XLII VENTRE-SAINT-GRIS!…

Pendant la première étape, Pardaillan se sentit accablé de tristesse en pensant à la mort affreuse de Fausta, et cette tristesse était, en somme, une suprême générosité, car tout bien compté, Fausta, par divers moyens plus ingénieux les uns que les autres, avait par cinq fois essayé de l’occire.


Pardaillan était généreux, mais il était juste. Il résulta de cette générosité qu’il fut triste pendant la première étape, et il résultat de cette justice, qu’à la deuxième étape, il commença à se morigéner au sujet de cette tristesse.


Plus il s’éloignait de Rome, plus il reprenait cet esprit d’insouciance raisonnée qui le faisait si fort dans la vie. Lorsqu’il rentra en France, la scène du Palais-Riant ne vivait plus en lui que comme un rêve lointain qui s’efface de plus en plus. D’ailleurs, les étranges nouvelles qu’il recueillait en route, à mesure qu’il avançait, suffisaient à elles seules à donner un nouveau cours à ses pensées.


Il apprit que le vieux cardinal de Bourbon avait été proclamé roi de France sous le nom de Charles X, que Mayenne tenait Paris, qu’Henri III était aux abois, que le roi de Navarre tenait la campagne vers Saumur avec une forte armée, que Chartres, Le Mans, Angers, Rouen, Évreux, Lisieux, Saint-Lô, Alençon et d’autres villes étaient en état de révolte armée contre le roi légitime; bref, le royaume était à feu et à sang, et la grande bataille, la bataille définitive commençait pour savoir à qui serait ce royaume.


Pardaillan songeait à Jacques Clément. Avant de se décider à rentrer, soit à Paris, soit à Orléans, il résolut de se rapprocher d’Henri III, agacé par les cris perpétuels de: «Vive la Ligue!» et de «Mort à Hérode!» et songeant peut-être vaguement à sauver Valois. Vers le 20 juin, il était à Blois.


Là, il apprit que le roi, avec une armée bien réduite, campait entre Tours et Amboise. Le lendemain, il se mit donc à descendre la Loire, et au-delà d’Amboise, rencontra un fort détachement de royalistes battant l’estrade. À la tête de ce détachement, il reconnut Crillon à son cimier et piqua vers lui. Le brave capitaine poussa un cri de joie en revoyant le chevalier; il confia sa troupe à l’un de ses officiers, et proposa à Pardaillan de le suivre au camp royal, ce qu’accepta le chevalier.


Après les premiers moments consacrés à l’échange de ces politesses qui avaient cours à cette époque, où l’on avait encore le temps de causer aimablement, Crillon poussa un profond soupir qui fit trembler sur ses épaules sa cuirasse de fer.


– Il me paraît, capitaine, dit Pardaillan, que vous n’êtes pas parfaitement heureux?


– Si fait, mortdiable, je suis heureux, au contraire. Nous commençons la campagne, il va y avoir des coups à donner et à recevoir, de belles charges de cavalerie, de superbes arquebusades, et tout cela, voyez-vous, c’est mon élément.


– Alors, vous soupirez de joie?


– Non, par la mortbœuf!


– Alors, vous êtes amoureux?


Crillon souleva la visière de son casque et montra au chevalier un visage tout couturé d’entailles.


– Avec cette figure-là? fit-il en éclatant de rire. Non, chevalier, je soupire parce que je vois les affaires de mon pauvre Valois en fort vilaine posture. Que voulez-vous, on a beau l’appeler Hérode, c’est de lui que je tiens mon épée de commandement, et il m’a fait chevalier de l’ordre. En sorte que je lui suis dévoué unguibus et rostro, avec le bec et les ongles, et que je suis tout à fait marri de voir la couronne chanceler sur sa tête. Ah! si vous vouliez, chevalier…


– Si je voulais quoi, capitaine?


– Eh bien!, dit Crillon, les hommes de haute bravoure manquent autour du pauvre Valois que tout abandonne; j’ai bien quelques régiments encore solides qui se feront tuer sur place; mais des gens capables d’entreprises extraordinaires, nous n’en avons pas. Chevalier, si vous vouliez entrer au service du roi…


– Merci, dit Pardaillan, de la bonne opinion que vous avez de moi; si une cause pouvait me tenter en ce moment, certes la cause de Valois me plairait à soutenir, parce qu’elle est désespérée. Mais je veux rester libre.


