21

Assis dans sa voiture devant l’église, Erlendur fumait une cigarette en réfléchissant aux hasards de l’existence. Depuis longtemps, il se demandait comment de simples coïncidences pouvaient façonner le destin des gens, décider de leur vie et de leur mort. Son travail quotidien le confrontait à de tels hasards. Plus d’une fois, il était arrivé sur la scène d’un crime parfaitement gratuit, imprévisible et où il n’existait aucun lien entre l’assassin et sa victime.

L’un des exemples les plus terribles qui lui venait à l’esprit était celui d’une femme, assassinée alors qu’elle rentrait chez elle après être allée faire une course au magasin d’alimentation dans l’une des banlieues de la ville. La boutique en question était, à l’époque, l’une des rares à rester ouverte le soir. Cette femme avait croisé le chemin de deux individus bien connus des services de police. Ces derniers avaient tenté de la voler, mais, étonnamment résolue, elle s’était cramponnée à son sac à main. Un de ces multirécidivistes était armé d’une petite matraque avec laquelle il avait frappé la victime à la tête par deux fois. Lorsque l’ambulance était arrivée aux urgences, la femme était décédée.

Pourquoi elle ? s’était interrogé Erlendur face à son cadavre, en cette soirée d’été, une vingtaine d’années plus tôt.

Il savait que ceux qui l’avaient agressée étaient des bombes à retardement ambulantes et, à son avis, il était certain qu’ils finiraient par commettre un jour un crime sérieux. Pourtant, leur rencontre avec cette femme avait relevé du plus parfait des hasards. Ça aurait pu arriver à quelqu’un d’autre dans la même soirée, une semaine, un mois, un an plus tard. Pourquoi elle, en ce lieu précis, en cette heure précise ? Et pourquoi avait-elle réagi de cette façon en croisant leur route ? Jusqu’où remonte le fil des événements qui ont conduit à ce meurtre ? s’était-il demandé. Loin de lui l’idée de nier la responsabilité des meurtriers ; ce qu’il voulait, c’était examiner cette vie qui s’était achevée dans une mare de sang sur un trottoir de Reykjavik.

Il avait découvert que la victime était originaire de province et qu’elle habitait dans la capitale depuis un peu plus de sept ans. C’étaient des licenciements dans l’industrie de la pêche qui l’avaient conduite à quitter le port d’où elle venait pour déménager à Reykjavik avec son mari et leurs deux filles. Un chalutier avait été vendu et avait quitté le village, et la crevette se faisait rare. Peut-être était-ce à ce moment-là qu’avait débuté son ultime voyage. Ils s’étaient installés en banlieue. Elle aurait souhaité être plus proche du centre-ville, mais un appartement de taille comparable y était nettement plus cher. C’était là le deuxième jalon de son parcours.

Son mari avait trouvé un emploi dans l’industrie du bâtiment. Quant à elle, elle était chargée de relations clientèle dans une compagnie téléphonique. L’entreprise avait transféré son siège ; subitement, il lui avait été plus difficile de s’y rendre avec les transports en commun et elle avait donné sa démission. Elle était devenue surveillante à l’école primaire du quartier : cela lui plaisait beaucoup. Elle aimait bien les élèves et c’était réciproque. Chaque jour, elle se rendait à pied à son travail. Elle s’était mise à aimer la marche et entraînait chaque soir son mari avec elle pour une promenade dans le quartier. Elle n’y renonçait jamais sauf quand la tempête soufflait. Les filles du couple grandissaient, la grande allait bientôt fêter ses vingt ans.

Le moment se rapprochait. Le soir fatidique, alors que toute la famille était chez elle, la fille aînée avait eu envie d’une glace maison. Ce désir avait entraîné une série d’événements. Il manquait de la crème ainsi que diverses petites choses. La mère était partie à la boutique.

La cadette lui avait proposé d’y aller à sa place, mais elle avait refusé, désirant s’offrir une petite promenade nocturne. Elle avait lancé un regard à son époux qui lui avait dit ne pas en avoir envie. La raison était simple : la télévision proposait la rediffusion d’un documentaire où la parole était donnée à des provinciaux, bien souvent des plus originaux, et il ne voulait surtout pas manquer ça. Peut-être était-ce là qu’il fallait voir le seul véritable hasard. Si ce documentaire n’avait pas été au programme, son mari l’aurait accompagnée.

La mère était donc sortie et n’était jamais rentrée.

L’individu qui lui avait porté le coup mortel avait déclaré qu’elle avait refusé à tout prix de lâcher son sac à main. On avait découvert que, plus tôt dans la journée, cette femme avait retiré une somme importante destinée au cadeau d’anniversaire qu’elle avait décidé d’offrir à sa fille aînée. L’argent se trouvait dans son sac. Voilà pourquoi elle s’y cramponnait. D’habitude, elle ne transportait jamais de grosses sommes.

C’était aussi à mettre sur le compte du hasard.

Cette femme était décédée un soir d’été en ville, l’esprit tout entier fixé sur le cadeau d’anniversaire de sa fille. Elle avait mené une vie sans histoires, entouré ses proches d’amour et d’affection ; c’était tout le mal qu’elle avait fait.

Erlendur éteignit sa cigarette et descendit de son véhicule. Il détailla l’église du regard : un bloc de ciment froid et gris. Il se fit la réflexion que l’architecte devait être athée. En tout cas, il avait l’impression que ce bâtiment avait plutôt été érigé à la gloire de la bétonneuse du ventre de laquelle il était sorti qu’à celle du Seigneur.

