Le soir de ce jour où des décisions suprêmes furent prises chez le roi, nous pénétrons dans une auberge d’assez pauvre apparence, qui avoisine le château, et qui s’appelait à cause de cela l’Hôtellerie du Château.
Dans une chambre du premier étage, le chevalier de Pardaillan allait et venait, à la lueur d’une chandelle fumeuse qui semblait n’être là que pour mieux montrer les ténèbres. Cependant, la table était dressée et toute servie, comme si Pardaillan eût attendu un convive. C’est-à-dire que sur cette table, il y avait de quoi apaiser la fringale de trois ou quatre bons mangeurs. Pardaillan était ainsi prodigue et outrancier dès qu’il traitait quelqu’un.
Ce quelqu’un arriva enfin, et Pardaillan appelant une servante fit aussitôt renforcer l’éclairage par deux ou trois flambeaux. Alors, à la lumière plus vive qui inonda la chambre, le visiteur de Pardaillan – son convive – apparut, et ayant laissé tomber son manteau, montra les rudes moustaches et le front cicatrisé, couturé de balafres, et le regard loyal du brave Crillon… C’était Crillon qui rendait visite à Pardaillan!
Pourquoi? dans quel but?… Nous allons le savoir.
Le matin, Crillon, comme on l’a vu, avait quitté la chambre royale, pour ne pas assister aux préparatifs d’un guet-apens qu’il réprouvait. Crillon était d’ailleurs parfaitement d’avis qu’il fallait frapper Guise et s’en débarrasser à jamais par quelque bon coup d’épée… mais non par un coup de dague donné par derrière. Crillon admettait le duel: il ne voulait pas de l’assassinat. Le vieux capitaine avait donc quitté l’appartement royal d’assez mauvaise humeur.
– Tous ces mignons et ordinaires, grommelait-il, sont en train de faire faire une grosse sottise au pauvre Henri. Guise tué en duel était bien mort. Mais je crains que Guise tué en embuscade par les Quarante-Cinq ne meure pas tout à fait, ou que mort, il soit plus redoutable encore qu’il n’était vivant.
Crillon, là-dessus, avait soigneusement visité les postes. Il renforça les points faibles. Il doubla le nombre de patrouilles. En sorte qu’à partir de ce moment, le château ne retentit plus que du pas des soldats et du bruit des armes.
– Jolie idée qu’il a eue de confier les clefs à Guise!… reprit bientôt le brave Crillon. Cette façon de se livrer, de se mettre soi-même la tête dans la gueule du loup, et puis de crier: «Au loup!» Oui, tout cela est trop habile pour moi. Cela sent d’une lieue son Ruggieri… Morbleu, c’était pourtant bien simple et facile, ce que je proposais!…
On voit que le brave Crillon était à la fois mécontent et inquiet. Lorsqu’il eut donné les mots d’ordre et changé les consignes, Crillon sortit du château, dans l’intention d’en faire le tour et de s’assurer qu’aucun coup de main n’était possible. Comme il quittait l’esplanade qui s’étendait devant le porche, il s’aperçut qu’on le suivait à distance. Il s’arrêta en fronçant les sourcils.
– Si c’est un guisard et qu’il me cherche querelle, maugréa-t-il, le guisard tombe bien. Ah! tête et ventre! je donnerais bien dix écus pour pouvoir dégainer sur-le-champ et calmer la démangeaison que j’ai d’en découdre…
Cependant, l’homme qui semblait le suivre s’était rapproché de Crillon et marchait droit sur lui, enveloppé dans sa cape jusqu’aux yeux, car le froid était violent, et un petit vent du nord balayait le plateau.
– Parbleu, monsieur, dit Crillon quand l’inconnu ne fut plus qu’à deux pas, est-ce à moi que vous en voulez?
– Oui, sire Louis de Crillon, fit tranquillement l’homme.
Mais en même temps, cet homme laissa son visage à découvert et se mit à regarder Crillon en souriant. Crillon le reconnut aussitôt et tendit sa main d’un mouvement cordial.
– Le chevalier de Pardaillan! s’écria-t-il…
– Lui-même, capitaine, et qui court après vous…
– Après moi?…
– Oui. Pour vous rappeler une promesse que vous me fîtes…
– Laquelle?…
– Celle de me présenter au roi.
