14

Karen, l’amie de Maria, accueillit Erlendur à la porte de son domicile. Elle l’attendait et l’invita à entrer dans son appartement spacieux du quartier des Melar. Il l’avait rappelée après sa visite au commissariat, elle lui avait communiqué les noms de gens qui connaissaient Maria et qu’il pourrait interroger. Karen et lui avaient également discuté de l’amitié qui liait les deux femmes et remontait au moment où, à onze ans, nouvelles à l’école, elles avaient été placées côte à côte en classe. À cette époque, Leonora avait récemment changé Maria d’établissement parce qu’elle n’était pas satisfaite du directeur et des enseignants. Maria, qui avait subi les brimades d’autres élèves, n’avait pas eu son mot à dire et s’efforçait de prendre ses marques avec les gamins inconnus de ce nouvel univers. Karen venait d’emménager dans le quartier où elle ne connaissait personne. Leonora conduisait sa fille chaque matin à l’école, elle venait la reprendre dans l’après-midi et, un jour, Maria avait demandé à Karen si elle avait envie de l’accompagner chez elle. Leonora avait accueilli la nouvelle amie de sa fille à bras ouverts et, à partir de ce moment-là, leur amitié s’était rapidement épanouie, sous la protection de Leonora.

– Sa mère se montrait même un peu envahissante, confia Karen à Erlendur. Elle nous avait inscrites à un cours de danse classique que nous ne supportions ni l’une ni l’autre, elle nous emmenait au cinéma, s’arrangeait pour que je puisse dormir chez elles à Grafarvogur ; maman ne m’autorisait jamais à passer la nuit chez aucune de mes amies à part Maria. Leonora nous procurait des tickets de cinéma, faisait du pop-corn quand on regardait la télé. On avait à peine le temps de se retrouver seules pour jouer toutes les deux. Leonora était vraiment adorable, ne vous méprenez pas sur mes paroles, mais parfois c’était presque trop. Elle s’occupait très bien de sa fille et, même si j’avais l’impression que Maria était gâtée et surprotégée, elle n’a jamais été insolente, elle a toujours été polie, obéissante et gentille, comme le voulait sa nature.

L’amitié de Karen et de Maria s’était renforcée au fil des ans. Elles avaient passé leur baccalauréat ensemble, Karen avait choisi de devenir enseignante et Maria de se consacrer à l’histoire. Elles partaient ensemble à l’étranger, avaient fondé ensemble un club de couture qui, plus tard, était mort de sa belle mort, partaient en vacances toutes les deux, faisaient des séjours au chalet d’été et sortaient s’amuser ensemble le samedi soir.

Erlendur comprenait mieux pourquoi Karen était venue le voir au commissariat après le suicide de sa grande amie. Il saisissait la raison pour laquelle elle lui avait affirmé que son geste devait cacher autre chose qu’un insondable désespoir.

– Que dites-vous de cette séance chez le médium ? lui demanda-t-elle.

– Elle vous avez déjà fait part de son projet lorsqu’elle est allée le consulter ?

– C’est moi qui l’ai conduite là-bas. Il s’appelle Andersen.

– Leonora lui avait dit qu’elle s’arrangerait pour lui envoyer un signe si elle continuait de vivre après la mort, observa Erlendur.

– Je ne vois rien de bizarre à cela, répondit Karen. On en discutait souvent avec Maria. Elle m’a raconté pour le livre de Marcel Proust. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

– Eh bien, il y a plusieurs explications plausibles, répondit Erlendur.

– Vous ne croyez pas au surnaturel, n’est-ce pas ? interrogea Karen.

– Non, mais je comprends bien Maria. Je comprends parfaitement pour quelles raisons elle est allée voir un médium.

– Beaucoup de gens croient en l’existence d’une vie après la mort.

– En effet, convint Erlendur. Mais je n’en suis pas. Ce que les gens ont décrit comme une grande lumière et un tunnel au moment de leur mort n’est, à mon avis, rien de plus que les derniers messages transmis par le cerveau avant qu’il ne s’éteigne.

– Maria avait une autre approche.

– A-t-elle parlé du pacte concernant le livre de Proust à d’autres personnes qu’à vous ?

– Je l’ignore.

Karen fixait Erlendur comme si elle se demandait s’il était le bon interlocuteur, si elle n’avait pas commis une erreur. Erlendur l’imitait. Le soir tombait dans le salon.

