Jehan se tourna vers la jeune fille et, avec une voix d’une infinie douceur:
– Ne craignez rien, dit-il.
Elle leva sur lui un regard brillant qui traduisait franchement, loyalement sa reconnaissance, son admiration, son amour innocent. Avec une simplicité touchante qui disait sa confiance absolue, elle murmura:
– Je n’ai plus peur, maintenant.
Et, terrassée par l’émotion, brisée par la fatigue, elle ferma ses beaux yeux et s’évanouit. Forte et vaillante dans la lutte, elle payait maintenant son tribut à la nature.
Il n’eut que le temps d’étendre le bras et de la recevoir. Il râla:
– Morte?…
Et avec un regard sanglant à l’adresse de Concini, toujours inerte sur le parquet, il gronda:
– Oh! malheur à toi!…
Mais déjà elle se remettait, se dégageait doucement, et elle lui souriait d’un sourire énivrant. Et lui, pâle comme la mort, tremblant, la gorge étreinte par une indicible émotion, dans un souffle qui ressemblait à un sanglot, il gémit:
– Oh! que j’ai eu peur!…
Et c’était merveilleux, admirable. Ce lion qui ignorait la peur. Ce diable à quatre qui avait soutenu sans sourciller l’assaut de cinquante archers. Ce téméraire qui avait résolument tenu tête au souverain le plus puissant de l’Europe, qui avait poussé la bravade jusqu’à l’accompagner à la porte de son Louvre. Cet intrépide qui avait osé pénétrer dans l’antre de Concini – plus redoutable que le roi, à sa manière -, lui arracher sa proie et lui infliger la correction manuelle la plus déshonorante.
Ce pourfendeur, ce tranche-montagne, tremblant comme une faible femme, avouant naïvement qu’il avait eu peur… parce qu’une enfant venait de se pâmer devant lui.
Quelle déclaration d’amour eût pu être plus éloquente, plus douce et plus pénétrante que la déclaration d’amour contenue dans ces trois mots tombés de la bouche d’un tel homme: «J’ai eu peur»? Et comme elle le comprit bien!
Instantanément, ses traits tirés retrouvèrent leur animation; ses joues livides, leur teinte rose d’une idéale délicatesse; ses yeux mornes, fiévreux, leur éclat brillant; ses lèvres crispées, leur sourire si doux: tout, dans cette physionomie si loyale et si expressive, disait ingénument son ravissement, son orgueil, son attendrissement. Toute son attitude était un chant d’allégresse et d’actions de grâces.
Ils s’étaient parlé ce soir-là pour la première fois, et toutes leurs paroles, même les plus étrangères au sentiment, proclamaient hautement, noblement, leur amour. Et tous leurs gestes, même inconscients, étaient des preuves manifestes de cet amour.
Jeunes, beaux, débordants de vie, ils étaient adorables… et ils l’ignoraient. Mais, ce qu’ils savaient, par exemple, sans se l’être dit, sans que le mot fatidique eût été prononcé, ce qu’ils savaient, de toutes les forces de leur être, c’est qu’ils s’étaient donnés l’un à l’autre, à tout jamais, sans arrière-pensée de reprise.
À quoi bon parler quand les yeux et le sourire ont un langage d’une poésie et d’une douceur que les plus douces, les plus poétiques paroles ne sauraient égaler? Aussi ne parlaient-ils pas.
Ils étaient debout tous les deux, face à face, séparés par une chaise renversée que le hasard avait jetée là. Et ils s’étreignaient tendrement du regard; ils se souriaient doucement, ils s’admiraient naïvement.
Jehan se croyait au paradis. Il eût voulu que cet instant de suprême bonheur, si chaste et, à la fois, si doux et si violent qu’il en était comme oppressé, durât toute une éternité. Il oubliait le lieu infâme où ils se trouvaient, et qu’il était pauvre et sans nom… et qu’elle était fille de roi… Il oubliait toute la terre…
Il fut tiré de son enchantement par un bruit de verrous violemment poussés.
Il se retourna vivement, Concini avait disparu, et c’était lui, évidemment, qui poussait ces verrous dans l’antichambre.
Instinctivement, elle se rapprocha de lui et, les yeux agrandis par l’effroi, désignant la porte dérobée par où il était entré et qui était encore ouverte, elle murmura:
– Fuyons!
Il eut un sourire plein de confiance, la rassura d’un geste et, très doucement:
– Vous n’avez rien à redouter tant que je suis près de vous. Pendant qu’ils prolongeaient leur muette extase, Concini était revenu à lui.