– Ah! par le mortbœuf, ce n’est pas trop tôt! fit Crillon avec un large sourire de bienveillance. Vous y venez donc enfin!…
– Que voulez-vous?… J’éprouve le besoin de voir de près une figure de roi; cela ne m’est jamais arrivé, et je suppose que ce doit être curieux…
– Il suffit, mon digne ami. Peu m’importe les motifs pour lesquels vous avez besoin de voir le roi. Il suffit que vous souhaitiez être présenté à Sa Majesté. Ce sera fait. C’est moi qui m’en charge. Seulement, je dois vous prévenir d’une chose… c’est que si vous ne connaissez pas le roi, le roi vous connaît parfaitement…
– En effet, je ne savais pas avoir l’honneur d’être connu de notre sire…
– Je lui ai dix fois raconté la manière dont vous m’avez aidé à sortir de Paris. Mordieu! ce fut un beau fait d’armes! Je vous vois encore levant haut votre rapière et donnant le signal de la marche en avant, je vous entends encore crier: «Trompettes, sonnez la marche royale!…» Oui, ce fut beau, et moi qui ai vu maint fait d’armes, je n’ai rien vu qui m’ait ému autant que cette sortie de Paris…
– Vous me comblez, mon cher monsieur de Crillon, dit Pardaillan; vous me comblez vraiment d’éloges que peut-être je ne mérite pas…
– Et qu’est devenu, reprit Crillon à voix basse, qu’est devenu ce jeune brave qui n’avait qu’un malheur contre lui… c’est d’être de la famille royale…
– Vous voulez parler du petit duc d’Angoulême?
– Oui: le neveu du roi!… le fils… de l’autre!
– Eh bien, il a fait une triste fin…
– Ah! mon Dieu! s’écria Crillon. Et que lui est-il arrivé?
– Il s’est marié, fit Pardaillan. Du moins je suppose que ce doit être fait à cette heure… Mais, mon cher monsieur de Crillon, ne croyez-vous pas qu’il serait digne de nous et de notre amitié de célébrer à table notre rencontre?…
– Mortbœuf, je le veux de tout mon cœur, dit Crillon, car je ne connais personne à qui je serais aussi heureux de rendre raison.
– Vous me voyez bien content de votre amitié, fit gravement le chevalier; bien content et bien honoré, car ce n’est pas en vain qu’on vous appelle le Brave Crillon.
Cet échange de politesses était de rigueur à cette époque. Mais ce n’était pas seulement à la mode chevaleresque que Pardaillan et Crillon obéissaient en cette occasion. Vraiment ils avaient l’un pour l’autre une vive et sincère estime.
– Donc, reprit Pardaillan, puisque cela vous agrée, je vous attendrai ce soir en mon hôtellerie dont vous voyez d’ici l’enseigne.
– L’Hôtellerie du Château, fit Crillon; je connais cela; on y boit d’excellent andrésy.
– À quelle heure vous attendrai-je?
– Mais entre le service de jour et le service de nuit, c’est-à-dire que je serai libre environ de six à sept heures ce soir.
– Ce sera peu, mais nous tâcherons que cela suffise, dit Pardaillan.
– Nous arrêterons le jour où vous désirez être présenté à Sa Majesté…
– C’est justement à quoi je songeais, dit Pardaillan avec un sourire.
Là-dessus les deux hommes se serrèrent les mains et Pardaillan revint sur ses pas, tandis que Crillon continuait sa ronde autour du château.
– Présenté! songeait le brave capitaine. Certes, on en a présenté qui ne le valaient pas. Et pourtant, je l’aimais mieux tel qu’il m’apparut autrefois, le lendemain de la journée des Barricades, fier, et ne songeant guère à réclamer le prix du service rendu… Il a changé d’avis, et par Notre-Dame, s’il veut faire son chemin à la cour, je jure bien de m’y employer de mon mieux.
Cependant Pardaillan était rentré à l’Hôtellerie du Château. Dans sa chambre, un homme l’attendait, assis auprès du feu qu’il regardait fixement, comme s’il eût cherché dans les braises ardentes un signe quelconque de sa destinée. Cet homme, c’était Jacques Clément. Il portait ce costume de drap noir que nous lui avons déjà vu et qui lui donnait une sorte d’élégance funèbre. À l’entrée de Pardaillan, le moine releva vivement la tête et sourit.
– Savez-vous qui je reçois à dîner ce soir? fit Pardaillan.
– Comment le saurais-je, mon ami?
– Crillon. Le brave Crillon en personne. C’est-à-dire le gouverneur du château de Blois.
Négligemment, il ajouta:
– Crillon doit me présenter au roi…
Jacques Clément tressaillit, regarda fixement le chevalier comme pour l’interroger, puis baissant sa tête pensive:
– Pardaillan, dit-il, il se passe en ce moment des choses que je ne comprends pas.
– Bah! laissez faire… tout s’éclaircit à la fin.
