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Deux jours plus tard, Erlendur était au domicile d’un vieux professeur d’art dramatique du nom de Johannes qui lui avait offert une tisane. Erlendur n’était pas un habitué de ce genre de boisson, mais l’homme lui avait réservé un accueil plutôt frais : il ne comprenait pas ce que lui voulait la police et avait failli ne pas le laisser entrer. Quand Erlendur lui avait expliqué que l’affaire qui l’amenait n’avait rien à voir avec lui, mais plutôt avec des ragots qui couraient sur d’autres, il avait changé d’attitude et ouvert grand sa porte. Il s’apprêtait à boire une tisane et avait proposé à son visiteur de l’accompagner.

C’était Orri Fjeldsted qui avait communiqué le nom du professeur à Erlendur quand ce dernier lui avait demandé qui connaissait le mieux les anciens élèves de l’École d’art dramatique. Orri n’avait pas eu besoin d’y réfléchir à deux fois. Johannes l’avait eu comme élève à l’époque, c’était le meilleur des hommes, mais aussi une commère de premier ordre. Il savait effectivement beaucoup de choses, mais tout ce qu’il dirait à Erlendur au sujet d’Orri ne serait qu’un tissu de mensonges, avait prévenu ce dernier.

Johannes vivait seul dans une maison mitoyenne du quartier est de Reykjavik. Plutôt grand et totalement chauve, il s’exprimait d’une voix forte. Ses yeux pétillaient et ses oreilles étaient d’une taille démesurée. Orri avait dit qu’il était divorcé, sa femme l’avait quitté depuis des années. Ils n’avaient pas eu d’enfant. Johannes avait été un excellent acteur dans sa jeunesse, mais, l’âge venant, le nombre de rôles proposés s’était réduit et il s’était mis à enseigner à l’École d’art dramatique. Parallèlement, il avait continué à interpréter quelques rôles dans des théâtres professionnels aussi bien qu’amateurs. De temps à autre, un rôle dans un film avait continué de faire vivre son nom et, parfois, il accordait à la télévision ou à la radio des interviews dans lesquelles il retraçait son passé.

– Je me rappelle très bien Baldvin, déclara Johannes alors qu’il venait de s’asseoir dans son bureau avec sa tisane et celle de son hôte. Erlendur avala une gorgée à laquelle il trouva mauvais goût. Il avait expliqué à Johannes la raison de sa visite en le priant de ne pas aller crier sur les toits que la police posait des questions sur l’un de ceux qu’il avait eus comme élèves. D’après Orri, ce genre de requête était parfaitement vaine, mais Erlendur espérait qu’il s’y plierait.

– Ce n’était pas un acteur des plus prometteurs, autant que je me souvienne, il a abandonné dès le début de la deuxième année, poursuivit Johannes. Il maîtrisait assez bien la comédie, mais ça s’arrêtait là. Il est parti en milieu de semestre, autant dire en pleine représentation. Il pensait avoir trouvé sa vocation dans la médecine. Je l’ai à peine revu depuis.

– Et les autres de sa promotion, ils formaient un bon groupe ?

– Oui, certains étaient bons, répondit Johannes en avalant une gorgée de tisane. Sacrément. Enfin, il y avait tout de même Orri Fjeldsted qui est un acteur excellent, même si son registre n’est parfois pas des plus variés. J’ai assisté à cette désastreuse adaptation d’Othello et il n’était pas bon dedans. Il y avait parmi eux Svala et Sigridur, une grande actrice, taillée pour Ibsen et Strindberg, ces géants des pays nordiques. Sans oublier Heimir, dont il m’a toujours semblé qu’il méritait de plus grands rôles. Avec l’âge, il est devenu un peu aigri et désabusé. Il s’est tourné vers la bouteille. Je l’ai pris pour incarner Jimmy dans Presque un gentleman, de John Osborne, quand j’ai monté cette pièce et j’ai trouvé qu’il s’en tirait rudement bien, même si ce n’était pas l’avis de tout le monde. En fait, je ne sais même pas où il en est aujourd’hui : je l’ai entendu dans un petit rôle l’autre jour, dans une pièce radiophonique. Tous ces gens-là sont aujourd’hui proches de la cinquantaine. Lilja, Snaebjörn, Einar. Ah oui, Karolina faisait aussi partie du groupe. Elle n’a jamais été une grande actrice, la pauvre.

