X LE CARDINAL

Le lendemain du jour où Maurevert s’était mis en route pour Blois, Fausta sortit de son palais en litière fermée, sans escorte. Elle portait un vêtement sombre où il y avait comme de la modestie.


La litière s’arrêta sur la place de Grève, près du fleuve. Fausta, sans prendre les précautions dont elle s’entourait toujours, marcha vers la maison où nous avons à diverses reprises introduit le lecteur. Elle allait, seule et lente, comme si elle eût espéré être aperçue des fenêtres de cette maison.


Elle heurta le marteau, patiemment, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’un homme, enfin, vint ouvrir. Cet homme, ce n’était pas celui qu’elle avait placé là, naguère; dans la maison, il n’y avait plus une créature à elle…


– Je viens, dit-elle, pour consulter Son Éminence le cardinal Farnèse…


Le serviteur la regarda avec étonnement et répondit:


– Vous vous trompez, madame. Celui que vous dites n’est pas ici. Il n’y a d’ailleurs dans toute la maison que moi qui suis chargé de la garder.


Fausta sourit.


– Mon ami, dit-elle, allez dire à votre maître que la princesse Fausta veut lui parler…


– Madame, reprit l’homme en s’inclinant profondément, je vous jure que vous vous trompez…


– Mon ami, dit Fausta, allez dire à votre maître que je viens lui parler de Léonore de Montaigues…


Alors, au fond de l’ombre que formait la voûte du porche, quelqu’un se détacha, s’approcha lentement, écarta le serviteur, et d’une voix qui tremblait:


– Daignez entrer, madame, dit-il.


– Je vois, cardinal, que vous êtes très bien gardé, dit Fausta en souriant.


Et elle tendit au serviteur une bourse pleine d’or.


Cette ombre, qui venait de s’avancer, cet homme aux yeux pleins de feu et de passion, mais aux cheveux et à la barbe devenus entièrement blancs, ce cavalier vêtu de noir qui portait sur son visage la trace d’une incurable douleur, c’était, en effet, le prince Farnèse. Il offrit la main à sa visiteuse qui s’y appuya, et, ensemble, ils montèrent au premier étage, dans cette large salle spacieuse qui donnait sur la place de Grève.


Fausta, tout naturellement et comme s’il n’y eût pas d’autre place possible pour elle, alla s’asseoir dans le fauteuil d’ébène recouvert d’un dais qui avait des allures de trône. Quelques instants, elle contempla avec mélancolie le cardinal qui, debout devant elle, frémissant, attendant qu’elle parlât… qu’elle parlât de Léonore!…


– Cardinal, dit Fausta de cette voix d’une si enveloppante douceur, en vain vous essayez de me fuir. Oh! je sais que vous ne craignez pas la mort. Vous avez voulu vivre pour la revoir… elle!… Mais pourquoi vous écarter de moi?… Vous étiez en mon pouvoir. Notre tribunal vous avait condamné. Je n’avais qu’à vous laisser mourir… Et cependant, je vous ai rendu à la vie et à la liberté… C’est que je vous aimais encore malgré votre trahison, Farnèse!… C’est que je me souvenais que, le premier, vous avez cru à mes destinées, le premier, vous m’avez salué d’un titre qui m’écrase… C’est vous enfin qui m’avez conduite au sein du conclave secret!…


Elle s’arrêta un instant, puis, plus âprement, reprit:


– D’ailleurs, si j’avais voulu me saisir de vous, je le pouvais, cardinal!… Comment, ayant si longtemps vécu près de moi et connaissant l’organisation de notre espionnage, avez-vous pu penser que vous m’échapperiez si j’avais tenu à vous reprendre?… Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis que, presque mort de faim, je vous ai fait ouvrir la porte de votre prison?… Vous êtes resté trois jours dans l’auberge de la Devinière Puis, lorsque les forces vous sont un peu revenues, vous avez accepté l’hospitalité dans le logis de maître Claude… Puis, sachant que j’étais revenue d’un voyage que je fis à Chartres, vous avez trouvé sans doute que la rue Calandre était trop près du palais de Fausta; vous vous êtes dit que je ne pourrais pas supposer que vous chercheriez un refuge ici même… chez moi!… et, voyant la maison vide, vous êtes venu l’occuper…


– De terribles souvenirs m’y attiraient! murmura sourdement le cardinal.