– Pardaillan, qu’est-ce que le frère portier des jacobins était venu faire à Blois?
– Ça, je n’en sais rien, mon ami…
– Pardaillan, qui a tué frère Timothée?…
– D’abord, êtes-vous bien sûr que le cadavre des fossés fût celui de ce digne moine?
– Parfaitement sûr, et vous-même, Pardaillan, l’avez reconnu, bien que vous n’ayez vu cet homme que peu d’instants…
– Oui, ce fut lui qui me conduisit à vous.
– Vous l’avez reconnu, n’est-ce pas?
– Ma foi… je n’en jurerais pas.
– Oui, mais moi, je l’ai parfaitement reconnu. C’était frère Timothée. Or, qui a eu intérêt à tuer frère Timothée? Et qu’est-ce qu’il venait faire à Blois?
– Eh! mort du diable, à quoi vous servirait de savoir cela! Frère Timothée est mort, qu’il aille en paix!
– Rien ne m’ôtera de l’idée, reprit Jacques Clément, que le frère portier courait après moi et avait des instructions à me donner. Qui sait si ce qui m’arrive aujourd’hui n’eût pas été évité si j’avais vu le moine avant sa mort…
– Puisque je vous dis que tout s’arrangera! fit Pardaillan avec un sourire.
– Tout peu s’arranger, en effet, dit Jacques Clément d’une voix morne, tout, excepté les désespoirs d’amour. Ah! si vous aviez vu de quel air de mépris elle m’a reçu!…
– La duchesse de Montpensier?
Jacques Clément ne parut pas avoir entendu. Il avait laissé tomber sa tête dans sa main et, le regard fixé sur le feu dont les reflets coloraient sa tête pâle, il songeait. Et, par moment, une sorte de contraction douloureuse venait donner à son visage une expression d’indicible souffrance. Ce fut d’une voix amère qu’il continua:
– On n’a plus besoin de moi, Pardaillan! J’ai hésité à frapper, et on me rejette comme une mauvaise gaine de cuir où on avait espéré trouver une bonne lame d’acier. Tout m’échappe donc à la fois: et l’amour et la vengeance…
– Je comprends que l’amour vous échappe, dit Pardaillan. D’après ce que vous m’avez raconté de votre visite, cette jolie diablesse que vous appelez un ange, vous a quelque peu malmené. Laissez-moi vous dire que vous n’y perdez pas grand-chose, si toutefois vous la perdez…
– Que voulez-vous dire? balbutia Jacques Clément.
– Que vous ne la perdez pas – malheureusement pour vous – qu’elle vous reviendra!…
– Oh! si cela était!… Si je pouvais revivre!… la revoir!… l’aimer encore!
– Et moi je vous dis que vous la reverrez, que vous l’aimerez, qu’elle vous aimera, enfin, bref, que vous connaîtrez jusqu’où peut aller l’humeur de la jolie duchesse. Mais à supposer que l’amour vous échappe, comme il vous plaît à dire, comment votre vengeance vous échappe-t-elle en même temps?…
– Ne vous ai-je pas raconté toute la scène à laquelle j’ai assisté? Henri III est condamné. Il va être frappé! Mais ce sera par un autre que moi. Et dès lors, que m’importe sa mort, si je ne puis me dresser devant la vieille Médicis et lui dire: «Vous avez tué ma mère, et moi je viens de vous poignarder au cœur en tuant votre fils…»
– Cher ami, répondit Pardaillan, sachez que ce soir, je reçois à dîner le brave Crillon.
– Oui, vous me l’avez déjà dit, et je crois entrevoir votre pensée. Vous voulez vous faire présenter au roi, et le prévenir de ce que les Guise trament contre lui…
– Allons! fit Pardaillan, que ce soit cela ou autre chose, prenez patience et espoir. Seulement il ne faut pas que Crillon nous voit ensemble. Vous aurez donc l’obligeance de vous retirer au plus tôt dans votre chambre, et d’y attendre que je vous y vienne chercher ou que je vous appelle.
Jacques Clément approuva d’un signe de tête. Les deux hommes déjeunèrent ensemble. Ou plutôt, Pardaillan mangea pour deux. Quant à Jacques Clément, il était plongé en des idées funèbres, et bientôt, selon ce qui avait été convenu, il se retira dans sa chambre.
Pardaillan s’assit près du feu et se mit à méditer profondément. Il prenait des notes sur un morceau de papier; il raturait; il recommençait. Quand enfin il eut fini ce singulier travail, il relut avec un sourire de complaisance et murmura:
– Je crois que ce ne sera pas trop mal ainsi.
