Jacques Clément, rentré à Paris, se dirigea tout droit vers son couvent situé dans le haut de la rue Saint-Jacques. L’idée ne lui fût pas venue de s’attarder hors du monastère quand rien ne l’y obligeait. Et il avait hâte d’être seul dans sa cellule pour examiner avec lui-même la situation qui lui était faite. Mais il lui fallait d’abord rendre compte au prieur Bourgoing du résultat de son voyage. Il n’avait d’ailleurs aucune appréhension de cette entrevue. Le prieur des Jacobins s’était toujours montré pour lui d’une extrême affabilité et lui avait accordé une liberté dont les autres moines étaient bien loin de jouir.
Il était sept heures du soir lorsqu’il arriva devant la porte du couvent, ayant accompli dans sa journée les vingt lieues qui séparent Chartres de Paris. Son cheval – le cheval qu’il tenait de la générosité de ceux qui devaient l’occire!… – était blanc d’écume.
– Ayez donc soin de cette noble bête, dit-il au frère portier, faites-la conduire dans les écuries de notre abbé qui sera fort aise de cette acquisition: c’est un présent des Philistins!…
Le frère portier obéit sans répliquer, car Jacques Clément jouissait dans le couvent d’une considération et d’une autorité dues à la bienveillance particulière dont l’honorait le prieur. Il appela donc deux frères lais qui remplissaient l’office de valets d’écurie et leur remit le cheval emprunté au roi… Jacques Clément, s’étant assuré que sa monture était placée dans une bonne litière et qu’elle avait bonne provision d’avoine, se dirigea vers l’appartement de l’abbé – appartement fastueux, très mondain, nullement ascétique.
Le prieur Bourgoing était à table. Il lisait et relisait une lettre qui venait de lui être remise il y avait un quart d’heure à peine, et fronçait les sourcils, donnant des signes d’une vive agitation, ce qui ne l’empêchait pas de faire honneur à l’excellent repas que le frère sommelier et deux autres frères lui servaient avec un respectueux empressement.
Bourgoing n’aimait pas beaucoup qu’on le dérangeât dans une aussi importante occupation que le dîner. Mais lorsqu’il sut que le frère Clément était dans son antichambre, il replia vivement la lettre qu’il lisait, donna l’ordre d’introduire le jeune moine et, d’un signe, renvoya ses serviteurs.
– Quoi, mon frère! s’écria Bourgoing en apercevant Jacques Clément. Dans ce costume si peu conforme aux règles de notre ordre!… Que signifie?…
Jacques Clément, on s’en souvient, s’était débarrassé de son froc dans l’auberge du Chant du Coq. Mais vingt fois, déjà, le prieur l’avait vu dans ce costume de cavalier sans en témoigner ni de la surprise, ni surtout l’indignation qu’il manifestait à ce moment. Le moine demeura donc stupéfait de la question.
– Ce n’est pas tout, reprenait déjà le prieur. Voilà cinq jours que vous êtes absent du monastère et que je vous fais chercher partout dans Paris!… C’est là une étrange manière de remplir vos devoirs!… Vous n’êtes pas frère quêteur, ni prédicateur… vous n’avez reçu aucune mission qui puisse expliquer une si longue absence…
– Pardon, Reverendissime Seigneur, dit froidement Jacques Clément, ou vos esprits sont frappés d’un trouble que je ne conçois pas, ou vous devez vous souvenir…
– Je ne me souviens de rien! interrompit violemment le prieur.
– Quoi! vénérable père… vous ne m’avez pas vous-même donné votre bénédiction à mon départ!…
– Le malheureux délire! s’écria Bourgoing en levant les bras au ciel.
– Vous n’y avez pas joint votre absolution pour tout acte que je pourrais commettre en mon absence!…
– Fou!… L’infortuné est fou!… Par Notre-Dame, quel acte eussiez-vous donc pu commettre dont, par avance, je vous eusse absous?…
– Je vous l’ai confié, mon père!… Rappelez-vous ce que vous m’avez dit!… Rappelez-vous que vous m’avez cité l’exemple de Judith et de Jéhu!…
– C’est à vous, mon frère, qu’il faut recommander de rappeler vos esprits!
– Que ne suis-je devenu fou, en effet! dit amèrement Jacques Clément. Mon digne père, votre attitude à mon égard me plonge dans un abîme de stupéfaction… Quoi!… ne m’avez-vous pas encouragé vous-même, m’affirmant que l’Écriture autorise certains actes irréguliers, quand il s’agit du service du Seigneur Dieu!…
– Mais au nom du ciel! cria le prieur en agitant son couteau, de quels actes irréguliers voulez-vous parler?
– D’un seul, mon Révérend Père, d’un seul! fit Jacques Clément d’une voix sombre…
– D’aucun! d’aucun! interrompit le prieur en essayant de couvrir la voix du moine et en lui jetant en-dessous un regard anxieux. Vous puisez dans votre imagination malade des pensées qui sont sans aucun doute la suggestion du malin esprit…
Bourgoing fit un grand signe de croix par-dessus la serviette immaculée qui était étalée sur sa poitrine.