Tout d’abord, il avait cru s’éveiller de quelque affreux cauchemar. Mais la sensation de brûlure intolérable qu’il éprouvait à la joue, mais la douleur lancinante qui le piquait au bas des reins, vinrent attester hautement qu’il n’était pas le jouet d’une illusion, mais la victime d’une réalité brutale autant que pénible.
Ses yeux, striés de sang, se portèrent sur le couple, et ses lèvres se retroussèrent dans un rictus terrible, et sa main se crispa sur le manche de sa dague. Il secoua furieusement la tête et réfléchit:
– Non!… Ceci est trop doux, trop prompt. Je veux une vengeance raffinée, effroyable… une agonie lente, interminable, dans des tortures inouïes… je veux des supplices sans nom… que j’inventerai tout exprès pour lui!… Sortons d’ici d’abord!…
Sortir comme il l’avait décidé, pousser doucement les verrous, ce fut très facile… les deux amoureux étaient si absorbés!
Cette petite porte par où Jehan était entré et qu’il avait laissée ouverte, donnait sur un cabinet de toilette. Ce cabinet communiquait avec l’antichambre par une autre porte, lourde, massive, celle-là.
D’un bond, Concini fut sur cette porte, la ferma d’un coup de pied lancé à toute volée, s’abattit dessus et poussa les deux forts verrous dont elle était munie. Cette fois, il n’avait plus besoin d’agir silencieusement.
C’était ce bruit qui avait arraché les deux jeunes gens à leur contemplation.
Les verrous poussés, Concini se mit à rire, d’un rire frénétique, en grinçant:
– Je les tiens!
Au moment où il allait se retourner, deux mains rudes s’abattirent sur chacun de ses deux bras et les immobilisèrent. En même temps, deux autres mains, avec une dextérité remarquable, lui enlevaient sa dague et son épée et les jetaient à l’autre extrémité de l’antichambre.
Un cri jaillit des lèvres de Concini. Non qu’il eût peur, mais parce qu’il comprenait que sa vengeance allait lui échapper et cette vengeance, il l’eût volontiers payée d’une fortune, d’une pinte de son sang.
Les mains lâchèrent dès qu’il fut désarmé. Il se retourna alors, pareil au fauve qui se sent pris dans le filet; il écumait, il grinçait.
Escargasse, Gringaille et Carcagne, le jarret droit tendu, le dos arrondi, le chapeau balayant le parquet, la bouche fendue en un large sourire exécutaient en son honneur une de ces fantastiques révérences dont ils avaient le secret et qu’ils croyaient sincèrement irrésistibles.
– Péchère! Monsignor fait donc son service lui-même? s’apitoya Escargasse.
– Pourquoi diable n’a-t-il pas appelé ces deux grands coquins de laquais que nous avons si proprement ficelés? fit Carcagne.
– Peut-être a-t-il perdu son sifflet, insinua Gringaille. Ivre de fureur, blême de sa déconvenue, Concini rugit:
– Vous osez!… misérables drôles, savez-vous bien que…
– Ah! s’il vous plaît, signor Concini, interrompit rudement Gringaille, pas de gros mots, hé!… je vous le conseille.
– Nous sommes bons bougres, mais tripes du pape! on a droit à quelques égards, tout de même!
– C’est vrai, aussi… Nous ne sommes pas des chiens! Concini les vit hérissés, l’œil farouche, les crocs sortis, prêts à déchirer et à mordre. Il entrevit alors que sa situation était plus critique qu’il ne l’avait pensé. Néanmoins il ne se rendit pas. Il se redressa de toute sa hauteur et d’un air suprêmement dédaigneux, il gronda:
– Faites attention à vos paroles!… Faites attention surtout à ce que vous allez faire! Je vous retrouverai… à moins que vous ne m’assassiniez.
– Vous assassiner?… Fi donc!… Ce sont là manières de grand seigneur… comme vous, signor Concini… et qui ne sauraient être employées par de pauvres diables comme nous!
Concini ne sourcilla pas. Comme s’il n’avait pas saisi l’outrageante allusion, il reprit froidement:
– Alors, que voulez-vous?… Comment, vous me trahissez, moi!… moi qui vous fais vivre, moi qui vous couvre de ma protection, moi qui puis vous enrichir, vous me trahissez, et pour qui?… Pour une fille que vous ne connaissez pas… pour un aventurier, sans sou ni maille, que le bourreau guette, qui vous fera crever de faim, de froid, de misère, jusqu’au jour où il vous traînera à sa suite sur l’échafaud qui l’attend!…
– Êtes-vous devenus subitement déments?…
Il ne les quittait pas des yeux. Il les vit ébranlés, hésitants. Il continua d’une voix qui se fit plus insinuante, plus persuasive:
– Allons, Cristo santo! revenez au sens de la réalité!… Tenez, j’ai pitié de vous… Je veux bien oublier que vous avez cherché à m’insulter. J’oublie que vous m’avez menacé et je vous dis: Voulez-vous être à moi, pendant une heure seulement?… Une heure d’obéissance passive, absolue, une heure de fidélité, ce n’est pas beaucoup… je m’en contente cependant et en échange je vous donne une fortune qui vous mettra à l’abri du besoin le reste de vos jours!…
– Outre!
