31

Les deux jours suivants, Erlendur continua à rassembler des informations sur l’enchaînement probable des événements dans le chalet, le soir où Maria y avait été retrouvée morte. Il n’était pas encore prêt à formuler sa théorie et se demandait s’il valait mieux interroger Baldvin et Karolina ensemble ou séparément. Il n’avait parlé à personne de son enquête. Sigurdur Oli et Elinborg le savaient extrêmement occupé à quelque chose dont ils ignoraient tout et Valgerdur avait moins souvent de ses nouvelles qu’à l’accoutumée. L’enquête lui occupait entièrement l’esprit. Il attendait également que le plongeur lui passe un coup de fil du lac de Sandkluftavatn, mais il ne voyait rien venir.

Depuis quelques jours, il se sentait peu à peu envahi par ce désir qui le saisissait parfois de se rendre dans l’Est, dans sa maison abandonnée, pour gravir la montagne.

Assis devant un bol de gruau d’avoine et une saucisse au foie surette, il entendit quelqu’un frapper à la porte. Il alla ouvrir à Valgerdur qui l’embrassa sur la joue et se faufila entre lui et le mur. Elle retira son manteau qu’elle posa sur une chaise et alla s’asseoir dans la cuisine.

– Tu ne me donnes plus aucune nouvelle, reprocha-t-elle tout en se servant un bol de gruau. Erlendur lui coupa un morceau de cette saucisse au foie pas assez surette à son goût. Il avait pourtant exigé qu’elle soit directement sortie de la saumure lorsqu’il l’avait achetée au comptoir du magasin. Le jeune homme qui l’avait servi s’était exécuté avec une mine dégoûtée qui indiquait clairement qu’il n’avait aucun plaisir à plonger sa main dans ce liquide. Erlendur en avait profité pour prendre du macareux, des paupiettes et un peu de pâté de tête qu’il conservait dans du petit-lait sur son balcon.

– J’ai été très occupé, répondit-il.

– Sur quoi tu travailles ? interrogea Valgerdur.

– Toujours la même affaire.

– Fantômes et revenants ?

– Oui, quelque chose comme ça. Tu veux un café ?

Valgerdur hocha la tête et Erlendur se leva pour mettre la cafetière en route. Elle lui trouvait un air fatigué et lui demanda s’il ne lui restait pas quelques jours de congé à prendre. Il répondit qu’il en avait accumulé une kyrielle, mais que, jusqu’à présent, il n’avait pas trouvé à quoi les consacrer.

– Comment s’est passé ton rendez-vous de l’autre jour ? Ton entrevue avec Halldora.

– Plutôt mal, répondit Erlendur. Je ne suis pas sûr que cette rencontre ait été une bonne idée. Il y a tant de choses sur lesquelles nous ne serons jamais d’accord.

– Comme, par exemple ? interrogea-t-elle précautionneusement.

– Ah, je ne sais pas, plein de choses.

– Et tu ne veux pas en parler ?

– Je crains que ça ne serve à rien. Elle a l’impression que je n’ai pas été honnête avec elle.

– Et c’est vrai ?

Erlendur se crispa. Il se tenait debout à côté de la cafetière et Valgerdur se tourna vers lui.

– Ça dépend peut-être de la manière dont on envisage les choses.

– Ah bon ?

Erlendur poussa un profond soupir.

– Elle était vraiment impliquée dans notre relation. Ce n’était pas mon cas. C’est ça, ma grande trahison : mon absence d’implication.

– Erlendur, je crois que je n’ai pas envie d’en entendre plus. Cette histoire ne me regarde pas, elle est terminée depuis longtemps et n’a rien à voir avec nous, ni avec notre histoire.

– Oui, je sais, mais… je la comprends peut-être mieux. Elle a passé tout ce temps, toutes ces années, à réfléchir à ça. Je crois que c’est de cela qu’est née toute sa colère.

– De cet amour non réciproque ?

– Ce qu’elle dit est vrai. Halldora était honnête dans ses actes. Je ne l’étais pas.

Erlendur versa du café dans deux tasses et s’assit à la table de la cuisine.

– Il est mauvais de se lier d’amour à celui qui n’en éprouve pas en retour, observa Valgerdur.

Il lui lança un regard.

– Oui, je suppose, convint-il avant de changer de sujet. J’enquête sur une autre relation et je ne sais pas trop ce que je dois en faire. Il s’agit d’événements qui remontent à des dizaines d’années. Une femme du nom de Solveig a eu une liaison avec le mari de sa meilleure amie. Et cette histoire s’est achevée d’une manière affreuse.

– Je peux te demander ce qui s’est passé ?

– Je ne suis pas sûr qu’on parvienne à le découvrir vraiment, répondit Erlendur.

– Excuse-moi, je suppose que tu ne peux pas parler de ça au premier venu.