– C’en est trop! dit Jacques Clément. Je suis parti avec votre approbation, avec votre bénédiction, avec votre absolution! je suis parti, dis-je, avec la grande procession de frère Ange, pour rejoindre à Chartres le roi de France, et le tuer avec le poignard que voici!…
Le père Bourgoing, d’un geste brusque, repoussa la table, arracha sa serviette, et se rapprochant du moine:
– Que dites-vous là? fit-il d’une voix basse et tremblante. Tuer le roi!… Quel crime épouvantable osez-vous concevoir!…
– Par le Dieu vivant, mon père, je jure que…
– Ne jurez rien!… Estimez-vous heureux que je ne vous remette pas au bras séculier! Allez, mon frère, allez. Mettez-vous à réciter les psaumes de la pénitence… jeûnez… veillez… priez… et moi, cependant, je réfléchirai au meilleur moyen de faire sortir de votre âme le démon qui l’habite en ce moment!…
Jacques Clément baissa la tête: il comprenait!… Oui, il comprenait que le coup était manqué, Henri III n’ayant pas été tué, le digne prieur voulait garder le silence sur cette tentative… Il comprenait cela… mais il se trompait!… Il supposa que le prieur le renvoyait dans sa cellule pour y faire pénitence, mais dans l’antichambre, il trouva une douzaine de moines, solides gaillards qui l’entourèrent.
– Mon frère, dit l’un d’eux, il faut nous suivre au cachot de pénitence!…
Alors seulement Jacques Clément comprit que non seulement on voulait lui imposer silence, mais encore qu’on le punissait d’avoir manqué le coup!… Il voulut pousser un cri, se débattre… car le cachot de pénitence était une horrible chose… une oubliette dont rarement on sortait vivant… mais au même instant, il fut bâillonné, lié, entraîné… et quelques minutes plus tard, il était jeté dans le cachot.
Cependant le prieur Bourgoing s’était remis tranquillement à table et disait aux moines servants:
– Je ne sais ce que peut avoir notre malheureux frère Clément, ni quel péché mortel il a pu commettre, mais il est possédé… il profère d’horribles et extravagants blasphèmes. Aussi, comme les paroles que lui inspire le démon pourraient porter le trouble dans la communauté, si elles étaient entendues, je fais défense expresse qu’aucun de nos frères ne descende jusqu’au cachot pour essayer de surprendre ces paroles. J’irai moi-même visiter cet infortuné, et si je parviens à l’exorciser, je le ferai sortir… mais j’en doute!…
Le cachot de pénitence se trouvait au-dessous des caves du couvent. On y descendait par un escalier de quarante marches en spirale, après avoir descendu l’escalier qui aboutissait aux caves.
Ce cachot était assez spacieux. Ses voûtes surbaissées et sculptées, les colonnettes qui s’élançaient des angles, les pierres qui malgré la moisissure conservaient la trace des dentelures dont on les avait ornées à l’origine, tout prouvait que cette sombre demeure avait dû avoir jadis une autre destination que celle qu’on lui affectait à cette époque. Et en effet, le sol se composait d’un certain nombre de dalles rectangulaires de grande dimension. À la tête de chacune de ces dalles était fixé un gros anneau de fer rouillé par l’humidité. Et sous chacune de ces dalles, il y avait un cercueil.
Le cachot du monastère des Jacobins était un ancien tombeau!… Et c’est ce tombeau qui, maintenant, servait de cachot aux moines qui avaient commis quelque crime secret qu’il fallait punir sans le révéler aux juges laïques.
Il n’y avait là ni banc, ni escabeau, ni meuble quelconque, ni même de paille pour se coucher. Il n’y avait en tout qu’une vieille cruche que Jacques Clément trouva pleine d’eau, ce qui lui fit supposer que le prieur avait dû donner des ordres avant son arrivée. Cette supposition se confirma dans son esprit, lorsque près de la cruche, en tâtonnant, il trouva un pain.
Ainsi, sa mise au cachot était décidée avant qu’il n’eut vu le prieur!… La situation était terrible!… Jacques Clément l’envisagea froidement.
Il avait été délié et débâillonné au moment où il avait été poussé dans le cachot de pénitence. Il était donc libre de ses mouvements. Mais l’obscurité était opaque. Jacques Clément demeura donc immobile, s’accroupit dans cet angle où du pied il avait heurté la cruche et le pain, et la tête sur les genoux, se mit à méditer.
Il y avait trois êtres en Jacques Clément: le visionnaire, l’amoureux, le vengeur. C’était la triple manifestation d’un cœur passionné. C’était trois états procédant d’une même ardente activité d’esprit et d’âme, trois branches du même tronc.
