Pour que Violetta fût mise en croix, il avait fallu que Fausta trouvât un exécuteur, un bourreau secret: ce bourreau, elle l’avait sous la main… c’était le bohémien Belgodère, c’est-à-dire le père de celle qui s’appelait Jeanne Fourcaud… de Stella. Pour décider Belgodère à accomplir la hideuse besogne, Fausta lui avait dit:
– Une de tes filles est morte, c’est vrai; mais l’autre est vivante. Si la petite chanteuse meurt, tu reverras Stella…
Mais si puissant que fût dans l’âme farouche et inculte du bohémien cet éveil de paternité que nous avons constaté, point n’était besoin d’y faire appel pour décider Belgodère: sa haine contre Claude suffisait…
Le bohémien s’était donc trouvé à l’abbaye, derrière le vieux pavillon, à l’heure précise qui lui avait été fixée. On avait amené Violetta, ou plutôt, on l’avait apportée, car étourdie sans doute par quelque boisson qui avait brisé ses forces, elle n’eût pu se soutenir, et elle avait à peine conscience de ce qui se passait. Belgodère, avec un mouvement de joie hideuse, avait saisi la malheureuse, l’avait couchée sur la croix, et l’avait fortement attachée par les bras et les pieds. Puis, avec l’aide de quelques hallebardiers, la croix avait été solidement plantée dans le trou préparé la veille par les gens de l’abbesse.
Fausta, à ce moment, était seule avec une douzaine de gardes sur l’esplanade. Léonore et Jeanne Fourcaud (Stella) étaient enfermées dans le pavillon avec Rovenni et les autres schismatiques. Une fois que l’effroyable besogne fut terminée:
– C’est bien, dit Fausta à Belgodère, tu peux te retirer. Va m’attendre devant la porte du couvent.
– Stella? grogna le bohémien qui jeta un regard sanglant sur Fausta.
Et elle comprit alors pourquoi Belgodère n’avait plus voulu la quitter!… Elle comprit que cet homme la tuerait sûrement si elle ne tenait parole!… Mais Fausta était bien décidée à rendre Stella au bohémien. Sur ce point-là, du moins, elle avait dit la vérité.
– Écoute, dit-elle, jamais je ne fais de serment, car c’est offenser Dieu… Retire-toi en toute confiance à l’endroit que je te dis, et dans une heure, tu verras celle que tu me demandes. Mais si je m’aperçois que tu doutes, si la pensée te vient d’espionner ce qui va se passer ici pour une fois je ferai un serment, et je te jure que ta fille va remplacer sur cette croix celle que tu viens d’y attacher…
À ces mots, Fausta monta lentement, sans se retourner, les marches de marbre. Un instant Belgodère demeura sombre, la tête basse, ruminant des pensées de haine; puis, esquissant un geste de violente menace, il se retira. Ayant jeté un regard sur la crucifiée, il eut un rire silencieux et terrible puis, à grands pas, franchit le terrain de culture, et sortit du couvent comme il en avait reçu l’ordre.
À ce moment même, il vît une litière s’arrêter devant le grand portail. Il reconnut aussitôt les deux hommes qui en descendirent: c’étaient Farnèse et maître Claude.
On a vu que le cardinal seul avait pu pénétrer dans l’abbaye et que Claude s’était retiré sous l’ombrage d’un grand chêne, attendant que le cardinal reparût avec Léonore et Violetta.
Nous avons dit quelle était la tristesse de l’ancien bourreau. Claude avait toujours vécu dans cette atmosphère glaciale de la terreur qu’il inspirait, habitué à entendre sur son passage les hommes grommeler une malédiction, les enfants lui crier des insultes, et les femmes murmurer une prière en faisant un signe de croix et en hâtant le pas…
Il savait parfaitement que cette répulsion qu’il inspirait pouvait et devait s’étendre à tous ceux qui vivaient avec lui… Il frémissait à la pensée que Violetta serait réprouvée comme lui s’il vivait près d’elle. La seule idée que le duc d’Angoulême pût apprendre qu’il était le bourreau lui causait une sorte de vertige.