– Je suis bien éloignée de vous en faire un reproche. J’ai seulement voulu vous prouver que si j’avais voulu, je savais où vous prendre… et qu’il était inutile de vous garder contre moi.


– Oui… je sais… vous avez des espions partout, et il semble que vous en ayez jusque dans le cœur des hommes… mais je ne vous fuyais pas… car vous êtes la Mort… et je ne fuis pas la mort!…


Un sourire livide glissa sur les lèvres de Fausta, qui continua:


– Remarquez encore, Farnèse, que je suis venue seule. Aucune escorte n’est apostée dans le voisinage. En sorte que vous pourriez facilement me tuer… vous me tueriez peut-être?


Le cardinal leva sur elle des yeux sans colère, d’une étrange clarté.


– Oui, dit-il, je vous tuerais! Je profiterais de cette folie qui vous fait vous livrer à moi!…


– J’en suis bien sûre, dit Fausta. Mais je vous ai dit que j’avais à vous entretenir de Léonore…


Farnèse tressaillit de la tête aux pieds.


– Et c’est cela, acheva Fausta, qui fait que votre poignard ne sort pas du fourreau. C’est cela qui fait que nous allons pouvoir nous dire paisiblement des choses nécessaires à notre commun bonheur.


– Il n’est plus de bonheur pour moi, dit le cardinal.


– Qu’en savez-vous?… Jeune encore, un rayon d’amour peut faire fondre cette glace qui pèse sur votre cœur… Que Léonore revienne à la santé… à la raison… qu’elle vous pardonne le passé… que vous soyez relevé de vos vœux religieux, et voilà le bonheur qui commence pour vous!…


Le cardinal écoutait en frémissant. Un immense étonnement le stupéfiait, le paralysait… et dans cet étonnement, il y avait une lueur d’espérance!…


– Revoir Léonore! murmura-t-il.


Un éclair illumina l’œil noir de Fausta.


Elle comprit qu’elle venait de porter au cardinal un coup décisif. Cet homme était donc encore ce qu’il avait toujours été… le faible qui n’ose prendre une décision, l’irrésolu qui se laisse ballotter au gré des événements comme une épave par les flots de la vie…


Et c’était un Farnèse!… C’est-à-dire un membre de cette famille d’aigles qui avait étonné l’Italie par son audace, par sa magnificence et parfois son génie… c’est-à-dire un parent de cet Alexandre Farnèse qui, à ce moment même, exécutait pour le compte de Philippe d’Espagne une des expéditions les plus hardies que seuls les éléments déchaînés devaient faire avorter.


Le cardinal était bien toujours l’homme dont Fausta connaissait admirablement la faiblesse. Elle savait que, quelle que fût sa destinée, Farnèse courberait la tête, ne se révolterait pas contre le malheur… elle savait qu’il y avait en lui une sorte de fatalisme à la façon des anciens qui disaient:


– Il est inutile et dangereux d’essayer d’échapper aux décrets du Destin…


– Cardinal, reprit Fausta, je n’essayerai pas de vous écraser sous une générosité qui n’existe pas; si je vous ai laissé vivre, si je viens à vous, si je vous propose de vous faire libre, de faire tomber la barrière qui vous sépare de Léonore, si je vous offre de vous la rendre et de vous rendre votre fille, c’est que j’ai besoin de vous. Avec un homme tel que vous, Farnèse, dans les circonstances graves où je me trouve, rien ne peut nous sauver tous deux qu’une franchise, une sincérité, une loyauté dignes de vous et de moi…


– Violetta! murmura Farnèse ébloui!… Léonore et Violetta!… Toute ma vie!…


Et une espérance plus ferme, plus lucide rentra dans ce cœur. Car il connaissait l’orgueil et l’ambition de Fausta, et il fallait qu’elle eût en effet bien besoin de lui pour parler comme elle venait de faire.