Il croyait en Dieu et en ses anges avec une sincérité qu’on retrouve chez tous les visionnaires. Oui, c’était un illuminé, c’est-à-dire qu’il y avait en lui exaspération de foi, et par conséquent une part à la folie. Mais il raisonnait admirablement sa folie, ce qui est le propre de bien des fous. Il n’eût pas pu ne pas croire à l’existence des anges qui venaient le visiter; mais il leur demandait la logique, la suite de ses idées; en somme, il les perfectionnait à son usage particulier.
Jacques Clément aimait Marie de Montpensier, mais il l’aimait d’un amour lointain et mystique; si elle était femme à ses yeux, elle était certainement une femme supérieure aux autres, à qui il devait obéissance absolue puisqu’elle était semblable à l’ange… à l’envoyé de Dieu.
En ce qui concerne sa mère, là encore nous retrouvons ce caractère de passion profonde, et emportée, et concentrée. Sa mère avait souffert par Catherine de Médicis: donc il frapperait Catherine de Médicis…
La vision, l’amour et la vengeance étaient donc parfaitement d’accord dans son esprit, son cœur et son âme.
Henri III, tyran de la religion catholique parce qu’il ne consentait pas à recommencer la Saint-Barthélémy, Henri III, haï par lui parce qu’il était détesté par Marie de Montpensier, Henri III, fils de Catherine de Médicis, ne devait mourir que de sa main.
L’ange le lui ordonnait… et c’était Dieu.
Marie le lui criait… et c’était l’amour.
Sa mère le lui murmurait du fond de sa tombe… et c’était la vengeance.
Il était logique qu’il tuât le roi. Il eût été contraire au bon sens qu’il l’épargnât.
Le premier résultat de cette logique et de ce bon sens fut que Jacques Clément, au fond du cachot de pénitence, n’eut pas un instant de doute ou de terreur. Après les premiers mouvements irraisonnés et nerveux de la répulsion qu’il éprouvait à se trouver dans cette tombe, il se dit qu’il n’avait rien à redouter puisque le roi était encore vivant… Puisqu’il était là, désigné pour tuer Henri III, rien ne pouvait l’atteindre tant que l’acte ne serait pas accompli.
Jacques Clément était donc parfaitement sûr d’être délivré soit par l’ange, soit par Marie de Montpensier, soit même par l’esprit de sa mère. Il n’éprouva qu’un peu de mépris pour les effrontés mensonges de son prieur, en qui jusque-là il avait eu la confiance pieuse d’un moine pour son abbé, et il attendit tranquillement la venue de l’être quelconque qui devait le délivrer, ange, femme ou esprit.
Quelques heures s’écoulèrent, au bout desquelles il se sentit faim et soif. Il mangea donc une moitié de pain qu’on lui avait laissé, et but à la cruche. Puis fidèle à la règle, obéissant aux ordres qu’il avait reçu du prieur, bien que ce prieur lui parût maintenant indigne, il se mit à réciter les psaumes de la pénitence. Il se jugeait en effet en état de péché mortel. Ce péché, c’était son amour pour Marie de Montpensier…
Il finit par s’endormir d’un sommeil sinon paisible, du moins exempt de crainte. Lorsqu’il se réveilla, il eut encore faim et soif; il mangea le reste du pain et but une partie de l’eau qui restait dans la cruche. Il pensait que le moment n’était pas éloigné où l’un des moines du couvent viendrait renouveler sa provision.
Cependant les heures s’écoulèrent sans qu’il entendît le moindre bruit. Il commença par se dire qu’il s’était sans doute trop hâté, qu’il avait dû dormir peu de temps; enfermé le soir, il jugea qu’il devait sans doute se trouver au lendemain matin. En réalité, la nuit, la journée et une nuit encore s’étaient écoulées.
Un moment vint où il n’y eut plus une goutte d’eau dans la cruche… Il avait faim et soif. Mais ce n’était pas encore la souffrance véritable qui tord les entrailles.
– D’où vient que j’ai un tel appétit, moi si sobre d’habitude?… Sans doute cette longue course à cheval, pendant laquelle je n’ai rien pris… et puis, peut-être est-ce la fièvre qui me donne soif?
Depuis des heures, déjà, il marchait autour du cachot. Les ténèbres étaient toujours aussi complètes, aussi absolues. Mais par le toucher, par le frôlement de son épaule contre les murailles, par la régularité des pas toujours posés de même, il avait pris connaissance de son cachot, et il y marchait avec une certaine assurance. Cette marche monotone finit par le briser de fatigue, et une fois encore, il s’endormit. Cette fois son sommeil fut peuplé de rêves…
– Oh! que j’ai soif! râla Jacques Clément en se réveillant. Seigneur! que j’ai soif!…
Il se leva, et pour tromper la soif, il voulut se remettre à marcher. Et alors, il s’aperçut que ses jambes tremblaient… et qu’elles lui refusaient tout service… Et alors il comprit l’horrible vérité: il était en train de mourir de faim et de soif!…
Il voulut crier, et ses lèvres tuméfiées ne laissèrent sortir aucun son… Il se traîna vers l’endroit où il savait que se trouvait la porte, et essaya de frapper; mais ses poings affaiblis heurtèrent à peine le chêne… il retomba épuisé… Alors, la souffrance se déclara avec une sorte d’impétuosité… Il sentit sa gorge s’enfler jusqu’à ne plus laisser passer l’air; il entendait un souffle rauque, un souffle étrange de bête qui meurt ou un râle d’enfant qui pleure… et il comprit que c’était son souffle, à lui… Puis au bout d’un temps qu’il ne put apprécier, les souffrances s’apaisèrent, et il n’éprouva plus qu’une infinie faiblesse.