Claude, à cette situation, avait trouvé une issue: disparaître. Mais si bien disparaître que plus jamais Violetta ne pût être éclaboussée du reflet rouge qui l’escortait… c’est-à-dire mourir!…
Ce bourreau avait un cœur de père, voilà tout. Le sentiment de la paternité avait pris en lui sa forme la plus violente et la plus délicate: se dévouer, mourir pour Violetta, cela paraissait tout simple à maître Claude. Mais mourir, c’était se condamner à ne plus la voir… et ne plus la voir lui semblait bien amer…
Voilà quelles pensées roulaient dans la tête de Claude, tandis qu’appuyé au tronc du vieux chêne, les yeux fixés sur le grand portail, il attendait Violetta, et que machinalement sa main se crispait sur l’aumônière de cuir où il avait enfermé un flacon de poison.
– À quoi peut-il bien songer? ricana Belgodère qui l’examinait de loin.
Et le bohémien gronda:
– Voilà donc celui qui a pendu celle que j’aimais… la mère de mes filles… ma pauvre Magda!… Voilà celui qui a refusé à un père de lui dire où se trouvait ses enfants! Un mot! Il n’avait qu’un mot à dire! Et je lui pardonnais la mort de Magda!… Et je me suis traîné à ses pieds et j’ai pleuré!… Il n’a pas eu pitié de la douleur de ce père… il est vrai que ce père n’était qu’un bohémien, un jongleur… Par les étoiles funestes! ai-je assez souffert! ai-je assez attendu cette minute!… Je le tiens!…
Belgodère eut un souffle rauque, secoua sa tête sauvage et s’avança vers Claude.
Le bourreau, en le voyant s’arrêter devant lui, eut un imperceptible tressaillement et pâlit. La présence de Belgodère à l’endroit et à l’heure mêmes où il devait revoir Violetta fit passer sur son échine le frisson des pressentiments mortels.
– Que veux-tu? demanda-t-il rudement.
– Ne t’en doutes-tu pas? dit le bohémien d’une voix non moins rude.
Ils étaient l’un devant l’autre, pareils à deux dogues énormes, tous deux formidables, livides tous deux.
– Passe ton chemin! gronda le bourreau.
– Mon chemin est le tien! grogna le bohémien. D’ailleurs je n’ai que peu de choses à te dire.
– Parle donc, mais hâte-toi! Ou sinon…
– Tu veux que je me hâte, et c’est bien. Voici donc mon maître: lorsque je t’ai vu récemment dans la maison de la place de Grève, je croyais tenir ma vengeance.
Claude, à ce souvenir, serra ses poings monstrueux.
– Il se trouva que tu m’échappas encore! Violetta fut sauvée… Stella était perdue pour moi… et mon autre fille, Flora, mourait sous mes yeux dans le brasier… tu triomphais une fois de plus de ma douleur…
– Monsieur, dit Claude avec une sorte de douceur humiliée, quant à vos deux filles, je vous ai expliqué…
– Bon! ricana Belgodère l’interrompant, voilà que tu m’appelles monsieur tout comme si j’étais chrétien et même gentilhomme…
– Je vous ai expliqué, dis-je, qu’en les confiant au procureur Fourcaud, je croyais agir pour le mieux de leur bien… Hélas! pouvais-je prévoir ce qui devait arriver à ce digne homme!…
– Moi qui n’étais que le père, je n’étais pas digne homme! gronda Belgodère.
– J’eus tort, je l’avoue. Mais maintenant que j’ai subi vos reproches, passez votre chemin, croyez-moi… ne me tentez pas en cette matinée.
– Vraiment, monsieur, tu avoues que tu as eu tort d’arracher au père ses deux enfants!…
– Oui, murmura Claude, comme s’il se fut parlé à lui-même, là fut peut-être le crime que j’ai expié par tant de désolation.
– Ton crime, dit Belgodère dans un rauque grondement, tu as bien dit le mot, cette fois: ce fut ton crime! Plus que d’avoir supplicié ceux de ma tribu, plus que d’avoir tué Magda, pauvre malheureuse qui ne t’avait rien fait, rien fait à personne, ce fut vraiment là ton crime… Quant à l’avoir expié, c’est autre chose!
– N’ai-je pas pleuré comme tu as pleuré? dit maître Claude en frissonnant.
– Ce n’est pas assez.