– Parlez, madame, dit-il d’une voix frémissante, et s’il ne faut que de la loyauté pour atteindre au bonheur que vous me laissez entrevoir…


– Il faut aussi du courage… exposer votre vie peut-être…


– Ah! s’il ne faut que risquer ma vie, moi qui ai risqué le salut de mon âme… à quoi ne m’exposerai-je pas si seulement je puis espérer sinon d’effacer le passé inoubliable, du moins de donner un peu de bonheur à ces deux êtres que j’adore!


– Eh bien, dit Fausta, j’ai besoin de vous, Farnèse! Voilà la vérité… Tandis que je suis ici, tandis que je prépare les grands événements que vous connaissez, Sixte, rentré en Italie, travaille avec sa prodigieuse activité… Notre plan initial qui était d’attendre la mort de ce vieillard pour nous déclarer, ce plan est renversé… D’abord, Sixte ne meurt pas! Ensuite, ce qui se passe en Italie nous oblige à précipiter les choses… En France, tout va bien… Guise est docile… Guise a repris l’énergie nécessaire… Valois va succomber et bientôt ce royaume aura le roi de notre choix.


Farnèse écoutait avec une attention profonde. L’abandon avec lequel Fausta lui faisait part de pareils secrets lui était un garant de sa sincérité. Et sa simplicité de parole et d’attitude la rapprochait du cardinal en la faisant plus humaine.


– Donc, continua Fausta, ici, en France, Dieu se déclare pour nous…


– C’est donc en Italie que ma faible puissance pourrait vous être utile?…


– Oui, Farnèse. L’Italie m’échappe. Plusieurs de nos cardinaux ont fait leur soumission au Vatican. Une grande quantité d’évêques demeurent dans l’attente, prêts à se retourner contre moi au premier coup qui me frappera. Quant aux prêtres qui feignent d’ignorer les engagements qu’ils ont pris, et dédaignent même de répondre à mes messagers, ils sont innombrables… Or, c’est vous, Farnèse, qui aviez entraîné la plupart de ces évêques et de ces cardinaux… C’est lorsqu’ils vous ont su séparé de moi qu’ils ont tourné leur sourire vers le vieux Sixte.


Un profond soupir de sourde joie souleva la poitrine du cardinal. Oui, tout cela était vrai! Tout cela, lui-même l’avait prévu! Fausta avait bien réellement besoin de lui, et elle était prête à tous les sacrifices pour s’assurer son aide!…


– Voici donc ce que je suis venue vous demander… Vous me direz si vous vous sentez de taille à accomplir une telle mission, et je vous dirai ensuite tout ce que je puis faire pour votre bonheur… Il s’agirait, cardinal, de vous rendre en Italie, de voir les hésitants, et surtout ceux qui se déclarent contre nous. Vous avez sur eux une autorité, un ascendant qu’ils ont tous reconnu. Pour les faire rentrer dans le devoir, je m’en rapporte aux arguments que vous trouverez dans votre grand cœur, vous qui avez pu les décider une fois déjà!… Mais pour frapper leurs esprits d’une terreur salutaire, vous leur direz ce qui est la stricte et impitoyable vérité…


Ici, Fausta s’arrêta comme si elle eût eu quelque hésitation.


– Parlez, madame, dit Farnèse, parlez sans crainte: même si nous devons être ennemis, les secrets sacrés que vous me confiez demeureront liés dans mon cœur comme dans une tombe jusqu’à l’heure où je devrai m’en servir pour vos intérêts.