– Vous souvenez-vous de détails remontant à l’époque où Baldvin a renoncé au théâtre ? demanda Erlendur, qui n’avait décidément pas l’impression d’avoir à tirer les vers du nez de son interlocuteur.

– Baldvin ? Eh bien, il a tout bonnement arrêté. Il n’a pas fourni d’explications précises, d’ailleurs il n’en avait pas besoin. C’était très difficile à l’époque d’entrer dans cette école, les demandes étaient légion et permettez-moi de vous dire qu’il était plutôt rare que les étudiants s’en aillent ainsi, au beau milieu de la représentation. En pleine représentation.

– Il n’a tout de même pas réellement fait ça ?

– Non, c’est seulement une façon de parler, voyez-vous, pour dire qu’il a abandonné. J’ai trouvé qu’il arrêtait de façon étonnamment subite, quand on pense aux efforts que ces gamins devaient faire pour être admis dans l’école. À cette époque-là, les jeunes voulaient tous devenir acteurs. C’était le rêve. Avoir du succès, devenir célèbre et être admiré de tous. Ce sont des choses que peut vous apporter l’art dramatique parallèlement à tout le reste. Car, aux vrais acteurs, il apporte nettement plus. Pour ma part, il m’a apporté la culture, la littérature, le plaisir du texte, il m’a ouvert une porte sur la vie elle-même.

Le vieil acteur s’interrompit et sourit.

– Vous m’excuserez de m’enflammer ainsi. Nous, les acteurs, nous avons peut-être tendance à en faire un peu trop. Surtout quand nous sommes sur le devant de la scène.

Il laissa éclater un rire bruyant, empreint d’autodérision.

– On m’a dit que Baldvin avait rencontré la femme qu’il a épousée plus tard peu après cet événement, reprit Erlendur avec un sourire.

– Oui, une étudiante en histoire, n’est-ce pas ? J’ai entendu dire qu’elle est morte récemment, qu’elle s’est suicidée. C’est peut-être la raison de votre visite, à moins que…

– Non, répondit Erlendur. Vous l’avez connue ?

– Pas du tout. Dites-moi, auriez-vous trouvé quelque chose de suspect dans son suicide ?

– Non, répondit Erlendur. Et Baldvin, il était satisfait d’abandonner le théâtre ? Vous vous en souvenez ?

– Je crois bien que Baldvin a toujours fait ce qu’il a voulu, répondit Johannes. C’est l’impression qu’il me donnait. On aurait dit que jamais il ne laissait personne lui donner de leçons. C’était un garçon résolu, qui menait sa vie comme il l’entendait. Enfin bref, les autres racontaient que cette fille le tenait tellement bien qu’il a changé du tout au tout. En outre, il n’a jamais rien eu d’un bon acteur. Je suppose qu’il s’en est rendu compte et qu’il a agi en conséquence.

– Parmi ceux de cette promotion, y en a-t-il eu qui se sont mis en couple ? demanda Erlendur en repoussant sa tisane. Je veux dire, parmi le groupe.

– Eh bien, ni plus ni moins que d’habitude, répondit Johannes. Il y en a toujours et les choses vont plus ou moins loin. Certaines personnes de cette promotion se sont mariées. Ça arrive.

– Et Baldvin ?

– Vous voulez dire avant qu’il rencontre sa femme ? Eh bien, là, je ne vous serai pas d’un grand secours. J’ai plus ou moins entendu dire qu’il était avec Karolina, une étudiante de sa promotion. Elle était assez jolie, mais n’avait aucun véritable talent d’actrice, d’ailleurs elle n’a jamais joué dans quoi que ce soit d’intéressant. Je me demande encore sur quels critères elle était entrée dans notre école. Je ne l’ai jamais su.

– Elle est devenue actrice par la suite ? demanda Erlendur, qui regrettait de ne pas mieux connaître les théâtres.

– Eh bien, sa carrière n’a pas été très longue et plutôt indigente. Je crois qu’elle ne monte plus sur scène depuis des années. La plupart du temps, elle interprétait de petits rôles. Le plus important qu’elle a joué a reçu de telles critiques qu’elle a dû en être complètement démontée.

– De quel rôle s’agissait-il ?

