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Andersen le médium s’était montré méfiant. Il avait refusé de révéler quoi que ce soit par téléphone et n’avait même pas cru qu’Erlendur était vraiment un policier. Ce dernier avait immédiatement reconnu la voix de la cassette. L’homme avait déclaré que si Erlendur désirait s’entretenir avec lui, il devrait prendre rendez-vous comme tout le monde. Le policier avait protesté, arguant que l’affaire qui l’amenait était des plus banales et que ça leur prendrait très peu de temps, mais le médium n’avait pas cédé.

– Et vous allez me faire payer ? avait interrogé Erlendur à la fin de la conversation.

– On verra bien, avait répondu Andersen.

Quelques jours plus tard, dans la soirée, Erlendur sonna à l’interphone d’un immeuble du quartier des Vogar et demanda à parler à cet Andersen.

Le médium déclencha l’ouverture de l’entrée et Erlendur monta lentement jusqu’au palier du troisième étage où son hôte l’attendait. Ils se donnèrent une poignée de main et l’homme lui montra le chemin de la salle à manger. Une discrète odeur d’encens l’accueillit quand il pénétra dans les lieux et une musique relaxante s’échappait de haut-parleurs qui lui étaient invisibles.

Erlendur avait repoussé cette visite jusqu’au moment où il avait compris qu’il ne pouvait en faire l’économie. Les activités des médiums ou leur capacité à entrer en contact avec les défunts ne le passionnaient pas franchement et il craignait que les choses finissent par s’envenimer. Il avait pris la ferme décision de s’en tenir au tangible et espérait qu’Andersen adopterait la même attitude.

Le médium l’invita à s’asseoir à une petite table ronde et s’installa face à lui.

– Vous vivez seul ? demanda Erlendur en parcourant les lieux du regard. Il avait l’impression d’être dans un foyer islandais des plus ordinaires. Il y avait là une grande télévision, des films sur cassettes vidéo et sur DVD, beaucoup de CD de musique rangés sur trois supports verticaux, le sol était en parquet et des photos de famille décoraient les murs. Nulle trace de voiles ou de boules de cristal, pensa-t-il.

Pas le moindre détail rappelant le spiritisme.

– Vous avez besoin de ces informations dans le cadre d’une enquête ? demanda Andersen.

– Non, je suis… Que pouvez-vous me dire à propos de Maria ? La femme dont je vous ai parlé au téléphone et qui a mis fin à ses jours.

– Permettez-moi de vous demander pourquoi vous enquêtez sur elle.

Erlendur commença à parler de l’étude que les Suédois consacraient au suicide et à ses causes, mais n’était pas certain de parvenir à mentir de façon convaincante à cet homme qui gagnait son pain grâce à ses dons de voyance : Andersen ne risquait-il pas de le percer immédiatement à jour ? Aussi, il passa rapidement sur les explications en espérant que son hôte n’y verrait que du feu.

– Alors là, je ne vois pas bien en quoi je pourrais vous être utile, observa le médium. Très souvent, j’établis avec ceux qui viennent me consulter une relation de confiance qu’il m’est très difficile de rompre.

En guise d’excuse, il esquissa un sourire qu’Erlendur lui renvoya. Andersen était un homme de haute taille, âgé d’une soixantaine d’années, ses tempes commençaient à grisonner, il avait un visage lumineux, une mine radieuse où transparaissait un calme exceptionnel.

– Vous avez toujours beaucoup de travail ? reprit Erlendur afin de détendre un peu l’atmosphère.

– Je ne me plains pas, les Islandais s’intéressent beaucoup à la vie spirituelle.

– Vous voulez dire, à celle qui continue après la mort ?

Andersen hocha la tête.

– N’est-ce pas une superstition de campagnards ? Nous sommes sortis de nos maisons de tourbe et des ténèbres du Moyen Âge il n’y a pas si longtemps, lança Erlendur.

– La vie spirituelle n’a rien à voir avec les maisons de tourbe, contra Andersen. Ce genre de préjugés peut aider certaines personnes. Pour ma part, j’ai toujours trouvé qu’ils prêtaient à rire. Mais je comprends parfaitement que les gens puissent douter d’individus tels que moi. J’éprouverais évidemment moi aussi des doutes si je n’étais pas né avec cette malédiction que je préfère baptiser du nom de sensibilité.

– Combien de fois Maria est-elle venue vous consulter ?

– Elle est venue me voir à deux reprises après le décès de sa mère.

– Pour essayer d’entrer en contact avec elle, c’est ça ?

– En effet, c’était son but.

– Et… comment cela a-t-il marché ?

– Il me semble qu’elle est repartie satisfaite.

– Inutile de vous demander si vous croyez à une vie après la mort, observa Erlendur.

– C’est le fondement même de mon existence.

– Et c’était aussi son cas ?

– Sans aucun doute. Sans aucun doute possible.

– Vous a-t-elle parlé de sa phobie de l’obscurité ?