Il essaya de mesurer le temps qui s’était écoulé, et finit par trouver qu’il devait être là depuis plus d’un mois, et que c’était miracle qu’il ne fut pas mort. En réalité, il en était à son troisième jour à compter du moment où il avait bu sa dernière goutte d’eau et à son cinquième jour à compter du moment où il avait été enfermé.
Combien d’heures demeura-t-il ainsi, pantelant et râlant, étendu en travers des dalles?… Il n’eût su le dire… Il lui sembla enfin qu’il s’endormait, et perdit la notion des choses. Dans cette sorte de sommeil, ou plutôt d’évanouissement, son rêve prit une forme… C’était Marie de Montpensier qui lui apparaissait.
Il se trouvait dans un appartement où régnait une exquise fraîcheur. Comme dans tous les rêves, les détails de la pièce où il se trouvait lui échappaient, mais il distinguait confusément qu’il était étendu dans un lit d’une rare magnificence, avec ses quatre colonnes d’ébène précieusement sculptées et sa quadruple retombée de rideaux de brocart. Dans cette chambre Marie de Montpensier allait et venait, légère, gracieuse comme une apparition qu’elle était.
Du fond de son rêve, Jacques Clément la suivait des yeux, extasié, tremblant de se réveiller bientôt, ainsi qu’il arrive souvent dans ces songes où l’esprit se dédouble.
Ainsi Jacques Clément, qui dans son rêve voyait Marie de Montpensier et, l’âme ravie, suivait tous ses mouvements, songeait amèrement:
«Tout à l’heure, elle va disparaître… puisque je rêve…»
Cependant, il lui parut que les tortures de la faim et de la soif s’étaient apaisées en lui. Il avait la sensation qu’on avait dû lui faire absorber quelque nourriture, l’arrière-goût d’une boisson délicieuse qui avait dû le désaltérer depuis peu de temps.
«Tout à l’heure, songea-t-il, je vais recommencer à souffrir… puisque tout ceci n’est qu’un rêve.»
Et il recommença à regarder Marie de Montpensier… Il fit un effort pour joindre les mains, ce qui était chez lui le geste naturel non seulement de l’amour, mais de la prière. Et alors, dans ce mouvement qu’il fit, il s’aperçut que ses mains froissaient réellement une étoffe très fine et très fraîche: dans le même instant, il s’aperçut que ses yeux étaient réellement ouverts et que cette étoffe c’étaient les draps du lit, et que ces colonnes d’ébène étaient réelles, et réel le lit, réelle la chambre somptueuse… réelle Marie de Montpensier…
Il ne rêvait pas!… Et n’était plus sur les dalles du vieux tombeau!
Comment se trouvait-il dans cette chambre?… Comment, au lieu de l’atmosphère épaisse humide du cachot de pénitence, respirait-il un air léger tout plein de parfums suaves?… Quand, comment et par qui avait-il été transporté.
Son esprit affaibli par les souffrances énumérait vaguement ces questions, auxquelles il ne trouvait qu’une solution raisonnable et logique: un miracle s’était accompli…
À ce moment, et comme il venait de joindre les mains, elle se rapprocha de lui en souriant. Jacques Clément haletait. Pour ce sourire, il fût mort en affrontant les peines éternelles. Elle tenait à la main un gobelet d’or, tandis que de l’autre elle soulevait légèrement la tête pâle, ascétique et pourtant belle encore du jeune moine.
– Buvez encore un peu, dit-elle d’une voix de tendresse et de pitié, en présentant à ses lèvres les bords du gobelet.
À mesure qu’il buvait Jacques Clément sentait une fraîcheur suave l’envahir et chasser la fièvre de sa poitrine, en même temps qu’il se ranimait et que la faiblesse se dissipait.
Lorsque sa tête retomba sur les doubles oreillers, il voulut balbutier un mot… Mais elle posa sa main sur sa bouche comme pour lui recommander le silence et sur cette main, il déposa un baiser qui le fit frissonner et frémir jusqu’au fond de l’être…
– Dormez maintenant, reprit-elle doucement. Dormez… il le faut…
Il obéit… il ferma les yeux, et presque aussitôt tomba dans un profond sommeil. La conscience de toutes choses fut abolie en lui jusqu’à ne pas même lui laisser la faculté de rêver. Seulement, à diverses reprises, il lui sembla qu’on lui donnait une boisson réconfortante.