– Ne m’as-tu pas enlevé Violetta comme je t’avais enlevé Flora et Stella?…
– Ce n’est pas assez!…
– N’ai-je pas subi la douleur même que tu as subie? N’es-tu pas assez vengé pour avoir livré mon enfant à celle que tu sais, le jour même où je la retrouvais?…
– Ce n’est pas assez!…
À mesure qu’il faisait ces trois réponses, Belgodère s’était redressé, sa voix avait fini par rugir. Le bourreau, au contraire, semblait se courber, de plus en plus écrasé.
– Parle donc, dit maître Claude. Dis-moi ce qu’il te faut. Ce que tu me demanderas, je te le jure par cette journée solennelle, par cette heure où renaît mon cœur pour bientôt mourir, je te l’accorderai!… Mais ensuite, va-t-en!… Par Notre-Dame, je te le dis, bohémien, n’abuse pas de ma patience en un tel moment!… Voyons, dis vite: que te faut-il?
– Sang pour sang! Vie pour vie! Mort pour mort!…
Maître Claude releva lentement la tête et répondit:
– Sois donc satisfait. Car bientôt je ne serai plus!…
– Tu plaisantes, bourreau! Ah çà! que veux-tu que ta mort me fasse? Maître Claude, le supplice de Flora appelle le supplice de Violetta!…
Claude saisit une branche de chêne qui pendait au-dessus de sa tête, la brisa, la tordit, l’arracha, et, monstrueux, terrible, la matraque serrée convulsivement dans sa main, grogna:
– Va-t-en!…
– Je m’en irai tout à l’heure, dit Belgodère, quand ma fille Stella sortira de ce couvent. Car je puis bien te l’annoncer: on va me rendre ma fille… celle qui me reste; c’est déjà quelque chose… Et quand à la petite chanteuse…
Claude fit un pas, leva la matraque et gronda:
– Je te conseille de ne pas proférer ici de menace contre elle. On va te rendre ta fille: c’est bon. Tu dois à ces mots que tu viens de dire de ne pas être assommé déjà. Mais maintenant, va-t-en sans menacer ma fille, à moi!
– Des menaces! hurla Belgodère avec un éclat de rire insensé. Tu ne me connais pas, Clause! Je ne menace pas, moi! Je tue!… Et si je te dis qu’il me fallait le supplice de ta Violetta, c’est qu’à cette heure elle est suppliciée!
Claude rejeta sa branche de chêne. Sa main énorme s’abattit sur l’épaule du Bohémien qui ne plia pas et continua à le regarder les yeux dans les yeux convulsé par la haine, les dents découvertes par l’effroyable sourire de la vengeance satisfaite.
– Tu dis? fit Claude presque à voix basse, tandis qu’un tremblement l’agitait tout entier.
– Je dis, rugit Belgodère avec un juron terrible, je dis que moi, Belgodère, j’ai attaché ta fille sur la croix, que vingt hommes d’armes gardent cette croix, et qu’à cette heure elle expire! Je dis… Tiens! Écoute!… Voici le glas qui sonne! En ce moment, ta fille…
La parole expira soudain sur ses lèvres. Claude venait de le saisir à la gorge. Ses deux mains, tenailles vivantes, s’incrustèrent dans les chairs… Il ne disait pas un mot. Il était pâle comme un mort, rigide comme une monstrueuse cariatide; seulement, de ses yeux exorbités et rouges d’afflux sanglants, des larmes coulaient l’une après l’autre, et l’on eût dit qu’il pleurait du sang…
Le bohémien, vigoureux et trapu, ses forces décuplées par la haine, essayait, par violentes secousses, d’échapper à l’étreinte. À chaque secousse, il reculait d’un pas et entraînait Claude… Et lui aussi empoigna le bourreau à la gorge; ses deux bras nerveux, dans un geste foudroyant, se levèrent, ses doigts velus s’enfoncèrent dans la gorge de Claude…
Alors, ils demeurèrent immobiles sous le ciel rayonnant, dans le grand silence paisible où les tintements du glas tombaient un à un comme des gouttes de tristesse mortelle… Debout l’un contre l’autre, pétrifiés dans leur attitude, ils s’étranglaient l’un l’autre.
Cela dura quelques instants… Enfin, les doigts de Belgodère se desserrèrent… sa tête tomba mollement sur ses épaules.