– Dans ce cas, je suppose que ça ne servirait à rien que je vous dise ce que Maria m’a raconté il n’y a pas longtemps.

– Rien ne vous oblige à me confier ce que vous préférez garder pour vous. Le cœur du problème, c’est que votre meilleure amie s’est suicidée. Il est bien possible que vous ayez du mal à regarder cette vérité en face, il y a en ce monde tant de choses difficiles à accepter.

– J’en ai parfaitement conscience, je sais également l’effet qu’a produit sur Maria le décès de sa mère, mais ça me semble vraiment très particulier.

– Quoi donc ?

– Maria m’a affirmé qu’elle avait vu Leonora.

– Après son décès ?

– Oui.

– Chez un médium ?

– Non.

– Je crois que Maria a vu beaucoup de choses et qu’en outre elle avait très peur du noir.

– Je suis bien placée pour le savoir. Mais cela n’avait rien à voir avec ça.

– Enfin, de quoi parlez-vous ?

– Il y a quelques semaines, elle s’est réveillée au milieu de la nuit et là, Leonora était debout à la porte de sa chambre. Elle portait une tenue d’été, avec un ruban dans les cheveux et un pull-over jaune. Elle a fait signe à Maria de la suivre avant de disparaître subitement de sa vue.

– Ça indique clairement à quel point cette pauvre femme en était arrivée, observa Erlendur.

– Je me garderais de la juger trop vite, répondit Karen. Vous avez entendu sur cette cassette la façon dont Leonora avait prévu de se manifester à elle, non ?

– Oui, tout à fait, confirma Erlendur.

– Et alors ?

– Et alors, rien. Le livre est tombé par terre. Ça arrive.

– Pourquoi justement celui-là ?

– Peut-être qu’elle l’a pris sur l’étagère et ensuite oublié. Peut-être qu’elle en a parlé à Baldvin qui l’a pris et ensuite oublié. Peut-être qu’elle en a parlé à des gens qui sont venus la voir et qu’ils ont manipulé l’ouvrage. Après tout, elle vous en a bien parlé à vous.

– Certes, mais, personnellement, jamais je ne l’aurais fait tomber et laissé grand ouvert par terre, observa Karen.

– Je crois aux hasards de la vie, reprit Erlendur. Et, apparemment, Leonora était restée omniprésente dans cette maison. N’est-ce pas là le signe qu’elle a continué de vivre après sa mort ? L’ancien petit ami de Maria m’a dit qu’elle avait toujours eu des visions alors qu’elle était dans un état de semi-veille, des gens qu’elle connaissait lui apparaissaient.

Ils gardèrent un long moment le silence.

– Donc, vous connaissez le médium dont on entend la voix sur cet enregistrement ? interrogea Erlendur pour finir.

– Oui. Il n’est pas très célèbre. C’est moi qui l’ai conseillé à Maria. Une autre de mes amies était allée le consulter et elle m’a parlé de lui.

– Comment cette cassette est-elle arrivée entre vos mains ?

– Maria me l’a prêtée l’autre jour. J’avais envie de voir comment se passait une séance chez un médium. En ce qui me concerne, je ne me suis jamais prêtée à ce genre d’expérience.

– Vous savez si elle est allée en consulter d’autres ?

– Elle a vu celui-là et un autre, juste avant sa mort.

– Qui était-ce ?

– Maria m’a raconté qu’elle connaissait toute sa vie. Jusqu’au moindre détail. Elle m’a dit que c’était absolument incroyable. C’est l’une des dernières fois où je lui ai parlé. J’ignorais qu’elle allait aussi mal, je ne pensais pas qu’elle en était arrivée à ce point.

– Vous connaissez l’identité du médium en question ?

– Non, Maria ne m’en a pas parlé, mais j’ai compris qu’elle l’a beaucoup appréciée et qu’elle avait confiance en elle.

– C’est-à-dire que c’était une femme ?

– C’est exact.

Karen restait assise, silencieuse, les yeux plongés dans la pénombre de l’autre côté de la grande baie vitrée du salon.

– On vous a raconté ce qui s’est passé au lac de Thingvellir ? interrogea-t-elle tout à coup.

– Oui, on m’en a touché mot.

– J’ai toujours eu l’impression qu’il était arrivé là-bas une chose qui n’a jamais été élucidée, observa Karen.

– Comment ça ?

– Maria ne me l’a jamais dit clairement, mais il planait sur elle comme une ombre menaçante. Une ombre sortie du passé, liée à ce drame affreux.