Quand il se réveilla, il se vit à la même place. Il faisait jour – le même jour qu’au moment où il s’était endormi. En effet, il avait dormi tout le jour et toute la nuit. Il se sentit, l’esprit dégagé, les membres souples. Sur un fauteuil, près de lui, il aperçut les vêtements de cavalier qu’il avait lorsqu’il avait fait la route de Chartres à Paris. Il s’habilla promptement et alors chercha des yeux le poignard; mais le poignard avait disparu.
Il n’eut pas le temps de s’inquiéter de cette disparition, car à ce moment ses yeux tombèrent sur une table toute servie où deux couverts étaient dressés, et presque aussitôt une porte s’ouvrit. Marie de Montpensier parut.
Jacques Clément frissonna. Avec cette démarche sautillante qui lui servait à dissimuler sa boiterie et qui était un charme de plus chez elle, la sœur du duc de Guise approcha et lui dit en souriant:
– Eh bien, messire, comment vous trouvez-vous?
– Madame, balbutia le moine, suis-je au ciel? L’éternel bonheur a-t-il commencé pour moi?… Je dois bien le penser, puisque c’est un ange de Dieu que je vois ici…
Marie eut un joli éclat de rire.
– Hélas, non! fit-elle. Ce n’est pas ici le paradis!… C’est tout bonnement l’hôtel de Montpensier… et l’ange que vous voyez messire, bien loin d’être un ange, n’est qu’une pauvre pécheresse qui a bien besoin d’indulgences… Mais asseyez-vous là… et moi ici… je vous veux traiter… ne refusez pas, ce m’est un grand plaisir et une sainte joie que de dîner en tête à tête avec le plus pieux de nos religieux…
Elle accentua ces mots d’un clignement si malicieux et d’une coulée de regard si fascinante que Jacques Clément, éperdu, se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur le siège qu’elle lui désignait.
La table était admirablement servie en mets et friandises de haut goût, en vins généreux dont les sombres rubis étincelaient dans des carafes de cristal. Nul n’était là pour servir les deux convives: c’était la duchesse elle-même qui avec une dextérité savante et gracieuse découpait pâtés, venaison de chevreuil et pigeonneaux, remplissait les verres de ses blanches mains chargées de diamants.
C’était comme un rêve qu’eût fait le jeune homme. Il mangeait et buvait sans s’en apercevoir, et peu à peu l’ivresse montait à son cerveau. Mais cette ivresse provenait surtout du spectacle merveilleusement impur qu’il avait sous les yeux.
En effet, Marie de Montpensier portait un costume que lui eût envié quelque opulente ribaude. C’était à peine si les gazes légères qui flottaient autour d’elle dissimulaient ses formes délicates. Ses bras un peu graciles, mais admirablement modelés et d’un rose léger, ses bras étaient nus. Son corsage, largement et profondément échancré, laissait voir ses seins de neige et son cou flexible qu’ornait un collier de perles d’une inestimable valeur.
Il eût été impossible à Jacques Clément de détacher son regard de cette femme qu’il adorait d’un amour mystique, d’un amour religieux, et qui s’ingéniait à éveiller en lui l’amour le plus temporel. Une flamme ardente, peu à peu, brillait dans les yeux de la tentatrice, et Jacques Clément se sentait devenir tantôt pourpre et tantôt très pâle. Alors il buvait, il vidait d’un trait le verre que la noble et jolie ribaude lui remplissait sans cesse.
Ces vins, ces mets savamment épicés, ces parfums, la vue de cette adorable femme, tout contribuait à pousser le moine au vertige du péché mortel dont, jusqu’à ce jour, il avait pu sauver et sa chair et son âme…
Un rire pervers, une volonté malicieuse de faire enfin succomber cette chair étincelaient dans les yeux de Marie de Montpensier. Cependant, dès l’instant où ils s’étaient assis, ils s’étaient mis à causer de choses fort intéressantes sans doute, mais qui ne se rattachaient pas à leur principale pensée en ce moment – pensée de séduction chez la duchesse, pensée de délire, d’enivrement et de défense chez le moine. Toute la scène était pour la séduction. Les paroles n’étaient là qu’un prétexte. Et pourtant, ces paroles elles-mêmes avaient une certaine gravité pour Jacques Clément.
– Je suis bien heureuse, disait en effet Marie de Montpensier, que vous soyez revenu à la vie et à la santé. Vous voici maintenant hors d’affaire. Mais depuis neuf jours que vous êtes ici… que de fois j’ai tremblé!…
– Neuf jours!… Il y a neuf jours, madame, que je suis dans cet hôtel?…
– Sans doute!… Ne vous en souvenez-vous plus?… Au surplus, la fièvre a dû vous faire oublier…
– Je ne me souviens de rien, madame…
– Quoi! vous ne vous souvenez même pas de l’instant où je vous ai trouvé à demi mort…
– Vous m’avez trouvé? balbutia Jacques Clément.