– Eh bien!, s’écria Fausta emportée par un mouvement de passion qui eût achevé de convaincre Farnèse s’il ne l’eut été déjà, dites-leur donc, à ces prêtres orgueilleux et rebelles, dites-leur d’abord ce que vous savez déjà: qu’Henri de Valois va mourir! qu’Henri 1er de Lorraine va être roi de France… qu’il va répudier Catherine de Clèves… que je serai, moi, la reine de ce grand et puissant royaume!… Mais dites-leur aussi une chose que vous ignorez… Alexandre Farnèse a préparé et réuni dans les Pays-Bas une armée, la plus forte, la plus terrible qu’on ait vue depuis la grande armée de Charles-Quint!… Ces troupes devaient être embarquées à bord des vaisseaux de Philippe d’Espagne pour être jetées en Angleterre… Une tempête a détruit l’Invincible Armada… Mais Alexandre Farnèse demeure avec son armée intacte puisqu’elle n’a pu être embarquée… Et maintenant, écoutez! Alexandre, sur un signe de moi, est prêt à entrer en France… il attend… et dès que Valois sera mort, ses troupes, comme un torrent, viendront se joindre aux troupes de la Sainte Ligue [4]… Vous savez l’admiration et la terreur que le nom d’Alexandre Farnèse inspire en Italie… Dites-leur donc qu’il m’est tout dévoué! Que ce torrent, je le précipiterai sur l’Italie! que j’en dirigerai à mon gré la course et les ravages! Malheur! malheur aux insensés qui auront appelé sur eux ce nouveau fléau de Dieu!…


Fausta s’arrêta frémissante, palpitante… Et le cardinal, subjugué comme il l’avait été si longtemps par cette femme, courba la tête et murmura:


– Que Votre Sainteté veuille bien me donner ses ordres: ils seront exécutés…


Une fois de plus, Farnèse était vaincu!…


– Cardinal, dit Fausta avec cette émotion qu’elle savait non pas imiter, mais éprouver réellement quand il le fallait, et que surtout elle savait communiquer, cardinal, vous êtes donc de nouveau avec nous, vous rentrez donc dans le giron de notre Église?


– Madame, dit sourdement Farnèse, je vous ai promis de vous obéir, mais c’est parce que vous m’avez promis, vous, de me donner le moyen de sortir de cette Église, de toute l’Église…


– C’est vrai, murmura Fausta pensive, la passion est plus forte chez vous que la foi. Mais Dieu a ses voies qui nous demeurent secrètes et ses intentions qui nous sont impénétrables… Qui sait si hors de son Église vous ne le servirez pas avec plus de force efficace?… Farnèse, vous êtes donc résolu à partir pour l’Italie?…


– Dès que vous m’en donnerez l’ordre.


– Et à remplir la mission que je viens de vous exposer?


– Quand faut-il partir?


Fausta parut calculer un instant, puis elle dit:


– Tenez-vous prêt à partir le vingt-deux de ce présent octobre.


Elle se leva alors. Farnèse l’interrogeait du regard, comme s’il eût attendu une communication encore.


– Vous vous demandez pourquoi le vingt-deuxième jour de ce mois, n’est-ce pas, cardinal? dit Fausta avec un sourire.


– Non, madame, dit le cardinal palpitant, mais vous m’avez fait tout à l’heure une promesse.


– Celle de vous rendre Léonore et son enfant… Je m’explique, Farnèse: je ne prétends pas vous rendre la pauvre folle que le bohémien Belgodère, un jour, rencontra, errante et sans gîte, et qu’il attacha à sa pitoyable destinée; non, ce n’est pas de la diseuse de bonne aventure que je parle; ce n’est pas de la bohémienne Saïzuma; ce n’est pas de l’infortunée que vous avez entrevue dans le pavillon de l’abbaye… Celle dont je parle, Farnèse, c’est Léonore de Montaigues, c’est la fiancée du prince Farnèse…


Le cardinal ébloui, palpitant, écoutait comme il eût écouté le Dieu auquel il croyait.


