldvin risquait de tout nier en bloc lors d’un procès. Il n’avait raconté ce qui s’était réellement passé qu’à Erlendur et ce dernier serait bien en peine de prouver quoi que ce soit. Il perdrait probablement son droit d’exercer la médecine s’il avouait avoir pratiqué sur Maria cette expérience de mort temporaire avant de la ramener à la vie, mais, étant donné la situation, il s’en fichait éperdument. Il était impossible de savoir s’il serait condamné. La présentation des preuves incombait à l’accusation et l’enquête menée par Erlendur n’en avait en réalité découvert aucune qui soit tangible. Si Baldvin décidait de changer sa version des faits lorsqu’il se retrouverait confronté à la justice, il lui serait aisé de nier avoir encouragé chez Maria le désir de mourir, il nierait l’expérience de mort temporaire et, à plus forte raison, l’avoir assassinée. Erlendur avait rassemblé un faisceau d’indices qui laissaient croire que les événements avaient été organisés pour pousser quelqu’un au suicide, mais il avait très peu de preuves. On ne condamnait pas les gens pour des manigances, aussi peu reluisantes soient-elles.

Il vit la tête de Thorbergur pointer à la surface. Prompt à réagir, le grutier retourna à la camionnette. Thorbergur lui fit signe de hisser le treuil et il se prépara à la manœuvre. Deux voitures de police apparurent à l’horizon, avançant à vive allure, gyrophares allumés. Le treuil se mit en branle. L’épais câble commença à remonter pour s’enrouler autour de son axe, pouce après pouce.

Thorbergur posa le pied sur la rive et se débarrassa de son équipement. Il se dirigea vers la Ford d’Erlendur qui avait ouvert la portière du conducteur pour écouter le bulletin d’informations de la soirée.

– Alors, je suppose que vous êtes content, observa le plongeur.

– Je n’en sais rien.

– C’est vous qui allez apprendre la nouvelle aux familles ?

– Il se pourrait qu’il soit trop tard dans l’un des cas, observa Erlendur. La mère du jeune homme est décédée il y a quelque temps et son père est à l’agonie. La clinique m’a dit qu’il pouvait mourir d’un moment à l’autre.

– Il faut donc faire vite, répondit Thorbergur.

– Elle est jaune ?

– La voiture ? Oui, elle est bien jaune.

Le treuil fit entendre un grand bruit. Les deux véhicules de police s’immobilisèrent. Quatre policiers descendirent pour aller à leur rencontre.

– Vous allez enfin pouvoir vous débarrasser de ce truc-là ? interrogea Thorbergur en désignant le défibrillateur qu’Erlendur avait pris dans l’abri à bateau du chalet de Maria et de Baldvin. Il l’avait posé sur le siège avant, côté passager, après sa discussion avec le médecin.

– Non, répondit Erlendur. Cet appareil fait partie d’une autre enquête.

– Ce ne sont pas les occupations qui manquent, hein ?

– Non, malheureusement.

– Ça fait bien longtemps que je n’avais pas vu une épave pareille. Il y a des gens qui se servent de défibrillateurs hors d’état ?

– Oui, répondit Erlendur, d’un air absent.

Le câble d’acier du treuil rida la surface du lac et, bientôt, la voiture apparut.

– Euh, comment ça ? Hors d’état ? interrogea Erlendur en regardant Thorbergur.

– Hein ?

– Vous venez de me dire qu’il ne fonctionnait pas.

– Vous le voyez bien, non ? Il est complètement foutu. Regardez, ce bouton-là. Et le fil ici, le circuit électrique est hors d’état. Cet appareil est inutilisable.

– Mais…

– Quoi ?

– Vous êtes bien sûr ?

– J’ai passé des années chez les pompiers. Ce truc est une épave.

– Il m’a pourtant dit que…

Erlendur avait les yeux rivés sur Thorbergur.

– Il ne fonctionne pas ? soupira-t-il.