– Tripes du pape!
– Cornes de Dieu!
Les trois jurons n’en firent qu’un. Immédiatement après, un des trois demanda:
– Combien?
Une lueur de triomphe passa dans l’œil de Concini, il pensa:
«Il faut que je les assomme… et ils sont à moi.»:
Et les regardant droit dans les yeux, il énonça froidement:
– Cent mille livres à vous partager.
Et en lui-même:
– Oui, chiens maudits, servez-moi pendant une heure, et après… trois bonnes cordes toutes neuves, trois potences… voilà les cent mille livres que je vous destine!
Les trois avaient chancelé. Ce chiffre, fabuleux pour eux, leur avait produit l’effet d’un coup de matraque sur le crâne.
– Trente-trois mille trois cent trente-trois livres, six sols et huit deniers chacun!
Le compte avait été vite établi, comme on voit.
– De quoi vivre dans la bombance jusqu’à la fin de ses jours!
– À ce prix-là, j’étriperais mon propre père… si je l’avais jamais connu!
Concini rugit en lui-même: «Ils sont à moi!» Et tout haut:
– Est-ce dit?
Ils parurent se consulter du regard, pour la forme sans doute, car déjà leur attitude s’était modifiée et ils avaient repris ces allures courbées, ces démonstrations de respect exorbitant qui leur étaient habituelles. Concini frémissait d’impatience, non d’incertitude, parce qu’il voyait bien qu’ils étaient décidés. Enfin ils adhérèrent résolument.
– C’est marché conclu, monseigneur!
– Pendant une heure, nous vous appartenons.
– Quoi que vous nous commandiez, nous l’exécuterons.
À force de volonté, Concini était parvenu à rester impassible. Mais en lui-même, il exultait. Une joie puissante, furieuse, comme il en avait rarement ressenti de pareille, l’étreignait. Il crut que tout était dit, et dans sa hâte d’en finir, il voulut expliquer à l’instant même ce qu’il attendait d’eux.
Mais les trois compères avaient probablement, eux aussi, leur idée de derrière la tête, qu’ils poursuivaient avec autant de ténacité que Concini en mettait à suivre la sienne. Gringaille l’interrompit, respectueusement d’ailleurs:
– Un instant, monseigneur, dit-il, avec une gravité soudaine qui éclairait cette physionomie rusée d’un jour insoupçonné. Vous nous avez demandé pourquoi nous étions avec… celui qui attend derrière cette porte, contre vous. Je vais vous le dire. Vous êtes, pour nous, l’homme qui paye et à qui on ne doit plus rien lorsque la besogne payée est honnêtement accomplie. Tandis que lui, il était un ami. Nous autres truands, gens de sac et de corde, nous avons des idées particulières. Par exemple, pour nous, un ami est un être sacré. On n’est jamais quitte envers un ami. Sa bourse quand elle est garnie, son pain, son bras, son sang, tout se donne, et sans compter, à un ami. Le trahir est chose vile, infâme, qu’aucun de nous ne voudrait accomplir sans se croire damné, déshonoré à ses propres yeux, digne des plus affreux supplices. Ne froncez pas les sourcils, ne vous impatientez pas. Ce que j’en dis, c’est pour vous expliquer. Donc, monseigneur, cette vilenie, cette infamie, nous allons l’accomplir… c’est promis, mais… c’est dur… très dur!… Pour nous décider, il n’a pas fallu moins que l’appât de cette somme énorme que vous nous promettez. Or, jusqu’ici, je vous ferai remarquer que nous ne tenons encore qu’une promesse… Nous ne doutons pas de votre parole, mais enfin, je vous le dis tout net, c’est insuffisant pour nous décider à agir. C’est pour vous dire que si vous voulez que le marché tienne, il faut donner des arrhes.
Au même instant, trois griffes se tendirent avidement vers Concini.