– Connaissez-vous Thorgerdur, cette femme qui était avec elle à la fac d’histoire ?

– Oui, je vois qui c’est.

– Elle m’a confié son sentiment ; elle pense que cette ombre avait à voir avec le père de Maria. Comme s’il devait mourir, a-t-elle précisé. Ça vous dit quelque chose ?

– Non. Comme s’il devait mourir ?

– C’est une phrase qui a échappé à Maria et qui peut signifier n’importe quoi.

– Elle voulait peut-être dire que son moment était venu ?

– On peut le penser en l’interprétant ainsi : son destin voulait qu’il meure ce jour-là et rien n’aurait pu changer cela.

– Je ne l’ai jamais entendue dire une chose pareille.

– Mais on peut également y voir une autre signification, poursuivit Erlendur.

– Vous voulez dire… qu’il l’aurait mérité, qu’il méritait de mourir ?

– C’est une autre hypothèse, mais, dans ce cas, pour quelle raison ?

– Ça implique qu’il ne se serait pas agi d’un accident ? Que… ?

– Je n’en ai aucune idée, répondit Erlendur. Il y a eu une enquête qui n’a relevé aucun détail suspect. Puis, des dizaines d’années plus tard, on prête ces paroles à Maria. Vous l’avez entendue dire ce genre de choses ?

– Non, jamais, répondit Karen.

– Une voix se manifeste lors de cette séance chez le médium, on l’entend sur la cassette.

– Oui ?

– Une voix grave masculine qui met Maria en garde et lui dit qu’elle n’a pas idée de ce qu’elle fait.

– En effet.

– Comment l’expliquait-elle ?

– Cette voix lui a rappelé celle de son père.

– Oui, elle le dit sur la bande.

– Tout ce que je sais, c’est que c’est arrivé au bord du lac. Elle me donnait très souvent cette impression. Un événement en rapport avec Magnus, son père, et qu’elle ne pouvait imaginer confier à personne.

– Dites-moi encore, vous connaissez un homme du nom de Tryggvi qui a étudié la médecine en même temps que Baldvin ?

Karen s’accorda un instant de réflexion, puis secoua la tête.

– Non, je ne connais aucun Tryggvi.

– Maria ne vous a jamais parlé de quelqu’un portant ce nom ?

– Non, je ne crois pas. Qui est-ce ?

– Tout ce que sais de lui, c’est qu’il était avec Baldvin à l’université, répondit Erlendur, qui préféra garder le silence sur ce qu’Orri Fjeldsted lui avait appris sur ce Tryggvi.

Quelques instants plus tard, ils prirent congé l’un de l’autre. Elle le regarda s’installer au volant de son véhicule garé sur le parking. C’était une vieille voiture noire avec des feux arrière de forme circulaire dont elle ne reconnaissait pas la marque. Mais au lieu de démarrer le moteur et de s’éloigner, Erlendur restait immobile. Bientôt, la fumée d’une cigarette s’éleva de la vitre entrouverte du conducteur. Quarante minutes s’écoulèrent jusqu’au moment où, finalement, les feux circulaires s’allumèrent et la voiture s’éloigna lentement.

Plus jeune, il avait désiré rêver de son frère. Il prenait des objets qui avaient appartenu à Bergur, un petit jouet ou un chandail que sa mère avait rangés avec soin car elle ne jetait jamais rien de ce que l’enfant avait possédé. Il les plaçait sous son oreiller avant de s’endormir, à chaque fois il en choisissait un nouveau. Au début, il avait voulu savoir si Bergur viendrait le visiter en rêve, s’il serait capable de l’aider à le retrouver. Plus tard, il avait simplement souhaité le voir, se souvenir de lui, de ce à quoi il ressemblait au moment où il s’était perdu.

Jamais Bergur ne lui était apparu en rêve.

Des dizaines d’années plus tard, alors qu’il se trouvait seul dans une chambre d’hôtel glacée, il avait enfin rêvé de lui. Le rêve s’était prolongé après son réveil et, du coin de l’œil, il avait aperçu son frère, quelque part à la frontière entre l’imaginaire et le réel, recroquevillé sur lui-même, grelottant de froid dans un angle de la chambre. Il avait eu l’impression qu’il aurait pu le toucher du doigt. Puis cette vision s’était dissipée et il s’était retrouvé seul avec, au fond du cœur, ce vieil espoir de retrouvailles qui jamais n’avaient eu lieu.

Загрузка...