– C’est votre dernier mot?…


Pardaillan s’inclina. Crillon demeura tout soucieux.


– Mais, reprit alors le chevalier, puisque tout le royaume est soulevé contre Valois, puisque avec ses faibles ressources il ne peut tenir tête à Mayenne, je sais bien ce que je ferais à sa place.


– Que feriez-vous? demanda vivement Crillon.


– Je chercherais des alliances. Henri de Béarn a une solide armée…

– Eh, pardieu! Valois ne le sait que trop, et ce n’est pas l’envie qui lui manque de crier au secours. Mais il a peur. Un refus du Béarnais serait une telle honte!… Chevalier, savez-vous que j’ai pensé à aller trouver moi-même le Béarnais? Mais s’il me refuse… le refus atteindra le roi, car je suis au roi!


– Eh bien, envoyez quelqu’un qui ne soit pas au roi, fit tranquillement Pardaillan.


– Oui, mais qui? La chose est délicate en diable, et si elle échoue, Je vois d’ici la panse de ce gros bouffi de Mayenne s’agiter de rire…


– J’irai, moi, si cela peut vous plaire. Vous m’avez rendu service en me faisant accorder l’hospitalité par Ruggieri; mon tour est venu.


– Oh! vous êtes en avance, et je vous dois plus que vous ne me devez, fit Crillon. Mais enfin, si vous consentiez…


– Je m’en charge, dit Pardaillan avec fermeté. Les propositions viendront du Béarnais à Valois…


– Mortbœuf! Si vous faisiez une chose pareille!… Le roi serait sauvé!…


– Vous croyez? fit Pardaillan avec un étrange sourire.


– Ainsi vous consentez? reprit Crillon qui tremblait d’émotion.


– J’y vais de ce pas. À une condition, pourtant: c’est que vous n’en parlerez pas au roi. Je me charge de mettre les deux Majestés en présence, voilà tout. Et après cela, qu’elles se débrouillent!


– Il suffit que Valois puisse voir Henri de Béarn sans avoir sollicité d’entrevue… Car du moment où le Béarnais acceptera de parler au roi, il est trop fin pour ne pas avoir résolu d’avance la fin de l’entrevue, c’est-à-dire son alliance apportée à nos armes. Chevalier, vous sauvez la monarchie si vous décidez le renard de Navarre… mais nous voici au camp royal. Vous ne voulez pas être présenté à Sa Majesté?…


– Non, mais je veux bien que vous m’invitiez à dîner, car je meurs de faim et de soif.


– Bon! fit le brave Crillon tout joyeux. Je vous promets bombance, mon digne compagnon.


Il y eut en effet bombance sous la tente de Crillon qui tint à l’honneur de faire au chevalier une réception aussi opulente que le permettait la vie du camp.


– Je vois, dit Pardaillan, que vous me traitez en ambassadeur de Sa Majesté. Mais qui eût dit à mon père qu’un jour son fils finirait dans la diplomatie! Enfin, tout est bon qui peut obliger un ami.


Et Crillon ne savait ce qu’il devait le plus admirer dans le chevalier: de son intrépidité à table au moins égale à son courage dans les passes d’armes, ou de la bonhomie avec laquelle il parlait de cette mission extraordinaire où dépendait le sort du roi et du royaume. Aussi, lorsque le lendemain matin, Pardaillan se mit en route pour gagner Saumur où le roi de Béarn était campé, Crillon entra dans la tente d’Henri III qu’il trouva tout triste et dolent, en train de se faire friser, car la toilette ne perdait jamais ses droits avec lui.


– Sire, dit le capitaine, si l’astrologue Ruggieri était avec nous, il annoncerait sans doute à Votre Majesté un grand événement qui va changer la face des choses. Je ne puis vous en dire plus long, sire, mais je puis bien, je crois, sans crainte de me tromper, affirmer au roi que sous deux jours, il sera aussi joyeux qu’il est triste maintenant.