– Je connais, continua Fausta, le moyen de rappeler la raison et la mémoire dans cet esprit… Je puis y jeter le germe du pardon qu’elle vous accordera… Quant à ramener l’amour dans son cœur, ceci vous regarde!…


– Léonore… ô Léonore!… balbutia Farnèse éperdu.


– Je vous rendrai Léonore, reprit Fausta avec une sorte de gravité, et avec elle, je vous rendrai cette enfant qui est comme le trait d’union entre vous et celle que vous aimez. Cette Violetta, Farnèse, c’est votre fille qui peut, qui doit sauver et guérir votre fiancée… sa mère… non seulement de la folie, mais encore de la haine… C’est par Violetta vivante sauvée par vous, que Léonore vous pardonnera, et c’est pour Violetta… pour sa fille… que la mère vous aimera encore…


– Ma fille! ô mon enfant adorée! bégaya Farnèse enivré.


– Donc, continua Fausta, vous partez le vingt-deuxième d’octobre… mais vous ne partez pas seul… vous partez avec elles!… Elles vous accompagnent!… Et si j’ai choisi ce jour-là pour votre départ, c’est que le vingt et un d’octobre sera rassemblé le saint concile qui vous relèvera de vos vœux, qui fera du cardinal un homme, et qui vous dira: «Voici ton épouse, voici ta fille!…»


Farnèse tomba à genoux… Il saisit une main de Fausta et y appuya ardemment ses lèvres… Et il éclata en sanglots…


Longtemps il pleura, prosterné, écroulé aux pieds de cette femme qu’une heure avant il rêvait d’étrangler. Et cependant, elle le considérait d’un regard si sombre qu’il eût frissonné d’épouvante s’il eût vu ce regard. Lorsque Farnèse se releva enfin, il ne vit plus devant lui qu’un visage empreint d’une douce pitié…


– Majesté, murmura-t-il, puisse luire bientôt pour moi le jour où vous aurez besoin de ma vie… Si je dépouille l’habit de cardinal, si je cherche à réparer le malheur dont j’ai frappé une innocente, si je deviens époux et père, je n’en resterai pas moins votre serviteur!… le plus ardent, le plus dévoué, le plus heureux d’assurer la réalisation de votre rêve sublime!


Farnèse s’inclina profondément et, courbé devant Fausta, tendit sa main sur laquelle elle s’appuya légèrement. Il la reconduisit ainsi jusqu’à la porte du logis.


– Le vingt et un d’octobre, à neuf heures du matin, murmura encore Fausta, tenez-vous prêt en grand costume de cérémonie: vous suivrez simplement celui que je vous enverrai et qui prononcera simplement ce mot: Léonore!…


Sur ce mot, elle s’éloigna, laissant le cardinal ébloui, fasciné, éperdu d’étonnement et de bonheur… Il la vit rejoindre sa litière qui bientôt disparut. Alors il poussa un profond soupir et remonta dans la pièce du premier étage. Un homme était là, debout, qui l’attendait. Cet homme, c’était maître Claude.


– Vous avez entendu? demanda Farnèse.


– Tout! dit Claude d’une voix sombre.


L’ancien bourreau regarda le cardinal:


– Je vous admire, dit-il avec un sourire d’une effrayante tristesse, vous êtes plus jeune de vingt ans…


– Oh! murmura ardemment Farnèse, revoir Léonore et Violetta!… ma fiancée… ma fille… Toutes deux les emmener!… M’évader de cet effroyable cauchemar où je vis depuis plus de seize ans!…


– Et me laisser, moi, dans mon enfer!…


Farnèse tressaillit.