Celui-ci ne doutait pas de la bonne foi des trois sacripants. S’il avait eu des doutes, le discours habile de Gringaille les eut complètement dissipés. La demande ne le surprit ni le choqua. Elle était dans les usages. Elle lui parut toute naturelle. Il se fouilla vivement. Un geste de déception lui échappa et il sacra, réellement désolé:
– Porco Dio! j’ai tout donné à cette vieille sorcière… Je n’ai plus rien sur moi.
Conciliants, ils firent preuve de bonne volonté. Gringaille, qui avait soulevé le lièvre, déclara le premier, rondement:
– Qu’à cela ne tienne! Je me contenterai pour ma part de cette superbe chaîne d’or que vous avez au cou. Et toi, Escargasse?
– Moi, je vois là certaine agrafe qui ferait assez bien mon affaire. Et toi, Carcagne?
– Moi, je serais curieux de savoir si cette bague qui brille au petit doigt de monseigneur fera autant d’effet au doigt de certaine petite main de ma connaissance.
Au fur et à mesure qu’ils désignaient l’objet de leur choix, Concini, sans hésiter, arrachait le bijou et le leur jetait. Cet âpre marchandage, cette façon de curée à peine voilée ne le révoltait pas. Elle le rassurait de plus en plus. Elle était une preuve manifeste de la loyauté de leurs intentions.
Il avait eu un moment de rage folle, de désespoir intense, lorsqu’il avait constaté qu’il n’avait pas une maille sur lui. Il les connaissait trop bien pour ne pas être assuré que, sans les arrhes réclamées, il n’obtiendrait rien d’eux. Pour assurer sa vengeance prête à lui échapper, il se serait donc humilié, lui, Concini, il se serait abaissé jusqu’à supplier presque ces trois ruffians maudits qui l’avaient bafoué, insulté, maltraité?… Et cela en pure perte! C’était à vous rendre enragé.
Il s’estimait donc très heureux d’en être quitte à si bon compte… car pour les cent mille livres promises, nous savons comment il avait décidé de les payer.
Concini, on a pu le remarquer, et c’est ce qui prouvait sa grande souplesse d’esprit, ce qui faisait sa force, Concini savait imposer, momentanément, silence à sa haine. S’il avait intérêt à s’attacher celui qui l’avait insulté, il n’hésitait pas à le faire. C’est ainsi qu’il avait gardé à son service Jehan le Brave qu’il haïssait déjà parce que le jeune homme l’avait, en maintes circonstances, profondément humilié. C’est ainsi qu’il avait cherché à s’attacher ces trois hommes dont il se méfiait et qui venaient de le violenter.
Mais le souvenir des humiliations qu’il avait dû ravaler le faisait écumer. Son esprit travaillait. Et le résultat de ce travail était que son plan primitif de se faire livrer Jehan réduit à l’impuissance s’était profondément modifié. En leur jetant au fur et à mesure le bijou convoité, il songeait à part lui:
«Prenez, chiens rampants, prenez ces os à ronger!… Que je réussisse seulement à vous faire passer de l’autre côté de cette porte, et alors, moi, je pousse les verrous. Quel magnifique coup de filet!… les tenir tous les quatre à ma merci!… Alors, j’envoie un de ces laquais qu’ils prétendent avoir garrottés chercher du renfort. Dans une heure, je puis avoir ici cinquante hommes résolus. C’est plus qu’il n’en faut pour saisir les truands. Moi, je reste ici, je les garde, je les surveille, sans qu’ils puissent soupçonner ma présence. Les fenêtres, heureusement, sont munies de solides barreaux. Rien à tenter de ce côté. Restent les portes. J’admets qu’à eux quatre ils réussissent à les enfoncer. Il leur faudra bien une couple d’heures pour cela. C’est plus qu’il ne m’en faut. S’ils ne passent pas par le vestibule, mes hommes les cueillent. S’ils passent par le vestibule – et ils seront bien obligés d’y passer – alors, je les tiens sans l’aide de personne!»
Voilà ce que songeait Concini, sans que rien sur son visage trahît la nature de ses pensées.
Carcagne, Escargasse et Gringaille n’avaient pas cette prudente réserve. Les sacripants estimaient qu’ils avaient fait une bonne affaire. Ils jubilaient et ne voyaient pas la nécessité de dissimuler cette jubilation. Quand ils eurent fait disparaître au plus profond de poches mystérieuses les bijoux qu’ils venaient d’arracher si adroitement à Concini, ils reprirent le sérieux qui convient à des gens qui vont s’atteler à une rude besogne et ils écoutèrent sans broncher les instructions de leur maître.
– Surtout, fit Concini en achevant, n’allez pas me le détériorer!… Sa peau m’est précieuse, voyez-vous.
