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Le début de la représentation approchait lorsque Erlendur se gara à l’arrière du théâtre, non loin de l’entrée des artistes. Il se savait en retard, mais désirait achever son programme de la journée avant de rentrer chez lui. Un sympathique concierge lui indiqua le chemin des loges, mais le pressa en lui disant qu’il n’avait que très peu de temps. Erlendur tenta de le tranquilliser en lui répondant qu’il s’était annoncé et qu’Orri attendait sa visite. Du reste, il n’en aurait que pour un instant.

C’était le branle-bas de combat dans les coulisses. Les acteurs arpentaient les couloirs en costume. On terminait d’en maquiller certains. Le personnel était survolté. Dans la salle, les spectateurs avaient commencé à s’installer, peu nombreux. Une voix annonça qu’il ne restait qu’une demi-heure avant l’entrée en scène. Erlendur savait que la pièce jouée ce soir était Othello. Valgerdur lui avait raconté que la critique avait décrit l’adaptation comme ambitieuse et originale, mais parfaitement incompréhensible.

Orri Fjeldsted était seul dans sa loge où il répétait son texte quand Erlendur le trouva enfin. Il interprétait le rôle de Yago et portait un complet démodé des années 40 car le metteur en scène que Valgerdur avait décrit comme un jeune présomptueux tout frais rentré d’Italie où il avait étudié s’était mis en tête de situer la scène à Reykjavik, pendant la Seconde Guerre mondiale. Othello était noir, il était officier à la base américaine sur la lande de Midnesheidi, et Desdémone, sa petite amie, une fille à soldats, venait de Reykjavik. L’officier rentrait du front d’Europe pour rencontrer sa Desdémone, Yago fomentait son assassinat.

– Vous êtes le policier ? interrogea Orri en ouvrant à Erlendur. Vous ne pouviez pas trouver un meilleur moment ?

– Excusez-moi, j’avais prévu d’arriver plus tôt, on n’en a pas pour longtemps.

– Au moins, vous n’êtes pas l’un de ces crétins de critiques ! s’exclama l’acteur aux cheveux rabattus en arrière. C’était un homme petit et maigre, presque décharné, au visage couvert d’un épais maquillage et orné d’une moustache peu convaincante à la Clark Gable, collée sur sa lèvre supérieure. Il rappelait surtout à Erlendur ces bandits qu’on voit dans les films américains.

– Vous lisez les critiques ? s’enquit Orri Fjeldsted qui, en dépit de sa petite taille, avait une voix forte.

– Jamais, répondit Erlendur.

– Ils n’y sont pas allés de main morte pour nous descendre, précisa Orri. Erlendur repensa à Valgerdur qui lui avait rapporté les propos tenus par les critiques sur l’interprétation d’Orri dans le rôle de Yago. D’après ces derniers, il apparaissait comme désemparé sur la scène.

– Je ne suis pas au courant, répéta Erlendur.

– Vous n’avez pas vu la pièce ?

– Je vais très rarement au théâtre.

– Fichus traîtres ! Quelle bande d’ordures ! Vous croyez que c’est drôle d’être confronté à ça ?

– Oui, enfin, non, je… Ils sont…

– Année après année, on joue les mêmes choses, on entend les mêmes conneries, navrant ! Dites-moi, que puis-je pour vous ?

– Je venais vous voir au sujet de Baldvin…

– Ah oui, vous m’en avez parlé au téléphone. J’ai entendu dire qu’il avait perdu sa femme. De façon brutale. Nous ne sommes plus en contact. Depuis des années.

– Vous avez fréquenté ensemble l’École d’art dramatique, si j’ai bien compris.

– Exact. C’était un acteur très prometteur, mais il s’est inscrit en médecine. Il a bien fait. Comme ça, il n’a pas à essuyer cette putain de critique ! Et surtout, ça lui rapporte plus. Ça vous fait une belle jambe d’être un acteur célèbre quand vous n’avez rien à vous mettre sous la dent. Ici, en Islande, les acteurs sont payés une misère, à peine plus que les profs !

– Il me semble en effet qu’il ne manque de rien, répondit Erlendur, s’efforçant de son mieux de calmer l’acteur.

– Lui qui était toujours fauché ! Je m’en souviens bien. Il vous empruntait de l’argent et tardait à rembourser. Il fallait vraiment le harceler et, parfois, il ne vous rendait pas un sou. Cela dit, c’était un brave type.

– Vous formiez toute une petite bande dans cette école, n’est-ce pas ?

– En effet, répondit Orri en passant son index sur sa fine moustache afin de s’assurer qu’elle tenait bien en place, on faisait une sacrée petite bande.

“Quinze minutes avant la représentation”, annonça un haut-parleur.

– Il a rencontré sa femme alors qu’il venait d’abandonner le théâtre, poursuivit Erlendur.