– C’était une pièce suédoise engagée qui marchait plutôt bien dans le temps. Ni bonne ni mauvaise. Le titre islandais était Vonareldur, Flamme d’espérance. J’ignore pourquoi ils ont monté ce truc-là, le drame pour ménagères vivait ses dernières heures.

– En effet, répondit Erlendur, qui n’y connaissait strictement rien en théâtre suédois.

– L’auteur était plutôt en vogue, à cette époque-là. Erlendur hocha la tête, et le vide à l’intérieur avec. Karolina était assez particulière. Personne n’avait autant qu’elle envie de devenir célèbre, de devenir une star, une reine de la scène. Je crois bien que c’est la seule raison qui l’a poussée à s’inscrire dans notre école alors que d’autres pensaient plutôt au théâtre en lui-même ainsi qu’à la formation qu’il vous apporte. Karolina n’était pas très claire de ce côté-là. De plus, elle n’avait aucune des qualités requises, elle était dépourvue de talent. Nous avons pourtant tout essayé avec elle, mais ça ne donnait jamais rien.

– Pourtant, elle a obtenu ce rôle, non ?

– Le rôle qu’elle a eu dans Flamme d’espérance n’était pas mauvais, reprit Johannes en terminant sa tisane. Mais son interprétation était calamiteuse. La pauvre, c’était un vrai désastre. Après ça, je crois qu’elle a abandonné les planches. Enfin bon, elle et Baldvin s’étaient plus ou moins rapprochés avant qu’il ne se marie et qu’il ne devienne… mais, au fait, ils n’ont jamais eu d’enfants, n’est-ce pas ?

– Non, confirma Erlendur, étonné de constater comme le professeur d’art dramatique se tenait au courant des choses. Rien ne semblait échapper à l’attention de ses grandes oreilles.

– Peut-être est-ce l’absence d’enfant qui a été la cause du geste de cette femme.

Erlendur haussa les épaules.

– Je n’en sais rien.

– Elle s’est pendue, n’est-ce pas ?

Erlendur hocha la tête.

– Et Baldvin ? Comment il a pris ça ?

– Disons, de la seule façon dont on puisse le prendre, me semble-t-il.

– Oui, comment prendre ce genre de chose ? Je me le demande. J’ai rencontré Baldvin il y a quelques années. Il remplaçait mon médecin traitant au dispensaire. Un très gentil garçon, ce Baldvin. Je me souviens qu’il tirait constamment le diable par la queue. Il traînait derrière lui tout un cortège de dettes. Il m’a plus d’une fois emprunté de l’argent jusqu’à ce que je finisse par refuser de lui en prêter. Il vivait largement au-dessus de ses moyens, mais bon, qui ne le fait pas de nos jours ?

– En effet, convint Erlendur en se levant.

– On dirait que c’est la mode d’être aussi endetté que possible, observa Johannes alors qu’il reconduisait son visiteur à la porte.

Erlendur le salua d’une poignée de main.

– Elle était rudement jolie, Magdalena, un beau brin de fille, nota l’acteur.

Erlendur s’arrêta net.

– Magdalena ?

– Oui, la jolie Magdalena. Je veux dire Karolina. Excusez-moi, qu’est-ce que je raconte ? Je commence à mélanger les rôles et ceux qui les interprétaient.

– Qui était Magdalena ? demanda Erlendur.

– C’était le rôle tenu par Karolina dans cette pièce suédoise. Elle jouait la jeune femme qui portait le nom de Magdalena.

– Magdalena ?

– Cette information vous serait-elle utile ?

– Je ne sais pas, répondit Erlendur, c’est possible.