– Dans la Cité, derrière Notre-Dame. Il était environ dix heures du soir. Je regagnais mon hôtel en sortant d’une maison que vous connaissez… Soudain, un de mes porte-torches s’écria qu’il y avait un gentilhomme évanoui ou mort sur la chaussée. Je me penchai de ma litière… Je vous reconnus… alors j’éprouvai je ne sais quelle vive douleur au cœur…
Jacques Clément eut un soupir qui ressemblait à un cri d’espérance insensée.
– Je descendis, continua Marie en l’examinant malicieusement. Et comme je me penchais sur vous, vous revîntes au sentiment, et vous me dites que des truands vous avaient attaqué et laissé pour mort…
– Je vous ai dit?… je vous ai vue?… je vous ai parlé?
– La preuve, c’est que je vous fis placer dans ma litière et transporter ici…
Jacques Clément était stupéfait. Mais au fond, il admettait sans discussion l’événement, le miracle. L’ange l’avait enlevé du cachot de pénitence et déposé sur la route où Marie de Montpensier devait infailliblement passer.
– Et quel jour cela est-il arrivé? demanda-t-il.
– Je vous l’ai dit, il y a neuf jours, c’est-à-dire le lendemain même de la procession à Notre-Dame de Chartres.
Jacques Clément passa lentement une de ses mains sur son front: Le rêve le reprenait. Il ne vivait depuis quelque temps qu’au milieu des mirages et des illusions… Quand il tenait une réalité, soudain elle se dissipait, s’enfuyait et redevenait fantôme insaisissable.
D’abord son entrevue avec Bourgoing le lendemain soir de la procession de Chartres; le prieur soutenant avec virulence qu’il ne l’avait pas autorisé à sortir du couvent; puis le séjour au cachot de pénitence, qui d’après ses calculs avait duré six ou sept jours; puis, ce réveil dans l’appartement de Marie de Montpensier…
Ou bien le cachot était un rêve, ou bien c’était l’heure présente qui ne pouvait être qu’une illusion!…
En effet, Marie de Montpensier affirmait qu’elle l’avait trouvé évanoui dans la Cité le lendemain soir de la procession, c’est-à-dire au moment où il entrait au cachot de pénitence où il avait séjourné au moins une semaine… Où était la chimère? Où était la réalité?…
– Madame, s’écria-t-il hors de lui, frappé d’une sourde terreur, je sens mes pensées s’enfuir de mon cerveau, et la folie peu à peu m’envahir… Je vous supplie de rappeler exactement vos souvenirs… C’est bien le lendemain de la procession de Chartres que vous m’avez trouvé?…
– Exactement, messire; le lendemain de ce jour où Valois devait mourir!
Jacques Clément tressaillit. Ceci, du moins, n’était pas une illusion!… Le roi devait mourir!…
– Et vous m’avez trouvé dans la Cité? reprit-il.
– Privé de sens, étendu de votre long, non loin de l’auberge du Pressoir de fer.
– Que Dieu me conserve le jugement!…
– Amen! fit Marie de Montpensier en riant. Mais vraiment, messire, songez-vous que j’ai dû adresser la même prière au Seigneur lorsque dans la cathédrale de Chartres, au lieu de Jacques Clément, c’est le chevalier de Pardaillan que j’ai vu près de Valois?… Ne croyez pas que je vous en ai une rancœur… Sans quoi vous aurais-je fait transporter dans mon hôtel et soigné moi-même au risque de ma réputation?…
– La reconnaissance déborde de mon cœur, dit ardemment Jacques Clément; mais il n’est pas besoin de cette gratitude pour vous assurer que la vie de Valois est seulement prolongée de quelques jours… Ce qui ne s’est pas fait à Chartres, madame, se fera ailleurs…
Marie de Montpensier pâlit. Son rire frais et sonore se figea sur ses lèvres, et un éclair funeste jaillit de ses yeux. Elle quitta vivement sa place, repoussa la table et vint s’asseoir sur les genoux de Jacques Clément dont elle entoura le cou de ses deux bras. Ils étaient ainsi placés comme dans la nuit où le duc de Guise avait surpris sa femme dans les bras du comte de Loignes… comme dans la salle d’orgie du Pressoir de fer.
Jacques Clément, comme alors, sentait la double ivresse du vin et de l’amour monter à son front brûlant. Son cœur battit à grands coups sourds: il défaillait presque; la passion le faisait vibrer tout entier, et au fond de son âme, la terreur, la honte, le remords du péché mortel grondaient…
– Vraiment? murmura la séductrice, la jolie fée aux ciseaux d’or… vraiment? vous seriez prêt à frapper?… Ce n’est donc pas la peur qui vous a retenu à Chartres?…
– La peur? gronda Jacques Clément. Est-ce que je puis connaître la peur?… Plût au ciel que je puisse la connaître!… Non, non, madame ce n’est pas la peur qui m’a empêché de frapper Valois, car la vie me pèse et j’aspire au supplice qui vengera la mort du tyran… Ce n’est pas la pitié non plus, car ni lui ni les siens n’ont eu pitié des miens… Ce n’est pas le remords non plus, car c’est Dieu lui-même qui m’ordonnait de frapper.