Assise à son bureau, le pasteur Eyvör était au téléphone. Elle lui fit signe de s’asseoir. Il attendit qu’elle ait terminé sa conversation. Dans un placard entrouvert, on apercevait une robe de pasteur, une collerette et une étole.

– Encore vous ! s’exclama Eyvör dès qu’elle eut raccroché. Vous venez encore pour Maria ?

– J’ai lu que les crémations étaient de plus en plus fréquentes, observa Erlendur, afin d’éviter de répondre directement à la question du pasteur.

– Il y a toujours des gens qui choisissent cette solution et donnent des recommandations très claires en la matière. Des personnes qui ne veulent pas que leur corps pourrisse dans la terre.

– Ça n’a rien à voir avec la foi chrétienne ?

– Non, absolument pas.

– J’ai su que Baldvin avait fait incinérer Maria, poursuivit Erlendur.

– En effet.

– Elle aurait exprimé ce souhait.

– Ça, je n’en sais rien.

– Elle n’a jamais abordé la question avec vous ?

– Non.

– Baldvin vous en a-t-il parlé ?

– Non, il m’a simplement dit que c’était la volonté de sa femme. Nous n’exigeons pas qu’on nous apporte de preuve.

– Non, cela va de soi.

– Il y a quelque chose qui vous chiffonne dans son décès, n’est-ce pas ? interrogea Eyvör.

– Peut-être, répondit Erlendur.

– Que pensez-vous qu’il lui soit arrivé ?

– Je crois qu’elle allait extrêmement mal, qu’elle allait extrêmement mal depuis très longtemps.

– C’est également mon opinion. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je n’ai pas été aussi surprise que beaucoup d’autres par ce qui s’est passé.

– Vous a-t-elle parlé de visions qu’elle avait eues, d’hallucinations ou de phénomènes comparables ?

– Non.

– Elle ne vous a pas raconté qu’elle avait cru voir sa mère ?

– Non.

– Et de séances chez des médiums ?

– Non, elle n’a rien mentionné de ce genre.

– Avec votre permission, de quoi discutiez-vous toutes les deux ?

– Eh bien, il s’agit évidemment de choses personnelles, répondit Eyvör. Je ne peux pas vous les détailler. Je crois d’ailleurs que ça n’a rien à voir avec la manière dont elle a choisi de quitter ce monde. En général, on parlait de religion.

– Vous abordiez des sujets précis ?

– Oui, parfois.

– Lesquels ?

– Eh bien, le pardon, la confession des péchés, la vérité. Le pouvoir qu’a la vérité de libérer les hommes.

– Vous a-t-elle parlé d’événements survenus au lac de Thingvellir alors qu’elle était encore enfant ?

– Non, je ne m’en souviens pas.

– Et de la mort de son père ?

– Non. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider plus que ça.

– Ce n’est pas grave, répondit Erlendur en se levant.

– Il y a quand même une chose dont je peux vous parler. On abordait souvent le thème de la vie après la mort, je crois vous l’avoir déjà dit la première fois que vous êtes venu. Elle était… comment dirais-je… ce sujet l’intéressait de plus en plus au fil des ans, surtout, évidemment, après le décès de sa mère. En réalité, elle désirait avoir des preuves de l’existence de cette vie éternelle. Elle me donnait l’impression d’être prête à aller très loin.

– Que voulez-vous dire ?

Eyvör se pencha par-dessus son bureau. Du coin de l’œil, Erlendur apercevait la collerette de pasteur à l’intérieur du placard.

– Elle me donnait l’impression d’être prête à aller jusqu’au bout. Mais ce n’est qu’une opinion personnelle et n’allez pas crier cela sur tous les toits. C’est une confidence qui doit rester entre nous.

– Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

– C’est juste un sentiment.

– En d’autres termes, son suicide était… ?

– Le moyen qu’elle avait trouvé pour obtenir la réponse. Il me semble. Je sais que je ne devrais pas vous raconter ça, mais par rapport à ce que j’ai vu d’elle au cours des dernières années, je trouve très plausible qu’elle ait simplement cherché les réponses à ses questions.

Erlendur s’assit au volant de sa voiture, démarra, et son téléphone se mit à sonner. C’était Sigurdur Oli. Erlendur lui avait demandé d’éplucher les communications du portable de Maria, ce que Baldvin s’était empressé de les autoriser à faire. Les journées qui avaient précédé son décès, elle avait été en contact avec des universitaires pour raisons professionnelles, avec Karen pour le prêt du chalet d’été et avec son mari qu’elle avait appelé à l’hôpital et sur son téléphone portable.

– Le dernier appel sortant date du soir où elle s’est pendue, déclara Sigurdur Oli, qui ne se souciait nullement de surveiller son vocabulaire.

– À quelle heure ?

– À neuf heures moins vingt.

– Donc, elle était en vie à ce moment-là.

– Tout porte à le croire. La conversation a duré dix minutes.

– Son mari affirme qu’elle l’a appelé le soir en question depuis le chalet.

– Qu’est-ce que tu as en tête ? demanda Sigurdur Oli.

– Comment ça ?

– Qu’y a-t-il de louche dans cette affaire ? Cette femme s’est suicidée, c’est si compliqué que ça ?

– Je n’en sais rien.

– Tu as bien conscience que tu te comportes comme si tu enquêtais sur un meurtre, hein ?

– Non, c’est faux, rétorqua Erlendur. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un meurtre. Ce que je veux découvrir, c’est le pourquoi de son suicide, un point c’est tout.

– Et ça te regarde en quoi ?

– En rien, répondit Erlendur. En rien du tout.

– Je croyais que tu ne t’intéressais qu’aux disparitions.

– Un suicide, c’est aussi une disparition, conclut Erlendur avant de raccrocher.

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