Assis dans sa voiture, il réfléchissait à nouveau aux hasards de l’existence. Il venait de fumer quatre cigarettes et ressentait une très légère brûlure dans la poitrine. Il n’avait en réalité rien avalé depuis le matin et fumait pour se couper la faim. Il avait entrouvert la vitre côté conducteur et cette petite ouverture évacuait la majeure partie de la fumée vers l’extérieur. C’était le soir. Il suivait des yeux le soleil d’automne qui disparaissait par moments derrière des bancs de nuages. Le véhicule était garé dans le quartier ouest de Kopavogur, à distance respectable d’une vieille maison qu’il surveillait du coin de l’œil tout en contemplant le coucher de soleil. Il savait que la femme y vivait seule et devinait qu’elle avait très peu d’argent car, dans le cas contraire, elle en aurait consacré une partie à l’entretien de cette maison qui était plutôt en mauvais état. Elle n’avait pas été repeinte depuis longtemps et des traces de rouille coulaient sous les fenêtres. Une petite voiture japonaise valétudinaire était garée devant. Il n’avait remarqué personne dans la rue. Les occupants des maisons alentour étaient peu à peu rentrés chez eux après le travail, l’école, les courses ou les autres activités auxquelles ils se livraient dans leur routine quotidienne et Erlendur épiait, presque honteux, la vie de familles typiques par les deux fenêtres de cuisine qui s’offraient à sa vue depuis l’endroit où il s’était garé.

Il était venu là à cause d’une coïncidence décelée dans une enquête dont il ignorait pourquoi il la menait avec autant d’entêtement. Aucun élément n’indiquait qu’il ait pu s’agir d’autre chose que d’un très triste décès, celui d’une femme arrivée au bout du rouleau. L’ensemble de son passé tendait à le confirmer : la perte douloureuse de sa mère, son obsession de la vie après la mort. Il n’avait trouvé aucun élément douteux jusqu’à ce que quelqu’un mentionne ce nom qu’il avait déjà entendu dans un autre contexte. Cela avait suscité en lui d’étranges suppositions quant à des liens, avérés ou non, entre diverses personnes que cette malheureuse femme de Thingvellir avait connues ou pas. Magdalena était le nom de la voyante que Maria était allée consulter. Erlendur était convaincu que le hasard n’était rien de plus que la vie elle-même qui jouait aux gens de mauvais tours ou les divertissait. Il était comme la pluie qui tombe aussi bien sur les justes que sur les crapules. Il pouvait avoir des conséquences bénéfiques ou néfastes. Dans une certaine mesure, il déterminait ce qu’on appelle le destin. Il naissait du néant : inattendu, étrange et inexpliqué.

Erlendur se gardait de confondre les hasards et le reste. Il savait mieux que quiconque par son travail que, parfois, les coïncidences étaient organisées. Elles pouvaient être soigneusement agencées dans la vie d’individus qui jamais ne soupçonnaient quoi que ce soit. Dans ce cas, les événements ne portaient plus le nom de hasard. On pouvait les définir de diverses manières, mais dans la profession d’Erlendur il existait un seul mot pour le faire et c’était le mot crime.

Alors qu’il retournait ces pensées dans sa tête, la lumière extérieure s’alluma, la porte s’ouvrit et une femme en sortit. Elle referma derrière elle, se dirigea vers la voiture garée devant la maison, s’installa au volant et démarra. Elle dut s’y reprendre à trois fois pour que le véhicule consente enfin à avancer et à quitter la rue dans un vacarme considérable. Erlendur se fit la réflexion que, probablement, le pot d’échappement avait rendu l’âme.

Il suivit la voiture du regard, démarra sa vieille Ford et commença à suivre la femme. Il ne savait pas grand-chose de celle qu’il prenait en filature. Après sa visite chez le professeur d’art dramatique, il s’était un peu penché sur la carrière de cette Karolina Franklin. Son véritable nom était Karolina Franklinsdottir, mais elle en avait retiré le suffixe dottir qui signifiait “fille de” afin de lui conférer l’apparence d’un nom de famille : son ancien professeur avait observé que ça en disait long sur le personnage. Cette fille est très superficielle, avait-il déclaré. Elle n’a rien là-dedans, avait-il ajouté en frappant son index sur sa tempe. Erlendur avait découvert que Karolina travaillait comme assistante de direction dans un important groupe financier. Divorcée et sans enfant, elle ne s’était pas produite en public depuis des années. Le rôle de Magdalena dans Flamme d’espérance avait été son dernier : d’après Johannes, elle y avait incarné une ouvrière suédoise qui, ayant découvert l’infidélité de son mari, ruminait sa vengeance.

Erlendur suivit Karolina jusqu’à la location de vidéos du quartier, il la regarda choisir un film et s’acheter quelques friandises avant de repartir vers son domicile.

Pendant environ une heure, il resta assis dans sa voiture devant chez elle, fuma deux cigarettes de plus avant de quitter la rue et de rentrer chez lui.

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