– Alors… pourquoi?… fit Marie d’une voix mourante et en resserrant son étreinte.
– Pourquoi?… Ah! madame, je dois penser que Dieu a voulu prolonger la vie du tyran dans un but que seule connaît sa suprême sagesse, car il a placé sur mon chemin le seul être qui pouvait saisir mon bras et me dire: Clément, je ne veux pas que tu frappes aujourd’hui!…
– Et cet être… cet homme?…
– Cet homme, madame! S’il m’ordonnait de tourner contre moi-même l’arme qui doit frapper Valois, je mourrais à l’instant! Cet homme, c’est le seul qui puisse disposer de ma volonté et de ma vie… car lorsque ma mère misérable, méprisée, douloureuse, souffrait la plus effroyable agonie, cet homme est le seul qui ait eu pitié de ma mère!…
– Votre mère? dit la duchesse étonnée. N’est-elle donc pas vivante et heureuse, retirée à Soissons où vous êtes né?…
Jacques Clément sourit.
– La femme de Soissons n’est pas ma mère, dit-il. Peut-être m’a-t-elle élevé… encore n’est-ce pas bien sûr… Ma mère est morte, madame. Et comme je vous l’ai dit, elle a souffert affreusement, et si elle a eu quelques heures de répit dans sa misérable existence, elle les a dues à l’homme que Dieu a interposé entre Valois et moi…
– Pardaillan! s’écria Marie de Montpensier avec une soudaine inspiration.
– Je n’ai pas dit que ce fût lui! fit sourdement Jacques Clément. Seulement, écoutez bien, madame: l’homme dont je parle a étendu sa main sur le roi de France, et dès lors le roi m’est sacré… Mais bientôt, dans quelques jours peut-être, cette main se retirera, cette protection s’effacera… et alors, je le jure sur Dieu qui me juge, sur ma mère à qui j’ai parlé là-bas dans le cimetière des Innocents, sur votre tête à vous qui êtes la source de mon bonheur, ce jour-là, le roi de France mourra de ma main!…
– Je vous crois, fit Marie frissonnante, je vous crois…
Et comme si, dès lors, elle n’eût eu plus rien à dire, elle se leva vivement, fit un geste gracieux et disparut, pareille à un sylphe.
Jacques Clément demeura seul, en proie à un trouble inexprimable. Jamais il n’avait éprouvé pareille angoisse de douceur et de passion. Il avait la tête perdue, et c’est en vain que se mettant à genoux, il commença à réciter les prières recommandées comme souveraines pour chasser le démon de la chair…
La journée se passa sans que la duchesse reparût. Il avait essayé de sortir, mais il avait trouvé les portes fermées. Il n’en ressentit d’ailleurs ni crainte ni contrariété. Peu à peu il reprit son sang-froid, n’ayant plus qu’une inquiétude: celle de retrouver le poignard sacré qui lui avait été confié par l’ange dans la chapelle des Jacobins…
Vers le soir, il se sentit quelque appétit, ce qui était bien naturel après le jeûne prolongé qu’il avait subi. La table était encore là, offrant en vins et en mets des restes que Pardaillan eût jugés fort estimables. Jacques Clément dîna donc tout seul, puis n’ayant rien de mieux à faire, se mit au lit. La nuit vint, assombrit la chambre et la remplit enfin de ses ténèbres.
Longtemps l’esprit de Jacques Clément erra au seuil des rêves. Il repassait les derniers événements qui l’avaient si violemment frappé… la fuite de Chartres, son entrée au cachot de pénitence, les tortures de la faim et de la soif, puis ce réveil dans la chambre même de celle qu’il aimait… le dîner en tête à tête… Où était le songe? Où était la réalité dans tout cela?
Peu à peu ces pensées diverses se fondirent, ces visions fusionnèrent; puis il n’eut plus conscience du monde vivant, et il tomba dans un profond sommeil… Rêve peut-être?… Chimère!… Il lui sembla tout à coup qu’une étrange sensation le réveillait… dans le lit, près de lui, se glissait une femme qui l’enlaçait de ses bras… il sentait, il reconnaissait son parfum préféré!… et soudain, il eut sur les lèvres l’impression violente et douce à en mourir d’un baiser d’amour…
Alors, il entrouvrit les yeux… Une pâle lumière voilée comme celle d’une veilleuse était éparse dans la chambre et indiquait mollement les contours des meubles… et à cette lumière, il reconnut les yeux rieurs et malicieux de Marie de Montpensier.
Il voulut balbutier quelques mots: elle étouffa ses paroles sous ses baisers… Une immense griserie monta au cerveau de Jacques Clément; un souffle ardent et encore inconnu de lui, le souffle vivant et puissant qui palpite dans tous les êtres, depuis la fleur jusqu’à l’homme, l’emporta sur ses ailes.