– Oui, je m’en souviens très bien, une fille adorable qui étudiait à l’université. Mais dites-moi, pourquoi la police prend-elle des renseignements sur Baldvin ?

Erlendur mesura soigneusement ses paroles, il se souvenait que Valgerdur lui avait raconté que, nulle part, on n’entendait autant de ragots que parmi les acteurs.

– Nous menons une étude en collaboration avec les Suédois et…

La curiosité d’Orri Fjeldsted sembla subitement s’éteindre.

– Ces petits gars se livraient aux quatre cents coups, reprit-il, c’est le moins qu’on puisse dire. Je crois bien qu’un de ses camarades a rendu givré un certain Tryggvi avec ses expériences.

– Des expériences théâtrales ?

– Des… ? Non, à cette époque-là, Baldvin faisait déjà médecine. Vous avez d’autres questions ? Je dois y aller, on joue dans cinq minutes. Il y avait du public dans la salle ? Ils ont complètement saboté cette adaptation, ces satanés critiques. Complètement. Ils ne comprennent rien au théâtre. Rien du tout ! Quand je pense que les gens écoutent leurs balivernes et qu’ils téléphonent par dizaines pour annuler les réservations !

Orri ouvrit la porte du couloir.

– Et ce Tryggvi ? poursuivit Erlendur.

– Tryggvi ? Il me semble que c’était bien son nom. Ils racontaient qu’il avait trop étudié. Vous avez déjà entendu ce genre d’histoire. Celle de l’étudiant hors pair qui finit par devenir cinglé. Enfin, il a renoncé à ses études. J’ignore ce qu’il est devenu.

– Et cette expérience, Baldvin y a participé ?

– C’est ce que j’ai toujours entendu, il y avait lui et un de ses camarades de la faculté de médecine. Je me demande même s’il n’était pas cousin avec ce Tryggvi, ou plus ou moins parent. Ils s’entendaient comme larrons en foire.

– Que s’est-il passé ?

– On ne vous a pas raconté ?

– Non.

– Il paraît que Tryggvi a demandé à son cousin de…

Othello s’avança à grandes enjambées dans le couloir, suivi de Desdémone. Il portait son costume d’officier de l’armée américaine et elle, un tailleur d’été rose pâle ainsi qu’une épaisse perruque blonde. Othello avait la tête rasée, la sueur perlait déjà sur son crâne.

– Allez, on en finit avec ce truc-là, beugla Othello. Il attrapa Yago par le bras pour l’entraîner vers la scène alors que Desdémone adressait un large sourire à Erlendur.

– Qu’est-ce qu’il lui a demandé ? cria Erlendur dans le dos des acteurs.

Orri s’arrêta net et le regarda.

– Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est ce que j’ai entendu il y a des années.

– Quoi ?

– Tryggvi lui a demandé de le tuer.

– De le tuer ? Il est mort ?

– Non, frais comme un gardon, mais bizarre.

– De quoi parlez-vous ? Je ne vous suis absolum…

– C’est une expérience que le cousin a tentée sur Tryggvi.

– Quel genre d’expérience ?

– La version que j’ai eue, c’est qu’il a maintenu Tryggvi en état de mort artificielle pendant quelques minutes avant de le ramener à la vie. On m’a dit qu’après ça, Tryggvi n’a plus jamais été lui-même.

Sur ce, la troupe se précipita sur la scène.

Le lendemain, Erlendur exhuma des dossiers de la police de vieux rapports sur le drame qui s’était produit au lac de Thingvellir. Il lut la déposition de Leonora, la mère de Maria, ainsi que le rapport qu’un expert avait rendu sur la barque et sur le moteur hors-bord. Il trouva parmi les pièces du dossier le rapport d’autopsie qui montrait que Magnus était mort noyé dans l’eau glacée. Il semblait qu’aucun témoignage de la fillette n’avait été recueilli. Le décès avait été classé comme accidentel. Erlendur vérifia l’identité de celui qui avait dirigé l’enquête. C’était Niels. Il poussa un soupir. Il n’avait jamais franchement apprécié ce collègue. Ils travaillaient dans la police depuis aussi longtemps l’un que l’autre, mais, à l’inverse d’Erlendur, Niels était un paresseux, ses enquêtes s’étiraient en longueur, parfois au point de tomber sous le coup de la prescription. Et elles étaient toujours menées en dépit du bon sens.

Niels prenait sa pause-café. Il était occupé à taquiner le personnel féminin de la cafétéria quand Erlendur lui demanda s’il pouvait avoir une petite discussion avec lui.

– De quoi s’agit-il, mon cher Erlendur ? demanda Niels, qui s’était fait une spécialité des formules de politesse creuses. Mon ami, camarade, mon vieux et mon cher étaient des mots dont il achevait invariablement ses phrases : en soi insignifiants, ils prenaient une importance gigantesque dans la bouche de Niels qui s’imaginait au-dessus de tout le monde sans en avoir franchement les moyens.