Ce que Pardaillan venait de méditer avec tant d’attention, c’était le menu du dîner du soir. Il appela donc l’hôte et lui donna les instructions nécessaires pour que ce menu fût exécuté scrupuleusement. Aussi, lorsque Crillon apparut, la table était toute dressée et servie.
– Ah! ah! s’écria le brave Crillon, il paraît que vous me voulez traiter comme un prince.
– Non pas, dit Pardaillan, car alors je ne me fusse pas mis en frais… Mais dîner de prince ou de roi, ou de simple gourmand, il faut qu’il se mange. Asseyez-vous donc ici, mon cher sire, le dos au feu, et moi là, devant vous.
Crillon obéit en prenant la place que lui indiquait Pardaillan. Nous n’en suivrons pas les péripéties, nous contentant de noter l’entretien des deux convives. En effet, en même temps que Crillon, bon mangeur, bon buveur, attaquait les victuailles, Pardaillan attaquait son hôte par ces mots jetés froidement et tout à coup:
– À propos, messire, vous savez qu’on veut tuer le roi?…
Crillon, qui portait son verre à sa bouche, s’arrêta dans ce mouvement et considéra Pardaillan avec des yeux de stupeur et presque d’effroi.
– Bah! reprit le chevalier, on dirait que cela vous étonne, ce que je viens de vous dire…
– Cela ne m’étonne pas, mon digne ami; seulement, je dois vous prévenir que si on vous entend parler ainsi, et cette auberge est un nid d’espions, votre tête sera fort menacée…
– On ne nous entendra pas, dit Pardaillan qui sourit; je suis un vieux routier d’embuscades, et j’ai placé des sentinelles avancées; croyez-vous donc que sans de telles précautions, j’eusse proféré des paroles capables de compromettre un hôte?… Quant à moi, je ne crains rien…
Pardaillan parlait sincèrement. Il avait eu réellement le souci de ne pas compromettre Crillon. Mais il arriva que sa sincérité le servît, ainsi que cela arrive souvent, mieux qu’une ruse machiavélique. En effet Crillon, en vieux brave, s’indigna qu’on n’eût pris de précautions que pour lui.
– Mortbœuf, s’écria-t-il en vidant cette fois son verre de vin, croyez-vous donc que, par hasard, j’ai peur, moi?…
– Non, capitaine. On sait assez que vous n’avez pas peur. Sans quoi on ne vous appellerait pas le Brave Crillon. Je disais simplement que j’ai pris des mesures pour que nul ne puisse nous entendre, et ce parce que j’ai des choses fort graves à vous dire. Et la première, c’est celle-ci: on veut tuer le roi!
– Et comment le savez-vous? dit Crillon.
– Peu importe. Croyez-vous ce que je vous dis?…
– Certes!… Je ne le sais que trop, par la tête et le ventre!…
– Bon. Du moment que vous savez cela, je passe tout de suite à la deuxième chose grave que je voulais vous dire… chose plus grave peut-être que la première.
– Diable! Vous me faites frémir, dit Crillon. Et quelle est cette nouvelle plus grave que celle des complots qu’on fait pour la mort du roi?…
– La voici, dit Pardaillan: je ne veux pas que le roi soit tué…
Crillon considéra son hôte avec une stupéfaction grandissante… Dans l’unique occasion qu’il avait eue de parler au chevalier, en sortant de Paris, il lui avait entendu dire deux ou trois choses qui l’avaient étonné. Cette sorte d’étonnement continuait.
«Serait-il un peu fou?…»
Cette question que se posait le Brave Crillon devait se lire sans doute sur son visage, car le chevalier eut un sourire et reprit tranquillement:
– Il me semble pourtant que je n’ai dit jusqu’ici que des paroles très raisonnables; premièrement, qu’on veut tuer le roi; et secondement, que je ne veux pas, moi!
– Mais enfin, dit Crillon abasourdi, comment savez-vous qu’on veut tuer le roi?…
– Je vois qu’il faut satisfaire votre curiosité, car voilà la deuxième fois que vous me le demandez. Sachez donc que j’ai assisté à la dernière réunion des gens qui veulent tuer le roi…
– Qui sont ces gens? fit Crillon devenu pâle.