Une seconde encore Claude le tint dans ses doigts, et quand il eut vu les yeux du bohémien devenus tout blancs, quand il eut vu sa face violette, il le lâcha… Belgodère s’affaissa sur place… Il était mort.
Claude se pencha sur lui et posa sa main sur son cœur. Il semblait très calme, si ce n’est qu’il respirait à coups précipités, à demi étouffé qu’il était. Lorsqu’il eut constaté que le bohémien était bien mort, il se releva et regarda autour de lui avec cet étonnement stupide de l’homme qui se fait éveiller et croit faire un méchant rêve.
Les tintements funèbres de la cloche de l’abbaye arrêtèrent son attention; mais il ne comprenait pas encore pourquoi sonnait cette cloche. Brusquement, un reflux de la mémoire le ramena dans la réalité.
– Le glas! rugit-il en saisissant ses cheveux à pleines mains. Le glas!…
Et il se rua vers la porte du couvent. La porte était toute grande ouverte. En effet depuis dix minutes, une troupe assez nombreuse venait d’arriver et avait pénétré dans l’abbaye. Ni Belgodère ni maître Claude n’avaient fait attention à cette troupe qui, étant entrée, laissa un homme de garde sous la voûte.
– Halte-là! cria la sentinelle en voyant arriver Claude hagard, échevelé, hurlant et lancé en bonds furieux.
Claude, sur son passage, renversa l’homme sans s’arrêter, sans le voir peut-être, simplement en le heurtant. Et presque aussitôt il s’arrêta, avec une atroce clameur de mortel désespoir:
Il venait de reconnaître Violetta dans les bras du duc d’Angoulême qui l’emportait. Violetta blanche comme une morte. Morte sans aucun doute!…
À ce moment, le petit duc chancelait… il allait tomber… Claude ouvrit ses bras noueux, ses bras de géant, et reçut le double fardeau: Charles d’Angoulême portant Violetta…
Et d’un furieux effort, il les enleva tous les deux, il les emporta, le pas à peine alourdi par la charge, s’élança au dehors, ses yeux rouges fixés sur Violetta, mordant ses lèvres jusqu’au sang pour ne pas crier, courant, bondissant d’instinct vers la petite source du calvaire… la source près de laquelle, jadis, Loïse de Montmorency avait été frappée par Maurevert…
Et là, il les déposait tous deux sur le gazon, s’agenouillait, trempait ses mains dans l’eau et baignait le front de la jeune fille qui presque au même instant poussait un soupir, ouvrait les yeux et, dans un sourire, comme elle avait souri dans la salle des exécutions du palais de Fausta, comme alors, murmurait:
– Mon père… mon bon petit papa Claude!
Les minutes qui suivirent furent pour Claude, pour Violetta et pour Charles, promptement revenu de son évanouissement, d’intraduisibles minutes d’extase. Ces trois êtres, pendant la période qui suivit la délivrance de Violetta et leur réunion, doutaient encore de leur bonheur. Les questions, les exclamations, les mains serrées cent fois, les baisers éperdus, les larmes, toute cette mimique des gens qui ont longtemps souffert apaisa enfin leur angoisse, et ils purent, avec plus de calme, envisager leur situation.
Pour Charles et pour Violetta, elle était rayonnante; leur félicité les enivrait, ils resplendissaient de leur pure joie comme le soleil resplendissait dans le ciel. Pour, Claude elle était sombre…
Puisque Violetta était sauvée, puisqu’elle était réunie enfin à celui qu’elle aimait, l’heure de disparaître allait sonner pour lui… l’heure de mourir!… Et c’était maintenant, c’était en présence de son enfant qu’il comprenait toute l’horreur contenue dans ce mot: mourir!…
Le duc d’Angoulême avait reconnu en Claude l’homme qu’il avait vu dans sa maison de la rue des Barrés, l’homme au mystère inquiétant qu’il aurait si ardemment souhaité déchiffrer. Mais à ce moment, le pauvre amoureux ne voyait que Violetta, et il lui semblait que jamais il n’arriverait à rassasier ses yeux.