– Que voulez-vous dire?…


– La vérité, monseigneur! dit humblement maître Claude. Vous allez partir, vous! Partir avec celle que vous adorez… et, ajouta-t-il avec un soupir étouffé, avec elle… avec l’enfant…


Farnèse rayonnait. Comme l’avait dit Claude, il semblait rajeuni. Un rayon d’amour et d’espoir faisait fondre la vieillesse prématurée, et n’eût été la blancheur de ses cheveux, il eût été en ce moment tel qu’il était à l’époque où, cavalier élégant, alerte, audacieux, il escaladait la nuit le balcon de Léonore.


– Maître, dit-il, j’ai assez souffert dans ma vie. Dieu me pardonne. N’est-il pas juste que je connaisse une heure de joie après tant d’années de désespoir?


– Oui, dit lentement Claude sans quitter Farnèse du regard, Dieu vous pardonne, à vous qui avez fait le mal. Mais il ne me pardonne pas, à moi qui n’ai pas fait le mal. Ceci est juste…


– L’amertume déborde de votre âme, dit Farnèse, et c’est pourquoi vous blasphémez… mais achevez ce que vous vouliez dire.


– Simplement ceci: vous partez… et moi, je reste…


Le cardinal baissa les yeux, mais ne dit pas un mot. Claude se fit plus humble encore. D’une voix plus basse où tremblait un sanglot, il reprit:


– Je reste, monseigneur… Ne me direz-vous rien?… Cette enfant que j’adore… qui est ma fille… car enfin, elle est ma fille!… vous partez avec elle… vous me l’enlevez… Monseigneur, n’avez-vous rien à me dire?…


– Que puis-je donc vous dire, fit sourdement le cardinal, sinon que je compatis à votre douleur…


– Eh quoi, monseigneur, dit Claude avec plus d’humilité encore, est-ce vraiment tout ce que vous trouvez comme consolation?… Cette enfant, dès que je l’eus prise dans mes bras, dès que son premier sourire informe et si doux m’eut remercié de l’arracher à la mort, eh bien, je me mis à l’aimer! J’étais seul au monde; elle fut le monde pour moi… Pendant des années, je vécus de ses sourires et de ses caresses. Je ne l’aimais plus, je l’adorais!… Comprenez-vous ce que cela veut dire?… Oui, sans doute!… Or, imaginez maintenant que cette adoration même n’est plus en moi… que ce qui est en moi, c’est le sentiment que ma vie existe seulement dans la vie de l’enfant, que les battements de mon cœur sont les battements du cœur de Violetta! Monseigneur… de grâce… ayez pitié de ma détresse!… Pourquoi voulez-vous m’arracher le cœur en m’arrachant ma fille?…


De nouveau, il se courbait. Et maintenant, il pleurait à chaudes larmes.


– Parlez, balbutia le cardinal, que puis-je?… Qu’avez-vous espéré?… Qu’avez-vous entrevu?…


Un lointain espoir fit tressaillir maître Claude qui, d’une voix rapide répondit:


– Pendant que cette femme parlait, j’ai entrevu… j’ai espéré que le bonheur vous rendrait généreux, monseigneur! Que vous auriez une minute assez de courage pour me dire: «Tu es le bourreau, c’est vrai! Mais tu es le père, le vrai père de Violetta!… Viens donc avec nous et prends ta part de bonheur!»…


– Jamais! gronda violemment le prince Farnèse… Maître, perds-tu la tête? Oublies-tu ce que tu as été? Comment pourrais-je te laisser vivre dans l’ombre de ma fille, sachant ce que tu fus!…


– Monseigneur, murmura Claude dans un soupir qui était un râle de douleur, vous me dites ce que je me suis dit maintes fois. Mais sachez qu’elle sait, vous dis-je, ce que je fus! Et cet ange ne m’a pas repoussé…


– Mais moi, moi!… je mourrais de honte et d’horreur à voir ma fille te donner la main…


– Monseigneur… vous ne me comprenez pas… Qu’est-ce que je demande?… De vivre près de Violetta? D’être toujours à ses côtés? Oh! non, ne croyez pas cela!… Je serais simplement un de vos serviteurs. Je ne vivrais même pas dans votre palais. Tenez, vous pourriez m’employer à cultiver vos jardins… je suis un excellent jardinier, je vous le jure… Et alors, il me suffirait que de temps en temps j’aperçoive l’enfant… de loin… sans me montrer…


– Jamais! gronda le cardinal.