– Très peu. Nous avons convenu que cette phobie était une peur psychique comme n’importe quelle autre et qu’il était possible de la surmonter en pensant différemment et par la maîtrise de soi.

– Vous a-t-elle raconté d’où lui venait cette peur ?

– Non, d’ailleurs je ne suis pas psychologue. Mais d’après nos conversations, je croirais volontiers qu’elle était liée à la mort accidentelle de son père. On s’imagine facilement combien cet événement a marqué son enfance.

– Est-elle… comment dit-on… est-elle apparue ici ? Je parle de Maria, bien sûr, après son décès.

– Non, répondit Andersen avec un sourire. Ce n’est pas aussi simple que ça. J’ai l’impression que vous avez sur les médiums des idées un peu fantaisistes. Vous connaissez notre profession ?

Erlendur secoua la tête.

– On m’a dit que Maria cultivait un intérêt tout particulier pour la question de la vie après la mort, reprit-il.

– Cela va de soi, dans le cas contraire elle ne serait pas venue me voir, remarqua Andersen.

– En effet, mais il s’agissait chez elle d’un intérêt tellement fort qu’il en était inhabituel, c’était, pour ainsi dire, une obsession. On m’a confié qu’elle était extrêmement curieuse quant à la mort et ce qui venait après.

Erlendur préférait s’abstenir de citer mot pour mot la cassette que lui avait remise Karen et il espérait que le médium viendrait le retrouver sur le terrain où il s’avançait. Andersen le dévisagea longuement comme s’il pesait avec soin ce qu’il avait ou non le droit moral de lui révéler.

– Maria était une âme en quête, répondit-il. Il y en a beaucoup comme nous. Je suis certain que c’est aussi votre cas.

– Et que recherchait-elle ?

– Sa mère. Sa mère lui manquait. Cette dernière avait décidé de lui donner la réponse à la question de la vie après la mort. Maria considérait qu’elle avait reçu cette réponse et elle est venue me consulter. On a discuté tous les deux. Je crois que cela lui a fait du bien.

– Sa mère s’est-elle manifestée pendant l’une de ces séances ?

– Non, elle ne l’a pas fait, mais ça ne signifie rien en soi.

– Et Maria, qu’en a-t-elle pensé ?

– Elle est repartie satisfaite de chez moi.

– On m’a dit qu’elle souffrait d’hallucinations, poursuivit Erlendur.

– Appelez cela comme vous voudrez.

– Qu’elle avait vu sa mère.

– C’est vrai, elle m’en a parlé.

– Et ?

– Et rien. Elle était extrêmement réceptive.

– Vous savez si elle s’est adressée ailleurs, si elle est allée consulter d’autres voyants ?

– Évidemment, elle ne m’a parlé que de ce qui me concernait. En revanche, un jour, elle m’a téléphoné pour me demander mon avis sur une collègue, une femme qui m’était inconnue et dont je n’ai rien pu lui dire. Je suppose qu’elle débute à peine dans la profession. Je connais pourtant la plupart des gens qui l’exercent.

– Et vous ignorez tout de la femme en question ?

– En effet, à part son nom. Et comme je viens de le dire, je ne sais pas ce qu’elle vaut en tant que médium.

– Et comment s’appelle-t-elle ?

– Maria ne m’a pas donné son deuxième nom2, mais seulement son prénom, Magdalena.

– Magdalena ?

– Inconnue au bataillon.

– Qu’est-ce que ça signifie ? Je veux dire, le fait que vous ne la connaissiez pas ?

– Rien de spécial. Ça ne signifie pas forcément quelque chose. Mais en passant quelques coups de fil, j’ai découvert que personne ne connaît cette Magdalena.

– C’est peut-être tout simplement une nouvelle, comme vous venez de le dire ?

Andersen haussa les épaules.

– Tout porte à le croire, en effet.

– Vous êtes nombreux à pratiquer cette activité ?

– Pas tant que ça, mais je n’ai pas le chiffre.

– Comment Maria a-t-elle eu connaissance de cette Magdalena ?

– Je l’ignore.

– Votre opinion sur la phobie de l’obscurité est plutôt étrange pour un homme qui gagne son pain quotidien en entrant en contact avec les morts et les fantômes.

– Comment ça ?

– Vous la décrivez comme une peur enracinée dans le psychisme et non comme issue d’une croyance en l’existence des fantômes.

– Il n’y a rien de néfaste dans le monde des esprits, observa Andersen. Nous avons tous nos fantômes et nos revenants. Vous aussi, et vous n’êtes pas le dernier.

– Moi ? rétorqua Erlendur.

Andersen hocha la tête.

– Toute une foule, ajouta le médium. Mais ne vous inquiétez pas, continuez à chercher. Vous finirez par les trouver.

– Vous voulez parler de lui, vous voulez dire le trouver ? s’enquit Erlendur.

– Non, conclut Andersen en se mettant debout. Je parle d’eux.

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