– Non, ça ne pose pas de problème. Cet homme est mort, il s’est noyé dans le lac de Thingvellir. La question porte sur la part de responsabilité de sa femme dans l’accident et sur celle que la fillette a endossée.

– Ah bon ?

– Il est possible qu’elle soit considérable, précisa Erlendur. La petite s’est vue mêlée à la dispute de ses parents.

– Tu vas devoir faire quelque chose ?

– Je crois que cela n’apporterait rien.

Erlendur se tut.

– Et tous ces jours de congé, tu ne veux pas les prendre ? demanda Valgerdur.

– Je devrais en utiliser quelques-uns.

– Et tu penses en faire quoi ?

– Je pourrais essayer de me perdre le temps de quelques jours.

– De te perdre ? s’étonna Valgerdur. Je pensais plutôt aux îles Canaries ou à ce genre de chose.

– Oui, je ne connais pas tout ça.

– Dis-moi, tu n’as jamais quitté l’Islande ? Tu n’es jamais parti en voyage à l’étranger ?

– Non.

– Mais tu en as envie ?

– Pas spécialement.

– La tour Eiffel, Big Ben, le State Building, le Vatican, les pyramides… ?

– J’ai parfois eu envie de voir la cathédrale de Cologne.

– Dans ce cas, pourquoi tu n’y vas pas ?

– Ça ne m’intéresse pas plus que ça.

– Que veux-tu dire quand tu parles de te perdre ?

– J’ai envie d’aller dans l’Est, répondit Erlendur. De disparaître quelques jours. Ça m’est déjà arrivé de le faire. Hardskafi…

– Oui ?

– Hardskafi, c’est ma tour Eiffel.

Karolina ne sembla pas surprise de revoir Erlendur sur le pas de sa porte à Kopavogur et elle l’invita immédiatement à entrer. Il l’avait surveillée de loin les jours précédents et s’était rendu compte qu’elle menait une vie plutôt régulière : elle allait à son travail à neuf heures et rentrait chez elle vers six heures du soir. Elle s’arrêtait dans le petit magasin du quartier pour faire quelques courses. Elle passait ses soirées chez elle, à regarder la télévision ou à lire. Un soir, elle avait reçu la visite d’une amie et avait tiré les rideaux. Erlendur avait vu cette amie repartir peu après minuit. Elle avait remonté la rue avant de disparaître au coin.

– Vous revenez pour cette histoire avec la femme de Baldvin ? interrogea d’emblée Karolina alors qu’elle l’accompagnait au salon. Elle avait posé cette question comme si la réponse ne lui importait guère. Elle semblait vouloir à tout prix montrer que ces deux visites rapprochées du policier ne l’atteignaient pas. Erlendur se demandait si elle jouait un rôle.

– Vous avez discuté avec Baldvin, n’est-ce pas ? s’enquit-il.

– Bien sûr que oui. On trouve ça plutôt cocasse. Vous n’avez tout de même pas l’intention de soutenir que Baldvin et moi nous aurions fait du mal à Maria ?

Elle avait à nouveau posé cette question comme si la réponse n’avait aucune importance car, si c’était la théorie d’Erlendur, elle était trop ridicule pour être prise au sérieux.

– Cette hypothèse est tout à fait exclue ?

– Parfaitement, répondit Karolina.

– Il y a, par exemple, beaucoup d’argent en jeu, reprit-il en balayant le salon du regard.

– Vous êtes réellement en train de mener une enquête pour meurtre ?

– Avez-vous déjà réfléchi à la question de la vie après la mort ? interrogea Erlendur alors qu’il s’installait dans un fauteuil.

– Non, pourquoi ?

– Maria y pensait, répondit-il. Énormément. On peut dire qu’elle n’avait pratiquement rien d’autre en tête au cours des semaines qui ont précédé son décès. Elle a essayé d’obtenir des réponses en se rendant chez des médiums. Ça vous dit quelque chose ?

– Je sais ce qu’est un médium, rétorqua Karolina.

– On connaît l’identité de l’un de ceux qu’elle est allée consulter. Il s’agit d’un certain Andersen. Cet homme lui a remis des enregistrements qu’elle a emmenés chez elle après la séance. On sait également qu’elle est allée voir une femme que je ne suis pas encore parvenu à retrouver. Elle s’appelle ou se fait appeler Magdalena. Vous la connaissez ?

– Non.

– J’aimerais beaucoup la rencontrer, précisa Erlendur.

– Je ne suis jamais allée consulter aucun médium, observa Karolina.

Erlendur la regarda avec insistance en se demandant s’il devait lui révéler sa théorie sur l’enchaînement des événements au lieu de tourner ainsi autour du pot. La théorie qu’il avait échafaudée était plutôt difficile à prouver. Il avait retourné les possibilités dans tous les sens et n’était parvenu à aucune conclusion véritable. Il savait que le moment était venu d’agir, de mettre les choses en branle dans l’enquête. Il avait hésité à cause du peu d’éléments dont il disposait. C’était principalement des soupçons reposant sur de fragiles fondations qui risquaient d’être balayés d’un revers de main. Probablement parviendrait-il à trouver quelques preuves avec le temps, mais il était fatigué de cette enquête et voulait la clore afin de pouvoir se consacrer à autre chose.