Lorsqu’il redescendit sur terre, lorsque, éperdu, il parvint à rassembler ses idées, il portait au cœur un souvenir impérissable, et il se murmurait à lui-même que, pour une autre nuit semblable, pour retrouver celle que ses mains brûlantes de fièvre cherchaient encore, il donnerait plus que sa vie… il damnerait son âme.
Marie, en effet, avait disparu. La lumière s’était éteinte… mais les premières lueurs de l’aube blanchissaient les vitraux de la fenêtre.
Une soif ardente desséchait la gorge de Jacques Clément. Près du lit, près de lui, sur une petite table, il vit le gobelet d’or, le saisit et but, reconnaissant le goût et la reposante fraîcheur de la boisson qu’on lui avait versée pendant son délire. Presque aussitôt après avoir bu, et à peine eut-il la force et le temps de reposer le gobelet lourdement sur la table, il retomba lourdement sur les oreillers et perdit la connaissance des choses… et cette fois le sommeil était si profond qu’il ressemblait à la mort…
De rêve en rêve!… Jacques Clément vivait sans doute une partie d’existence dans le fantastique. Rêve ou réalité?… Oh! où était le rêve?… Où était la réalité?…
Il venait de se réveiller… Une étrange torpeur engourdissait ses membres et sa pensée… Il venait d’ouvrir les yeux qu’il promenait lentement sur ce qui l’entourait… Et ce n’était plus le cachot de pénitence!… Mais ce n’était plus le lit à colonnes d’ébène… la chambre de délice et de volupté…
Il était dans un lit étroit, sur une dure couchette. Les murs étaient nus. Il apercevait seulement un crucifix, une petite table chargée de livres… Et il tressaillit violemment: sur cette table, cet objet qui jetait une vive lueur… c’était son poignard!… Et il reconnut qu’il était dans sa cellule du couvent des Jacobins.
Il se leva, s’habilla de son froc jeté au pied du lit sur un escabeau, car ses vêtements de cavalier avaient disparu. D’un geste rapide, il saisit le poignard et le baisa… Puis il le remit dans la gaine qu’il trouva sur la table et l’accrocha à sa ceinture, sous le froc. Alors un profond soupir gonfla sa poitrine, et comme il sentait sa tête tourner, il s’assit au bord du lit, les yeux perdus dans le vague, évoquant l’autre chambre, l’autre lit… la vision de volupté… la créature d’amour qu’il avait tenue dans ses bras… rêve ou réalité?…
À ce moment la porte de sa cellule, entrebâillée selon la règle, s’ouvrit tout à fait, et le prieur Bourgoing parut. Jacques Clément se leva et s’inclina profondément.
– Deo gratias! fit le prieur en entrant. Recevez ma bénédiction, mon frère. Vous voici donc debout? Cette mauvaise fièvre vous a donc quitté?… Ah! depuis dix jours que vous êtes rentré au couvent, que de soucis nous avons eus!…
– Depuis dix jours? fit Jacques Clément.
– Certainement, mon frère. C’est-à-dire depuis le soir où vous êtes revenu de ce voyage à Chartres, que vous aviez entrepris pour la plus grande gloire du Seigneur…
– Ainsi, reprit le moine, je suis dans le couvent depuis mon retour de Chartres?…
– Et vous n’avez pas bougé de votre cellule, mon frère… Seulement, le délire ne vous a pas quitté; vous avez, comme on dit, battu la campagne… mais grâce au ciel, je vois que c’est fini…
– Tout à fait fini, mon digne père, répondit Jacques Clément pensif. Permettez-moi seulement de vous poser une question…
– Toutes les questions que vous voudrez, mon frère! dit Bourgoing en fronçant les sourcils.
– Une seule, Reverendissime Domine. Avant mon entrée au cachot… je veux dire avant mon délire, votre haute et sainte bienveillance m’avait accordé certaines libertés compatibles avec un projet dont je crois me rappeler que je vous ai fait part…
– Je ne me souviens nullement de ce projet, dit Bourgoing: mais poursuivez, mon frère.
– Eh bien!, mon digne père, je voudrais savoir si vous me continuez encore cette même bienveillance; en d’autres termes, si je jouis encore des mêmes privilèges… des mêmes libertés…
– Toujours, mon frère, toujours! s’écria le prieur. Vous êtes libre d’aller et de venir le jour ou la nuit, de vous absenter du couvent, et même sans m’en prévenir en cas de nécessité urgente. Car je sais que vous travaillez dans la vigne du Seigneur… Venez donc, mon frère, venez… Tous nos frères sont rassemblés à la chapelle afin de louer Dieu de votre heureux retour à la santé et à la raison…
Jacques Clément suivit le prieur à la chapelle et alla s’agenouiller à sa place habituelle. Mais tandis que les moines attaquaient un cantique d’actions de grâce, lui, prosterné, sa tête pâle dans les mains, se murmurait:
– Où est le rêve?… Où est la réalité?…