Mais Violetta, elle, ne perdait de vue ni son fiancé, ni celui qu’elle persistait à appeler son père. Certes, c’était pour elle un bonheur inouï que de revoir celui qu’elle aimait, et c’est à peine si elle osait croire à la réalité de cette heure adorable. Mais l’affection filiale qu’elle avait pour Claude avait en elle des racines bien profondes…
Violetta, dans ce moment, vit s’assombrir le visage de Claude. Elle vit que les yeux du réprouvé se fixaient sur Charles… sur le fiancé!… Et par une soudaine intuition du cœur, cette fille charmante comprit la douloureuse vérité!… Elle attacha sur lui un regard attentif, puis dégageant doucement ses mains que le petit duc tenait dans les siennes, elle se jeta dans les bras de maître Claude et posa sa tête sur sa vaste poitrine.
– Mon père, dit-elle, mon bon père, qu’avez-vous?… Pourquoi, en un pareil moment, n’êtes-vous pas rayonnant de joie comme vous l’étiez lorsque vous m’avez retrouvée dans la salle des supplices… lorsque vous m’avez prise dans vos bras?…
– Silence! silence, mon enfant! bégaya Claude en regardant le duc avec terreur.
– Vous pleurez, père!… Vous sanglotez!
– C’est la joie!… Je te le jure…
Elle secoua la tête; ses beaux yeux bleus de violette, avec une étrange sérénité, se posèrent sur son fiancé, tandis que sa joue se reposait encore sur la poitrine de l’ancien bourreau. Peut-être, avec la bravoure d’âme des femmes dans les circonstances d’où leur vie entière peut dépendre, voulait-elle mesurer d’un coup l’amour du duc d’Angoulême. Et ce fut avec une sorte d’héroïsme qu’elle se jeta à corps perdu dans l’explication que Claude voulait éviter en mourant.
– Non, dit-elle avec une fermeté pleine de douceur, tandis qu’elle pâlissait légèrement; non, non, père, ce n’est pas la joie qui vous fait pleurer en ce moment… c’est la douleur. Vous n’êtes pas comme ce jour où, dans la salle des supplices, vous m’avez prise dans vos bras et où vous vous êtes jeté dans la trappe…
– Silence, malheureuse enfant! gronda Claude.
– La salle des supplices! murmura Charles d’Angoulême.
Et il eut dès lors la conviction qu’il allait connaître le secret… que Claude allait cesser d’être un mystère pour lui et qu’il allait apprendre quelque chose de terrible. Claude d’une main cachait ses yeux, et de l’autre cherchait la bouche de Violetta pour la fermer. Pâle de sa résolution, forte de son courage, une flamme d’héroïsme dans les yeux, Violetta reprit:
– Oui… la salle des supplices où je devais périr… Monseigneur duc, écoutez… Voici mon père…
– Monseigneur, râla Claude éperdu, ne la croyez pas: son père, vous savez, c’est le prince Farnèse…
– Mon père, continua Violetta, c’est celui qui m’a prise, enfant, dans ses bras protecteurs, qui m’a consacré sa vie et m’a donné le meilleur de lui-même… Monseigneur, je vous aime. Dans le secret de mon cœur j’ai uni ma destinée à la vôtre… Je ne pense pas que je puisse jamais vous oublier, et je crois que s’il fallait jamais nous séparer, ajouta-t-elle d’une voix altérée, je serais bientôt morte…
– Ô mon enfant! fille adorée de mon cœur! sanglota maître Claude.