– Messire, si vous ne saviez pas leurs noms, je ne vous les dirais pas; mais comme vous les savez aussi bien que moi et qu’il s’agit seulement de vous prouver que je sais aussi, moi, parmi tant de noms, je vous en dirai un qui les résume: le duc de Guise…
– Et vous dites, reprit Crillon qui ne songeait plus ni à boire ni à manger, vous dites que ces gens se sont réunis?…
– Pour décider la mort du roi, oui!…
– Et que vous avez tout vu, tout entendu?…
– C’est uniquement pour cela que je vous ai cherché, mon cher monsieur de Crillon, et c’est aussi pour cela que je vous ai prié à dîner, outre le plaisir et l’honneur de vous avoir à ma table. Mais buvez donc… ou je croirai que vous trouvez le vin mauvais et mon dîner détestable.
Crillon demeura pensif quelques minutes.
– Voilà donc, reprit-il tout à coup, pourquoi vous voulez être présenté au roi?
– Fi! monsieur… je ne suis pas un prévôt pour aller raconter à Sa Majesté ce que j’ai pu entendre. M. de Guise veut tuer le roi. C’est son affaire… Et cela ne me regarde pas. Mais ce qui me regarde, c’est que je ne veux pas que le roi soit tué, et c’est pourquoi j’interviens…
– Je ne comprends pas, dit Crillon.
– Vous comprendrez sûrement un jour ou l’autre. L’essentiel est ici: croyez-vous qu’on veut tuer le roi?
– Oui! Car je le savais.
– Croyez-vous que, de bonne foi, je ne veux pas qu’on le tue?…
– Oui, puisque vous le dites!
– Merci, capitaine. Eh bien, si vous êtes croyant sur ces deux points, le reste ira tout seul.
– Le reste?…
– Mais oui: je veux vous persuader simplement que je puis et que je dois sauver Sa Majesté, si toutefois vous m’y aidez… et vous ne pouvez m’aider que d’une seule manière: en me présentant… non pas au roi, comme je le disais, mais chez le roi…
– En me cachant ou sans me cacher, peu importe. Seulement, il est certain que si le duc de Guise ou quelqu’un des siens me voit rôder autour des appartements royaux, cela pourra peut-être contrarier mon projet…
Crillon, pensif, examinait avec une sorte d’émotion la physionomie paisible de cet homme qui lui parlait aussi simplement d’aussi redoutables circonstances.
– Savez-vous, dit-il enfin, que c’est bien grave ce que vous me demandez là?
– J’ai commencé par proclamer moi-même la gravité de la chose… ainsi!…
– Savez-vous qu’en somme je ne vous connais pas beaucoup?
– Oui, mais moi, je vous connais, et c’est l’essentiel… Voyons, qu’avez-vous sur la conscience? Parlez sans crainte de me vexer…
– Je vais vous dire une chose que je ne pense pas, dit Crillon: donc elle ne peut vous blesser, et j’aimerais autant me traiter moi-même de félon que de porter contre vous une accusation.
– Dites toujours, fit le chevalier en souriant.
– Eh bien, mon cher, vous auriez envie de tuer le roi que vous n’agiriez pas autrement.
– Dame… c’est bien possible. Il est certain que la volonté de tuer et la volonté de sauver peuvent se traduire par des gestes à peu près semblables. Donc, je comprends et approuve votre doute…
– Vraiment? s’écria le brave Crillon rayonnant.
– Pourquoi pas? Seulement je vous préviens que si vous ne m’introduisez pas au château, je serai forcé d’y entrer tout de même et malgré vous. Or, dans une embuscade de ce genre, j’eusse préféré vous avoir comme ami…
– Et aussi le suis-je, par le mortbœuf! Voyons. Je me fie à vous entièrement. Que voulez-vous?
– Entrer au château le jour et l’heure qui seront nécessaires. Y entrer secrètement, et être placé de telle sorte que pour arriver au roi, il faille d’abord me rencontrer.
– Je m’y engage sur ma parole, dit Crillon. Seulement, comment serai-je prévenu de ce jour et de cette heure?…
– Je vous enverrai quelqu’un de confiance.
Ces mots une fois prononcés, les deux convives parlèrent d’autre chose. Crillon comprenait que c’était une résolution suprême qui venait de se prendre et que ce qui se préparait, c’était un de ces actes qui changent le sort des États. Pardaillan, de son côté, ayant la parole de Crillon, se garda d’insister. Enfin, comme sept heures approchaient, Crillon se leva en disant:
– Voici le moment d’aller établir le service de nuit… Si, avant de recevoir la visite de votre homme de confiance, j’avais besoin de vous voir ou de vous parler?…
– Ici, mon cher capitaine. Je n’en bouge pas. J’y suis reclus comme un moine en cellule.
Les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main en s’assurant de leur mutuelle estime. Lorsque Crillon fut parti, Jacques Clément entra.
– Vous avez entendu? demanda Pardaillan.
– Tout, dit Jacques Clément. Entendu et compris.