– Je comprends!…
– Une peau que l’on paye cent mille livres!
– On ne saurait dire qu’elle ne vous est pas chère. Les trois éclatèrent de rire et Concini daigna sourire.
– Il me le faut vivant!… Vivant, m’entendez-vous? insista-t-il.
– Cela va de soi!
– C’était tout indiqué!
– La besogne n’en sera que plus facile!
C’était Gringaille qui avait prononcé cette dernière phrase. Elle eut le don d’éveiller le soupçon dans l’esprit de Concini, prompt à se méfier.
– Pourquoi plus facile? fit-il en le regardant fixement. J’aurais cru le contraire.
Gringaille haussa irrévérencieusement les épaules et, avec un dédain à peine voilé:
– On voit bien que vous êtes gentilhomme, monseigneur, dit-il.
– Le pôvre, il ne sait pas organiser une petite trahison de rien du tout.
– Il aurait besoin de nos leçons.
Ils avaient des trognes hilares, une rondeur de manières, une bonhomie qui eussent endormi les défiances les plus robustes: Concini ne les soupçonnait pas, en ce moment du moins. Mais il avait hâte de les voir franchir le seuil de cette porte et de les tenir tous sous clé. Ce fut donc avec une certaine impatience qu’il dit:
– Parlez plus clairement… et soyez brefs. Gringaille expliqua:
– Tous trois, ici présents, nous sommes de bons amis à vous, des amis en qui vous avez toute confiance…
– Simple supposition, eh! Gringaille!… Tu ne voudrais pas être un ami de monseigneur?
L’interruption venait d’Escargasse. La phrase pouvait paraître louche. Elle fit froncer le sourcil à Concini. Mais Escargasse avait un air naïf, respectueux, qui éloignait le soupçon. Puis, quoi? on ne pouvait pas exiger de ce truand les phrases alambiquées d’un mignon de cour! D’ailleurs, Gringaille continuait déjà:
– Supposition, comme de juste. Nous venons vous visiter. Nous déposons nos dagues et nos épées… sur ce meuble (effectivement ils déposaient leurs armes) à seule fin d’endormir vos soupçons, au cas où vous en auriez. Ceci fait, Escargasse et moi nous venons à vous la main loyalement tendue.
– Et nous vous disons; «Adieu, eh! cher ami!» Autrement, comment va? fit Escargasse.
– Naturellement, reprit Gringaille, vous nous donnez une main à chacun… comme ceci, justement. (Concini n’avait pas donné sa main. Il avait eu un mouvement de recul, au contraire.) Nous la prenons et… nous vous tenons.
– Alors, moi, Carcagne, je vous serre dextrement les poignets avec cette solide cordelette.
Et Carcagne, en effet, enroulait prestement une ficelle autour des poignets de Concini, qui se débattait, vociférait, écumait, sans aucun succès d’ailleurs. À partir de ce moment, la démonstration continua, ponctuée par des gestes bien réels, hélas! Et les trois débridés, riant, pouffant, se bourrant, s’envoyaient malicieusement la réplique sans demeurer inactifs pour cela.
– Parfait, Carcagne!
– Ne vous démenez donc pas ainsi…
– C’est pour vous faire voir comment nous nous y prendrons.
– Ensuite, nous passons aux bras…
– Eh là, doucement! Ne ruez donc pas ainsi, que diable!
– Puisqu’on vous dit que c’est pour vous faire voir.
– Est-il obstiné!…
– Ensuite nous passons aux jambes… Là, maintenant vous ne pouvez plus ruer!… Ensuite nous vous roulons dans ce manteau que nous attachons solidement pour plus de sûreté.
– Vé! il crie, il crie comme un cochon qu’on égorge.
– Alors, nous vous mettons ce mignon bâillon.
– Là! au moins on s’entend un peu maintenant.
– Ensuite nous vous enlevons délicatement (ils auraient dû dire: rudement). Nous ouvrons cette porte (ils l’ouvraient, pénétraient dans la chambre en se bousculant, tiraillant dans tous les sens le malheureux Concini réduit à l’impuissance, riant à gorge déployée, heureux comme des écoliers qui viennent de jouer un méchant tour, et Gringaille continuant seul): Nous vous déposons doucement sur ce lit (ils le jetaient brutalement) et nous disons (ils s’alignaient devant Jehan):
– Messire Jehan, voici congrûment roulé et ficelé, tel un énorme saucisson, le signor Concini… lequel avait une furieuse envie de nous tenir enfermés ici avec vous… Ce qu’il n’aurait pas manqué de faire… si nous n’étions de plus rusés renards que lui!