– Nous séparer! balbutia le duc d’Angoulême en frissonnant. Chère fiancée, vous voulez donc que je meure?…
– C’est pourtant ce qui arriverait, dit Violetta, s’il fallait que mon bonheur fût au prix du malheur de mon père!… Écoutez, mon cher seigneur, mon père s’appelle maître Claude…
– Mon enfant… par pitié!… oui, par pitié pour ton vieux père Claude… tais-toi!…
– Mon père, continua Violetta avec l’intrépidité des héroïnes de jadis qui marchaient à l’ennemi la hache à la main, mon père est un bourgeois de Paris. Le voici. Je n’en connais pas d’autre. C’est lui qui m’a élevée… avec quelles tendresses, avec quels soins délicats, nul ne le saura jamais que moi… c’est toute sa vie qu’il m’a donnée, monseigneur. Si je vis, c’est à lui que je le dois… Or, après une longue séparation, quand il me retrouva, ce fut encore pour sauver ma vie… Et maintenant, écoutez, mon cher seigneur… Ce jour-là, après m’avoir sauvée, il sanglotait comme maintenant… Et quand je voulus savoir quel chagrin il y avait dans l’existence de ce juste, quelle douleur il m’avait cachée à force de tendresse et de dévouement, il m’apprit qu’il n’était pas digne de s’appeler mon père, parce qu’il était autrefois bourreau juré de la ville de Paris. Monseigneur, regardez-moi, je suis la fille de maître Claude!…
Charles d’Angoulême livide, frissonnant, les cheveux hérissés, recula de deux pas, cacha son visage dans ses mains, et jeta une sorte de gémissement lamentable:
– Le bourreau!…
«Puissance du ciel, je puis mourir heureux! cria en lui-même maître Claude, transfiguré, le visage rayonnant d’une joie surhumaine… Ange de ma pauvre vie! Bénie sois-tu pour cette minute d’ineffable orgueil que tu donnes au cœur de ton père!»
À ces mots, il prit rapidement le flacon de poison qu’il portait dans son aumônière et en avala le contenu. Violetta, les yeux fixés sur Charles, attendant sa décision avec la vertigineuse anxiété de l’être au bord d’un abîme, Violetta n’avait pas vu ce geste!… Et Charles, comme assomme par cette révélation, ne l’avait pas vu davantage!…
Pendant quelques secondes, les yeux fermés sous ses mains demeurèrent pourtant comme éblouis par de sinistres lueurs… Quand il laissa retomber ses mains, quand son regard se posa sur Violetta, la jeune fille poussa un grand cri de joie éperdue… Car dans les yeux de son fiancé, elle venait de voir que l’amour était vainqueur de la révélation, de l’horreur, de l’épouvante, de tout au monde!…
Dans le même instant, les deux amants étaient dans les bras l’un de l’autre et échangèrent l’étreinte par laquelle ils étaient désormais unis à jamais… Charles prit une main de Violetta dans sa main, s’avança vers Claude, et pâle encore, mais la physionomie rayonnante de mâle loyauté, prononça:
– Monsieur, laissez-moi saluer en vous le père de celle que j’adore et à qui, devant vous, je consacre ma vie… Ce que vous fûtes, je l’ignore. Ce secret s’est déjà évanoui de mon cœur… Que ceci ne vous étonne pas, monsieur. J’ai été quelques mois à l’école d’un homme dont le contact m’a transformé, qui a aboli en moi d’anciennes croyances et m’a fait une âme nouvelle. Le chevalier de Pardaillan, monsieur, m’a appris qu’un homme est hideux, même sous le manteau royal quand il ignore la justice et la bonté; qu’un homme est vénérable quand il porte un cœur d’homme battant à tous les sentiments d’amour, de pardon, de suprême indulgence. C’est ce que vous êtes, et voici ma main!…
Charles tendit sa main en frémissant malgré lui. Claude la saisit et poussa un long, un profond soupir, en murmurant:
– Maintenant, je suis sûr du bonheur de ma fille!…
– Ô mon noble Charles, balbutia Violetta. Comme je vous bénis!… Ô mon bon père… tu auras donc, toi aussi, ta part de bonheur!…
Claude sourit d’un sourire qui contenait sûrement tout le bonheur et tout l’amour… Presque au même instant, il sentit une sueur glaciale pointer à la racine de ses cheveux, il chancela, tomba sur les genoux, puis, comme tout se mettait à tourner autour de lui la ronde vertigineuse de l’agonie, il s’allongea sur le sol, les mains crispées sur l’herbe.
– Père! père! cria Violetta en s’agenouillant et en soutenant la tête de Claude.
– Ne t’inquiète pas… c’est… c’est la joie…
– Oh! bégaya la jeune fille épouvantée, mais son visage se décompose… ses mains se glacent… Seigneur! est-ce que mon père va mourir?…
Claude se raidit.