– Je vous jure que je ne lui parlerai pas… qu’elle ne me verrait jamais… il me suffirait, vous dis-je, de voir qu’elle est heureuse…

– Maître Claude, dit froidement Farnèse, renoncez à ces idées. Vous-même vous sentez et comprenez que l’ancien bourreau juré de Paris ne peut vivre auprès d’une princesse Farnèse, même parmi ses serviteurs. Seulement, je m’engage sur le salut de mon âme à vous faire tenir tous les trois ou six mois une lettre qui vous parlera d’elle… qui vous dira sa vie…


Claude, encore une fois, se redressa et se croisa les bras.


– Vraiment? Vous me jurez cela?… dit-il.


– Sur le salut de mon âme!


– Et c’est tout?… C’est bien toute la part que vous me faites!…


– Sur mon âme aussi, c’est tout!…


– Vous dites que jamais vous ne consentirez à me laisser vivre près de mon enfant?


– Jamais!…


Il y eut une longue minute de silence. Et le cardinal put croire qu’il avait dompté le bourreau. Mais maître Claude, les sourcils contractés, semblait faire un effort de mémoire… Enfin, lentement, il alla à la porte et poussa les verrous.


Farnèse eut un livide sourire et s’apprêta à combattre par le poignard comme il venait de combattre par la parole. Mais au lieu de marcher sur lui, Claude s’adossa à la porte, les bras croisés. Un instant encore, la tête baissée, il sembla chercher dans sa mémoire. Puis relevant tout à coup son vaste front ridé par la douleur, d’une voix changée, très calme, mais rude, où il y avait une menace contenue, il prononça:


– Monseigneur, écoutez. Voici la teneur exacte du papier que je vous ai signé:


«Ce quatorze de mai de l’an 1588, moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau juré de Paris, demeuré bourreau par l’âme, déclare et certifie: «Pour atteindre la femme nommée Fausta, je m’engage Pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à monseigneur et cardinal-évêque Farnèse, ne répugnant à tel ordre qu’il me donnera, et suivant ses instructions sans autre volonté que d’être son parfait esclave. Et que je sois damné dans l’éternité si une seule fois dans le cours de cet an, je lui refuse obéissance. Et je signe…!»… Et j’ai signé, monseigneur… j’ai signé de mon sang!…


Le cardinal, pendant cette sorte de récitation, était demeuré immobile, fixant sur Claude des yeux exorbités, cherchant surtout à dominer le tremblement convulsif qui l’agitait.


Claude, d’un geste lent, se toucha la poitrine et continua:


– Voici maintenant, monseigneur, le papier que vous m’avez signé, vous!… Celui-là, je n’ai pas besoin de le chercher dans ma mémoire. Celui-là, je le sais bien, allez, car je l’ai relu mille fois… Il est là… Il ne me quitte pas!… Et voici ce qu’il dit: «Ce quatorze de mai de l’an 1588, moi, prince Farnèse, cardinal-évêque de Modène, déclare et certifie: dans un an jour pour jour ou avant ladite époque, si la femme nommée Fausta succombe, m’engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira, à telle heure qui lui conviendra, m’engage à lui obéir quoi qu’il me demande, et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l’éternité, si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe: Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu.»


Un silence terrible suivit cette deuxième récitation. Puis une sorte de gémissement gonfla la poitrine du cardinal. Et il baissa la tête, comme s’il eût attendu le coup fatal.


– Monseigneur, reprit alors Claude, vous ai-je fidèlement obéi?… Ai-je été l’esclave que je devais être?… Me suis-je bien conformé à ce que j’avais signé de mon sang?…


– Oui! répondit Farnèse sourdement.