– Il vous est déjà arrivé de jouer le rôle d’un médium ? interrogea-t-il.

– Vous voulez dire sur scène ? Non, je n’ai jamais fait ça, répondit Karolina.

– Et vous ne connaissez aucune voyante qui s’appellerait Magdalena ?

– Non.

– Elle porte le nom du personnage que vous avez interprété autrefois.

– Non, je ne connais aucune Magdalena.

– J’ai fait quelques vérifications : il n’y a aucun médium du nom de Magdalena dans toute la région de Reykjavik.

– Allez-vous vous décider à en venir au fait ?

Erlendur sourit.

– Oui, je devrais peut-être, répondit-il.

– Absolument.

– Je vais vous dire ma version des faits. Je crois que vous et Baldvin avez poussé Maria au suicide.

– Vraiment ?

– Elle était bouleversée après la mort de sa mère. Elle l’a accompagnée dans son agonie pendant deux ans pour finalement lui dire adieu au terme d’un long calvaire. Elle s’est mise à s’imaginer toutes sortes de choses et s’est lancée à la recherche de signes que sa mère avait promis de lui envoyer pour lui dire qu’elle était en sécurité ou bien qu’il existait une forme de vie après la mort, une vie qui serait meilleure que cette vallée de larmes où nous sommes. Et il n’a pas fallu grand-chose pour pousser Maria. Elle avait affreusement peur du noir. En réalité, après le décès elle n’était plus qu’une boule de nerfs et elle désirait ardemment savoir sa mère en un monde où elle ne souffrait plus. Elle était historienne de formation pourtant, ça n’avait rien à voir avec une question de logique mais avec une foi profonde, un grand espoir et beaucoup d’amour. Elle s’est mise à imaginer toutes sortes de choses. Leonora lui apparaissait dans leur maison de Grafarvogur. Elle est allée voir des médiums. Se pourrait-il que vous ayez joué un rôle pour la pousser à bout ?

– Que voulez-vous dire ? Vous avez des preuves ?

– Pas la moindre, répondit Erlendur. Vous avez très bien préparé votre plan.

– Pourquoi diable aurions-nous fait une chose pareille ?

– Il y a beaucoup d’argent en jeu. Baldvin est très endetté et il n’a pas franchement les moyens de payer malgré son salaire assez confortable de médecin. Vous vous débarrassez de Maria et vivez dans l’opulence pour le restant de vos jours. J’ai déjà vu des meurtres commis pour moins que ça.

– Parce que vous appelez ça un meurtre ?

– En y réfléchissant, je ne vois pas comment appeler ça autrement. Êtes-vous Magdalena ?

Karolina regarda longuement Erlendur, d’un air grave.

– Je crois que vous feriez mieux de partir, déclara-t-elle.

– Lui avez-vous dit quelque chose qui aurait pu provoquer la série d’événements qui ont conduit à son suicide ?

– Je n’ai plus rien à vous dire.

– Avez-vous joué un rôle dans le décès de Maria ?

Karolina se leva, s’avança vers l’entrée et lui ouvrit la porte.

– Allez-vous-en, répéta-t-elle.

Erlendur s’était également levé et l’avait suivie.

– Pensez-vous avoir joué le moindre rôle dans ce qui est arrivé à Maria ? s’entêta-t-il.

– Non, répondit Karolina. Elle allait mal. Elle s’est suicidée. Vous voulez bien partir ?

– Baldvin vous a-t-il parlé de l’expérience qu’il a faite alors qu’il étudiait la médecine à l’université ? Il a participé à plonger en état de mort temporaire un jeune homme qu’il a ensuite ramené à la vie. Le saviez-vous ?

– De quoi est-ce que vous parlez ?

– Je crois que ç’a été le coup de grâce, observa Erlendur.

– Comment ça ?

– Posez la question à Baldvin. Demandez-lui s’il connaît quelqu’un du nom de Tryggvi. S’il a gardé contact avec lui. Demandez-lui tout ça.

– Allez-vous enfin vous décider à partir ? s’irrita Karolina.

Debout dans l’embrasure de la porte, Erlendur se refusait à jeter l’éponge. Le visage de Karolina était rouge de colère.

– Je crois savoir ce qui est arrivé au chalet, continua-t-il. Et cette histoire n’est pas des plus jolies.

– Je ne comprends pas de quoi vous parlez.

Karolina le poussa vers l’extérieur, mais il ne désarmait pas.

– Dites à Baldvin que je suis au courant pour le défibrillateur, conclut-il lorsque la porte lui claqua au nez.

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