Un sourire ineffable illumina son visage monstrueux et, dans un râle haletant, d’une voix infiniment douce, il répondit:
– Mourir… oui!… je meurs… Mon enfant, je meurs de joie… quelle belle et heureuse fin!… Ne pleure pas… il est impossible… de mourir… plus heureux… puisque je meurs de joie!… Monseigneur, ma bénédiction vous accompagnera dans la vie… Je vous donne cette enfant… ce cher trésor… Adieu… ta main, mon enfant… ta main…
Dans un dernier effort, il saisit la main de Violetta… Il l’appuya sur ses lèvres et ferma les yeux…
– Mon père est mort! sanglota la jeune fille…
– Mort!… râla Claude dans un sourire d’indicible bonheur… mort de joie!…
Et il expira…
À ce moment, et comme Violetta, affaissée sur elle-même, étouffait ses sanglots dans un pan de son manteau ramené sur son visage, le duc d’Angoulême, jetant les yeux autour de lui, aperçut le petit flacon qui avait roulé presque au bord de la source. Il tressaillit et jeta sur le mort un regard de pitié profonde… Il avait compris de quoi maître Claude était mort!…
Alors, il se baissa; et pour que ce flacon ne fût pas vu de sa fiancée, pour qu’elle pût garder à jamais cette touchante illusion qu’avait voulu créer le bourreau dans le dernier souffle de son dévouement, il plongea la petite et frêle capsule dans l’eau pure de la source…
Le flacon se remplit d’eau, coula à pic et disparut au fond de la source, qui continua à s’échapper avec un bouillonnement très doux, s’épanchant et formant le joli ruisseau qui murmurait sur les pierres polies des rampes de Montmartre…
À ce moment, une jeune fille sortit de l’abbaye en courant, s’arrêta un instant non loin du chêne sous lequel gisait Belgodère étranglé, jeta autour d’elle des yeux égarés, et apercevant enfin le groupe formé par Charles d’Angoulême et Violetta agenouillée près de Claude, elle descendit d’un pas affolé par la terreur, et, reconnaissant Violetta, se pencha sur elle et jeta un cri de joie folle.
– Chère et douce compagne de captivité, murmura-t-elle. Nous sommes donc libres!… Au prix de quelles horreurs, hélas!… Mais comment avez-vous échappé à l’abominable supplice?…
Violetta levant son visage baigné de larmes reconnut Jeanne Fourcaud, se leva et se jeta dans ses bras en sanglotant:
– Mon père est mort!…
C’était en effet la fille de Belgodère [8].
Au moment où se produisait la collision entre Fausta et Sixte-Quint, elle s’était relevée, épouvantée du rôle inconscient qu’elle avait joué dans cette tragédie. Le cri du cardinal Farnèse, les plaintes déchirantes de Léonore prosternée au pied de la croix, lui avaient appris que Fausta avait menti, qu’elle n’était nullement la fille de la bohémienne Saïzuma… Alors, affolée par le spectacle qu’elle avait sous les yeux, elle avait traversé le jardin en courant, était arrivée à l’abbaye, avait trouvé une porte ouverte et, sans savoir, poussée par l’épouvante, se retrouva sous la voûte, vit le grand portail ouvert et s’élança au dehors. Elle passa près du cadavre de Belgodère – son père! – sans le voir.
Le duc d’Angoulême vit un secours dans l’arrivée de cette belle enfant qu’il ne connaissait pas, mais qui semblait aimer tendrement sa fiancée. Il glissa quelques mots à l’oreille de Jeanne Fourcaud, qui entraîna Violetta loin du pauvre corps du bourreau enfin rendu à la paix qu’il avait en vain cherchée toute sa vie.
Quelques paysans du hameau s’étaient approchés… Charles leur fit signe, et moyennant une pièce d’or, obtint qu’ils enlevassent le cadavre, qui fut déposé dans une chambre. Quant à celui de Belgodère, il fut enterré à l’endroit même où il était tombé.
Tandis que Jeanne Fourcaud, dans la chaumière où reposait le corps de maître Claude, essayait de consoler Violetta, Charles d’Angoulême s’était rapproché de l’entrée de l’abbaye. Inquiet de Pardaillan, il allait pénétrer dans l’intérieur du couvent lorsqu’il le vit apparaître.
Le chevalier semblait fort calme. Mais Charles connaissait bien cette physionomie. Et à certains signes, il vit que Pardaillan devait être bouleversé par quelque violente émotion, qu’il attribua à la scène de l’esplanade. Il se contenta donc de le mettre au courant de ce qui venait de se passer près de la source.