– Puisque notre pacte prend fin aujourd’hui par votre réconciliation avec la femme nommée Fausta, suis-je bien dans mon droit en vous rappelant que vous m’appartenez, quels que soient le jour et l’heure?…


– Oui! répondit Farnèse d’une voix d’épouvante.


Claude s’avança de quelques pas, s’arrêta devant Farnèse, sans le toucher, et prononça:


– Monseigneur, ce jour et cette heure sont venus. Vous m’appartenez, et je vais user de mon droit!…


– Soit! râla le cardinal avec un accent de farouche désespoir… puisque vous avez acquis droit de vie et de mort sur moi… tuez-moi!… Bourreau, exerce une fois encore ton métier!…


Simplement Claude répondit:


– Monseigneur, ce n’est pas vous que je dois tuer. Vous faites erreur…


– Et qui donc? balbutia le cardinal en tressaillant.


– Fausta! dit Claude.


– Fausta!… Pourquoi elle, bourreau? pourquoi elle et non moi?…


– Parce que je veux que vous viviez, monseigneur! Tandis qu’en tuant Fausta, je ne fais qu’exécuter le pacte qui nous lie!… Ne suis-je pas… je ne dirai plus dans mon droit, mais dans mon devoir?… Ensemble nous avons convenu que cette femme doit mourir. Écoutez, monseigneur, je tuerai Fausta… je la tuerai devant vous… mais vous, je vous laisserai vivre!


– Démon! gronda le cardinal. Oh! je te comprends!…


– Le vingt et un d’octobre, on doit vous venir chercher de la part de Fausta, continua Claude, pour vous conduire devant le concile. Ce jour-là, vous devez sortir de l’Église et recouvrer votre liberté… Le lendemain, monseigneur, vous devez quitter Paris avec Léonore et Violetta… Eh bien, écoutez ceci: le vingt et un d’octobre, il n’y aura pas de concile! Nul ne viendra vous chercher de la part de Fausta, parce que Fausta sera morte!… Et vous, monseigneur, vous vivrez! Libre à vous, alors, de rechercher celle que vous aimez… et… mon enfant!…


Le cardinal haletait. Claude lui appuya sa large main sur l’épaule.


– Vous les chercherez donc, comme je chercherai de mon côté… Mais écoutez encore ceci, monseigneur! Lorsque vous aurez trouvé, alors, mais alors seulement, il sera temps pour moi d’user du droit que j’aurai de vous tuer… Adieu, monseigneur!


– Grâce! hurla Farnèse en tombant à genoux.


– Me faites-vous grâce, vous?…


– Oui! rugit Farnèse avec un terrible soupir.


– Vous consentez donc?…


– Je consens!…


– Le vingt et un d’octobre, nous allons ensemble au rendez-vous de Fausta?…


– Oui! oui!… Ensemble!…


– Et le lendemain, nous partons ensemble pour l’Italie?…


– Oui, oui!… Nous partons ensemble! Tout ce que tu m’as demandé, je l’accorde!…


Le cardinal se releva alors et darda vers le ciel un regard où il y avait une interrogation suprême… Claude, lui, avait baissé les yeux. D’une voix redevenue humble, avec une douceur et une tristesse étranges, il murmura:


– Je vous remercie, monseigneur!… D’ici là, je ne vous quitte pas!…


«Oh! gronda Farnèse en lui-même, honte affreuse! Ma fille vivant avec le bourreau!…»


Et à ce moment, maître Claude le bourreau songeait ceci:


«Ma Violetta, ma douce violette d’amour, mon pauvre ange bien-aimé, ne crains rien de moi! Ne redoute pas que je t’inflige la honte de vivre près du bourreau!… Que j’assure seulement ton bonheur!… Que je te voie une fois resplendissante de ta félicité près du jeune prince que tu aimes… que tu tiendras de moi!… Et alors… adieu pour toujours… je disparaîtrai… dans la mort!…»

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