Dans la même journée, Pardaillan atteignit le camp du Béarnais qui, n’ayant pu entrer dans Saumur, s’était avancé dans la direction de Tours, pour surveiller de plus près les événements. Comme il approchait du camp, il vit deux officiers subalternes à la tenue toute râpée et rapiécée qui, venant sans doute de pousser une reconnaissance, regagnaient leurs tentes au pas de leurs chevaux.


L’un d’eux, surtout, paraissait plus minable: il n’avait pas d’armure comme son compagnon; sa jaquette était trouée aux coudes; le pourpoint était usé aux épaules, sans doute par l’usage de la cuirasse; il portait un haut-de-chausses de velours feuille-morte, aussi usé que le reste du costume; seulement, deux détails apparaissaient dans cet ensemble et tranchaient sur le reste: ce cavalier portait, en effet, sur les épaules un grand manteau écarlate, et sur la tête, un chapeau gris à panache blanc.


L’autre cavalier portait sur la cuirasse une écharpe blanche, mais n’avait pas de panache à son casque.


Pardaillan s’était approché de ces deux officiers dans l’intention de leur demander le moyen de pénétrer dans le camp et de voir le roi de Béarn. Ils continuaient leur chemin sans faire attention à lui et causaient vivement entre eux avec cet accent pimenté qui ferait reconnaître un Gascon au milieu d’une armée. Cependant, on approchait du camp, on rencontrait de nombreux officiers ou soldats, et Pardaillan remarqua que ces gens saluaient le cavalier au panache blanc.


– Messieurs, dit le chevalier en mettant sa monture à hauteur des deux hommes et en soulevant son chapeau, je désirerais pénétrer dans le camp.


Le cavalier au panache se retourna vers Pardaillan, qui le reconnut alors…


«Le roi de Béarn!» murmura-t-il en lui-même.


Le futur Henri IV jeta sur Pardaillan un regard plus rusé que profond.


– Pourquoi voulez-vous entrer au camp? fit-il d’un ton bref.


– Pour voir Sa Majesté le roi de Navarre.


– Et que lui voulez-vous, à Sa Majesté? fit le Béarnais d’un ton narquois.


– Lui faire une proposition qui l’intéresse seul.


– De quelle part?


– De ma part, monsieur, dit Pardaillan.


Le roi de Navarre tressaillit et considéra le chevalier avec plus d’attention. Sans doute cette physionomie à la fois étincelante et calme lui produisit une heureuse impression, car il reprit:


– Venez donc. Et je vous présenterai au roi, monsieur…?


– Le chevalier de Pardaillan qui vous rend mille grâces…


Le Béarnais fit un signe de tête et se mit à marcher. Pardaillan suivit. Au bout de dix minutes, le roi s’arrêta devant une grande tente, mit pied à terre, et invita le chevalier à entrer avec lui.


– Monsieur, dit le Béarnais lorsqu’ils furent seuls, on ne parle pas ainsi au roi. Mais si vous voulez me dire quelle est la proposition que vous voulez faire à Sa Majesté, je me charge de la lui transmettre.


– Sire, répondit Pardaillan qui s’inclina avec cette sorte de hautaine politesse qui n’était qu’à lui, je vois que nous sommes seuls. Je crois me connaître en courage. Je me permets donc, Sire, de vous faire mon compliment, car enfin je pouvais être animé de mauvaises intentions…


Le roi de Navarre garda une minute de silence; il ne parut aucunement troublé des paroles qu’il venait d’entendre. Après cette minute pendant laquelle il étudia le chevalier:


– Ainsi, dit-il, vous m’avez reconnu?


– À ce panache blanc auquel se rallient les braves dans la bataille, oui, sire.


Le roi eut un sourire, déposa le fameux chapeau de feutre gris sur une mauvaise table, s’assit sur une caisse, et reprit:


– Et maintenant que je n’ai plus le panache, me reconnaissez-vous?


– Oui, sire, à la pauvreté de votre costume, à la richesse des pensées que je lis dans vos yeux.