– Bien, dit Pardaillan, qui hocha la tête, vous n’avez plus, monseigneur, qu’à conduire votre fiancée à Orléans. Votre figure radieuse sous le mince bistre de tristesse qui la couvre, me dit assez que vous êtes au seuil du bonheur. Le bonheur, mon cher, est un fantastique palais où il faut se hâter d’entrer dès qu’on le peut. Si on hésite un instant, le palais s’effondre comme les nuages qu’on voit quelquefois, château maintenant, désert tout à l’heure… Rendez donc les derniers devoirs à ce malheureux, et partez avec Violetta…
– Et vous, cher ami?… Je vous préviens que je ne pars pas sans vous…
– Il le faut, dit Pardaillan. Vous partez, moi je reste. D’ailleurs, notre séparation ne sera pas longue. Dès que j’aurai terminé à Paris certaine affaire qui m’y retient, je viendrai vous chercher à Orléans. Mais, au nom du diable, n’hésitez pas…
Après une brève discussion, Charles dut se rendre à l’évidence. Il lui fallait, de toute nécessité, mettre Violetta en sûreté parfaite; et sur la promesse que le chevalier viendrait le chercher bientôt à Orléans, il se jeta dans ses bras pour lui faire ses adieux. Puis, non sans se retourner plusieurs fois vers le chevalier demeuré près du portail, il s’éloigna le cœur serré, des larmes aux yeux et, malgré toutes les promesses de Pardaillan, avec le triste pressentiment qu’il ne le reverrait plus…
Il regagna la chaumière où Violetta pleurait près du corps de Claude, tandis que Jeanne Fourcaud essayait en vain de la consoler.
Le duc d’Angoulême passa cette journée à se procurer une litière pour sa fiancée et un cheval pour lui. Le lendemain matin, au lever du soleil, maître Claude fut enterré. Sur le tumulus qui recouvrait son corps, Violetta agenouillée pleura longtemps. Enfin, Charles parvint à l’arracher à ce coin de terre et la fit monter dans la litière où Jeanne Fourcaud prit également place. Lui-même sauta en selle. Et la petite troupe se mit en route pour contourner Paris et rejoindre la route d’Orléans.
Comme la litière s’ébranlait, le duc d’Angoulême vit surgir près de son cheval deux grands diables qu’il reconnut aussitôt, surtout Picouic, grâce auquel il avait pu arriver à temps pour sauver Violetta.
Picouic, en effet, avait eu la pensée de se rendre à tout hasard à l’auberge de la Devinière , et étant entré dans Paris à l’ouverture des portes, il avait trouvé dans l’auberge Pardaillan et Charles qui s’apprêtaient déjà en vue du rendez-vous que Maurevert leur avait assigné pour ce jour-là même… Nos lecteurs devinent le reste.
Picouic et Croasse, donc, après la scène terrible qui s’était déroulée près du pavillon de l’abbaye, s’étaient rejoints, avaient vu le duc d’Angoulême dans ses allées et venues et avaient fait leur plan en conséquence. Ils assistèrent à l’enterrement de Claude, et lorsqu’ils virent le jeune duc prêt à partir, s’approchèrent de lui.
– Monseigneur, cria Picouic, ne nous abandonnez pas!…
Charles fut ému de pitié… et après tout, c’était à Picouic qu’il devait en partie son bonheur présent.
– Vous voulez donc venir avec moi?
– Au bout du monde! dit Picouic.
– Eh bien, dit Charles, qui avec un sourire leur jeta quelque argent, voici pour faire la route d’ici à Orléans. Une fois à Orléans, venez me trouver, et si mon service vous plaît, eh bien, vous resterez avec moi…
Les deux compagnons se confondirent en bénédictions et prirent d’un pas allègre le chemin que Charles suivait à cheval… La litière qui contenait Violetta et Jeanne Fourcaud arriva sans incident à Orléans, escortée par Charles, le soir du cinquième jour. Trois jours plus tard, les deux compagnons de misère y faisaient également leur entrée, et Picouic disait à Croasse:
– Je crois que cette fois, nous entrons vraiment dans la vie de cocagne…