Le treuil fit entendre un long grincement et l’Austin Mini s’éleva lentement au-dessus de l’eau avant de rejoindre la rive. Le grutier arrêta la manœuvre. Les policiers s’approchèrent. La voiture se vida de l’eau, du sable et de la boue qu’elle contenait. Erlendur distingua la silhouette de deux corps sur les sièges avant. Bien que le véhicule soit couvert d’algues et de plantes aquatiques, on apercevait encore dessous la peinture jaune. Les vitres étaient intactes et le coffre, béant.

Erlendur tenta d’ouvrir la portière du passager, mais celle-ci était coincée. Il rejoignit le côté conducteur. La portière était rayée et cabossée. Il jeta un œil à l’intérieur et découvrit deux squelettes. Gudrun, que tout le monde appelait Duna, était assise au volant. Erlendur le comprit en voyant sa chevelure et il supposa que David était à côté d’elle.

– Pourquoi la portière est-elle cabossée ? demanda-t-il à Thorbergur.

– Vous connaissez l’état de la voiture avant l’accident ?

– Pas vraiment bon.

– Ils n’ont pas eu beaucoup de temps. La jeune fille n’est parvenue qu’à entrouvrir la portière qui était bloquée par une pierre. Apparemment le passager n’a pas non plus réussi à ouvrir la sienne. Peut-être qu’elle était endommagée. On dirait bien aussi que les manettes des vitres ne fonctionnaient pas. Sinon, ils auraient sûrement tenté de les abaisser. C’est la première chose à faire dans ces cas-là. Je suppose que cette voiture était un vrai tacot.

– C’est-à-dire qu’ils étaient coincés à l’intérieur ?

– En effet.

– Pendant que la vie les quittait.

– Espérons que leur agonie a été brève.

– Comment sont-ils arrivés aussi loin sur l’eau ? interrogea Erlendur en regardant le lac.

– La seule explication possible est qu’il était gelé, répondit Thorbergur. Elle a dû s’y engager en voiture, peut-être prise d’euphorie, en pensant bien connaître les lieux. Tout à coup, la glace cède, l’eau est tellement froide et la profondeur suffisante.

– Et ils disparaissent, conclut Erlendur.

– Aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de passage aux abords du lac à cette époque de l’année, et encore bien moins il y a vingt ans, reprit Thorbergur. Il n’y a aucun témoin. Ce genre de trou ne tarde pas à se refermer sans que personne ne remarque qu’il s’était ouvert. Mais bon, la route était tout de même praticable puisqu’ils sont arrivés jusqu’ici.

– Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Erlendur en pointant son doigt vers un tas informe entre les sièges.

– On peut l’examiner sans risque de gêner le travail de la Scientifique ? s’inquiéta Thorbergur.

Erlendur ne l’écouta même pas, il tendit son bras par-dessus le siège du conducteur pour attraper ce qui avait piqué sa curiosité. Il sortit soigneusement l’objet de la voiture, mais il se disloqua en deux morceaux qu’il montra à Thorbergur.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le plongeur.

– J’ai l’impression que c’est… que c’est un livre, répondit Erlendur en examinant les deux morceaux.

– Un livre ?

– Oui, probablement sur les lacs qui se trouvent dans les parages. Le garçon l’avait acheté pour le lui offrir.

Erlendur le remit entre les mains de Thorbergur.

– Il faut que j’aille voir son père avant qu’il ne soit trop tard, déclara-t-il en regardant sa montre. Je crois bien qu’on les a trouvés, il n’y a aucun doute. Il faut que cet homme sache ce qui est arrivé, qu’il sache que son fils était amoureux, tout simplement. Qu’il n’avait jamais eu l’intention de les abandonner face à toute cette incertitude. Que c’était un accident.

Erlendur rejoignit sa Ford d’un pas pressé. Il fallait qu’il se dépêche car, avant d’aller à la clinique, il devait s’acquitter d’une autre visite pour découvrir l’entière vérité.

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