– Ventre-saint-gris! fit le Béarnais, vous me plaisez fort, monsieur de Pardaillan.


– Sire, en 72, voilà de cela seize ans passés, j’ai entendu votre illustre mère, madame d’Albret, m’honorer d’une bonne parole à peu près semblable à celle que vous venez de prononcer.


Le Béarnais se leva, plus ému qu’on n’eût pu l’attendre de lui.


– Ma mère, fit-il… l’an 1572… Pardaillan… attendez donc… Oh! seriez-vous ce Pardaillan qui, un jour d’émeute, sauva Mme d’Albret et qui…


– Sire, dit Pardaillan en souriant à son tour, je vois que je suis reconnu aussi… et pourtant je n’ai pas de panache blanc à mon chapeau.


– Touchez là, monsieur! dit le roi de Navarre avec cette familiarité qui, plus tard, devait faire le plus clair de sa popularité. Si fait! voici ma main. Je suis roi par la naissance, vous l’êtes par le cœur. Cent fois avant sa mort, la reine me parla de vous… et j’ai de la mémoire, monsieur!


Pardaillan serra dans la sienne la main que lui tendait le roi de Navarre, qui se mit à crier:


– Agrippa!… Holà!… Aubigné!…


L’officier qui escortait le roi au moment où Pardaillan les avait rencontrés apparut dans la tente.


– Agrippa, dit le Béarnais, fais-moi donc envoyer, s’il m’en reste, une bonne bouteille de saumurois, afin que j’aie le plaisir de choquer mon verre contre celui de monsieur que voici et qui est un ami à moi, un ami de madame ma mère…


L’officier jeta un regard d’étonnement sur Pardaillan et sortit. Bientôt un soldat entra, déposa sur la table une bouteille et deux verres, puis disparut. Le Béarnais saisit lui-même la bouteille et remplit les deux verres. Pardaillan le regardait faire.


– Que pensez-vous, monsieur? demanda le roi.


– Que si Votre Majesté est coutumière de cette simplicité plus que royale, votre fortune est assurée, sire.


– Il serait temps que je fisse fortune, ventre-saint-gris! à votre santé, monsieur!


– À la vôtre, sire! dit Pardaillan.


Et ce fut vraiment un curieux épisode que celui de ce roi poussant sa familiarité rusée jusqu’à proposer la santé d’un pauvre aventurier, et de l’aventurier, le routier sans sou ni maille étonnant le roi qui avait cru l’étonner:


– À la vôtre, sire!…


– Fameux! dit le roi en claquant sa langue, mais nous avons mieux aux environs de Nérac.


– J’en doute, sire, dit Pardaillan avec ce flegme qui eût pu paraître sublime en ce moment; les vins de votre Midi sont âpres, épais, et de lourde fumée au cerveau; ce petit saumur léger, pétillant et mousseux est une merveille… le vrai vin de France, sire!


– Ah! oui… un vin français! fit le Béarnais avec un soupir. Un vin qui ne sera jamais à moi!


– Il ne tient qu’à vous, sire!


– Et comment?… Voyons, vous êtes un hardi compère, à tel point que vous pouvez vous vanter d’avoir étonné le Béarnais. Parlez donc franchement. Si loin qu’aille votre franchise, ajouta-t-il, l’ombre de Jeanne d’Albret vous couvre ici. Ainsi donc, quelle est cette proposition?… Que m’apportez-vous?…


Pardaillan, à ces mots «l’ombre de Jeanne d’Albret vous couvre» avait dressé l’oreille. C’était une leçon qu’on infligeait à sa simplicité robuste et libre. Il lui fallait une forte revanche.


– Voyons, dit le Béarnais avec sa bonhomie aigre-douce, que m’apportez-vous?


– Sire, dit Pardaillan, je vous apporte la couronne de France et le droit d’attacher à vos domaines les vignobles de Saumur qui sont bien supérieurs à ceux de Nérac.


Le Béarnais considéra l’aventurier, puis, d’un accent d’admiration, vaincu peut-être, car il devinait qu’un tel homme ne hasardait pas en vain une aussi formidable promesse, il s’écria:


– Ouf!… ventre-saint-gris, monsieur!…

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