Erlendur le prit à part dans la cafétéria et s’installa avec lui pour lui demander s’il se souvenait de cet accident au lac de Thingvellir, de la mère et de sa fille, Leonora et Maria.

– C’était limpide comme affaire, non ?

– Oui, probablement. Tu te souviendrais de détails suspects sur les conditions du drame, les personnes présentes sur les lieux ou l’accident en lui-même ?

Niels prit une expression censée indiquer qu’il parcourait mentalement le passé à la recherche de l’accident de Thingvellir.

– Tu ne cherches quand même pas l’indice d’un acte criminel après tout ce temps ? s’inquiéta-t-il.

– Non, pas du tout. Mais la gamine que tu as vue là-bas avec sa mère est décédée l’autre jour. Le noyé était son père.

– Je ne me rappelle rien de suspect dans le cadre de cette enquête, observa Niels.

– Comment l’hélice s’est-elle détachée du moteur ?

– Évidemment, je n’ai pas conservé tous les détails en mémoire, avança-t-il précautionneusement. Il lança à son collègue un regard plein de suspicion. Beaucoup de ceux qui travaillaient au commissariat n’étaient pas franchement ravis de voir Erlendur exhumer des affaires classées.

– Tu te souviens de ce qu’avait dit la Scientifique ?

– Ce n’était pas simplement dû à l’usure ? avança Niels.

– Quelque chose comme ça, convint Erlendur. Mais ça n’explique pas grand-chose. Le moteur était vieux, usé et pas spécialement entretenu. Tu te rappelles ce qu’ils t’ont dit et qui n’aurait pas été consigné dans leur rapport ?

– C’est ce regretté Gudfinnur qui s’est occupé de ça.

– On peut donc difficilement lui poser la question. Tu sais parfaitement que tout n’est pas mentionné dans les procès-verbaux.

– Qu’est-ce que tu as donc à farfouiller dans le passé comme ça ?

Erlendur haussa les épaules.

– Qu’est-ce que tu essaies de trouver, camarade ?

– Rien, répondit Erlendur, les dents serrées.

– Qu’est-ce que tu veux savoir exactement ?

– Quelle a été leur réaction, tu t’en souviens ? La réaction de la femme et de sa fille ?

– Elle n’avait rien d’anormal. C’était un drame terrible, ça sautait aux yeux. La femme était au bord de la crise de nerfs.

– L’hélice n’a jamais été retrouvée.

– C’est exact.

– Il n’y avait, par conséquent, aucun moyen de savoir précisément comment elle s’était détachée.

– Non. Cet homme était seul à bord de la barque, il a dû bidouiller le moteur, puis il est tombé à l’eau et s’est noyé. Sa femme n’a pas vu ce qui s’est passé, sa fille non plus. La femme s’est brusquement aperçue qu’il n’y avait plus personne sur la barque. Ensuite, elle a entendu les cris de son mari quelques instants, mais il était déjà trop tard.

– Tu te rappelles… ?

– On a interrogé le vendeur, poursuivit Niels. Ou plutôt, Gudfinnur s’en est chargé. Il a parlé à quelqu’un au magasin qui vendait ces moteurs hors-bord.

– Oui, c’est inscrit dans son rapport.

– Cet homme lui a dit que l’hélice ne se détachait pas si facilement que ça, qu’il fallait sacrément forcer.

– La barque a peut-être heurté le fond du lac ?

– On n’a rien trouvé le laissant penser. Par contre, la femme nous a dit que son mari avait un peu trafiqué le moteur la veille. Comme elle ne lui avait pas posé de questions, elle était incapable de dire ce qu’il avait fait. Il est possible qu’il ait dévissé l’hélice par inadvertance.

– Le mari ?

– Oui.

Erlendur se rappelait qu’Ingvar lui avait affirmé que Magnus n’y connaissait strictement rien en mécanique.

– Tu te souviens de la réaction de la gamine quand vous êtes arrivés ?

– Elle devait avoir environ dix ans, c’est bien ça ?

– Oui.

– Évidemment, elle avait la même attitude que n’importe quel môme en état de choc. Elle restait cramponnée à sa mère. Elle ne l’a pas quittée d’une semelle tout le temps que nous sommes restés là-bas.

– Je n’ai trouvé aucune trace de sa déposition dans le dossier.

– On ne l’a pas interrogée ou alors, très peu. On ne voyait aucune raison de le faire. Les enfants ne sont pas les témoins les plus fiables.

Erlendur s’apprêtait à contredire son collègue, mais ils furent dérangés par l’entrée de deux policiers en uniforme qui saluèrent Niels.

– Sur quoi tu te casses la tête, mon cher Erlendur ? demanda Niels. De quoi s’agit-il exactement ?

– De la phobie de l’obscurité, répondit-il. D’une très banale peur du noir.

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