Concini sortit enfin de sa longue méditation. Un vaste soupir qu’il n’eut pas la force de refouler fut la seule manifestation par quoi se révéla la joie puissante qui l’étreignait. Il fixa un instant ses hommes, qui attendaient son bon plaisir, raides comme à la parade, et il ébaucha un sourire. Dans un geste de souveraine nonchalance, il allongea le bras, prit dans un tiroir une poignée de pièces d’or et la laissa tomber sur la table, en une cascade rutilante, devant les trois braves éblouis, béats d’admiration. En même temps, il disait:
– Allons, j’ai été un peu rude avec vous. Voici pour vous faire oublier cette rudesse.
Concini était habituellement généreux. Cette fois, il se montrait plus que généreux. Il y avait bien cent pistoles, pour le moins, étalées sur la table. Elles n’y demeurèrent pas longtemps. Trois griffes, larges et velues, s’abattirent sur le tas, le fractionnèrent en parts égales et le firent disparaître en un clin d’œil, en même temps que les gorges émettaient des grognements sourds: remerciements inarticulés, témoignages de jubilation intense.
– Et maintenant, fit Concini, lorsqu’il vit que l’opération était terminée, parlons un peu de notre affaire.
– L’expédition tient toujours?
– Plus que jamais!… À moins que la rue ne soit encore gardée.
– La voie est libre, monseigneur. Tout est redevenu calme, silencieux, comme s’il n’y avait pas eu la moindre échauffourée.
– Nous sommes prêts.
– Allons!
Concini se leva brusquement. Il prit une bourse gonflée de pièces d’or et la mit dans sa poche, un masque de velours noir qu’il attacha à sa ceinture, à côté de la dague, s’enveloppa soigneusement dans les plis d’un vaste manteau sombre et sortit d’un pas décidé, sans ajouter une parole.
Les trois le suivirent.
Dans la rue, après avoir jeté à droite et à gauche un coup d’œil perçant, il se dirigea résolument vers la rue de l’Arbre-Sec, suivi, à trois pas, par ses hommes.
Ils n’avaient pas fait vingt pas qu’une ombre, se détachant d’une encoignure, se mit à les suivre de loin.
Ils arrivèrent devant le logis de Bertille, sans avoir rencontré âme qui vive. Les trois braves rejoignirent leur maître devant le perron, et remarquant alors ce qui leur avait échappé lors de leur passage rapide, ils le montrèrent triomphalement à Concini en laissant tomber à voix basse:
– Du sang! C’étaient, en effet, les traces de la lutte soutenue par Jehan le Brave et Pardaillan contre les archers de Neuvy. Les trois compères s’empressaient d’attirer l’attention de Concini sur ces traces, preuve évidente de leur bonne foi, au cas où il aurait gardé quelques doutes sur la véracité de leur rapport.
Mais Concini n’avait pas de raison de douter. Il considéra un instant, d’un air rêveur, les flaques sanglantes, les éclaboussures qui souillaient les marches blanches, le sol foulé par le piétinement d’une troupe nombreuse, et avec un geste d’insouciance, il passa et entra dans le cul-de-sac Courbâton.
Au fond de l’impasse, contre le mur, se profilait une masse d’ombre plus compacte que l’ombre environnante. Un homme se détacha et s’approchant:
– Monseigneur, dit-il en se courbant, la litière est là.
Concini eut un geste impérieux. L’homme, qui avait sans doute reçu des instructions préalables, se courba davantage et fila rapidement, sans se retourner. Dans la rue de l’Arbre-Sec, cet homme croisa l’espion qui s’était attaché aux pas de Concini et qui, présentement, contemplait à son tour, et avec une singulière attention, les traces de la lutte. Sans s’arrêter, l’homme laissa tomber en passant quelques brèves paroles et il continua son chemin jusqu’à la rue Saint-Honoré, et là, tournant à droite, il entra dans la maison de Concini.
Quant à l’espion, il jeta un coup d’œil railleur sur le balcon de Bertille, et dressant vers la lucarne de Jehan le Brave une face convulsée par la haine, il grinça dans la nuit:
– Adieu les rêves d’amour, ma gente tourterelle!… Votre tourtereau, à l’heure qu’il est, se débat vainement dans le filet que je lui ai tendu… Vous pourrez le revoir… sur la place de Grève… le jour prochain où le bourreau tenaillera sa poitrine pantelante et où quatre chevaux trapus déchireront ses membres robustes pour les disperser aux quatre coins de la ville.
Il s’éloigna d’un pas souple et silencieux, et tout en marchant il grognait:
– Moi, je n’aurai garde de manquer un aussi agréable spectacle… Pauvre de moi! Il y a des années, de longues années que je vis dans l’attente de cet heureux moment!…
Il était arrivé à l’angle du cul-de-sac. Il jeta un coup d’œil perçant dans la nuit profonde et murmura:
– La joie qui m’inonde ne doit pas me faire oublier la mission de confiance dont la signora Léonora m’a honoré. Perdio! Voici un trou qui semble avoir été creusé tout exprès pour moi!… La chance favorise Concini: voici que le ciel s’est couvert, il fait noir comme dans un enfer!… Baste! je n’ai pas besoin de voir. Attendons patiemment, il faudra bien qu’il passe devant moi, puisque la litière est là!…
Il se tapit de son mieux dans le trou qu’il avait découvert et, pareil à quelque monstrueuse araignée guettant sa proie, les yeux fixés sur l’impasse, il reprit sa rêverie:
– Mon rêve eût été de voir la mère, l’illustrissime princesse Fausta Borgia, assister au supplice de son fils!… Ma suprême joie, que j’aurais payée de mon sang donné goutte à goutte, eût été de pouvoir lui crier: «Regarde, princesse Fausta, regarde bien!… Ce Jehan le Brave que le bourreau supplicie… c’est ton fils!… Et c’est moi, moi Saêtta, qui ai fait de lui un voleur, un bravo, un misérable assassin!… Moi qui l’ai conduit, poussé, hissé jusque sur l’échafaud où tu le vois!»
Il eut un rire silencieux, terrible. Il devait être effroyablement hideux à voir. Il reprit:
– L’heure de la vengeance aura été lente à venir, mais enfin, la voici!… Et toi, Fausta, tu ne perdras rien pour attendre… Je fouillerai l’Italie, l’Espagne, la France, j’irai jusqu’au fond des enfers s’il le faut… mais je te retrouverai… pour te communiquer l’heureuse nouvelle… Le ciel… ou l’enfer… me doit bien cette joie, à défaut de l’autre!
Cependant Concini et ses hommes n’étaient pas restés inactifs.
Il y avait, à droite de la porte et à environ dix à douze pieds du sol, une petite fenêtre, actuellement close par d’épais volets de bois. À gauche, et beaucoup moins élevée, il y avait une ouverture en forme d’œil de bœuf. Comme la fenêtre, cette petite ouverture était hermétiquement bouchée par un volet.
Ce fut sous cet œil-de-bœuf que les trois braves allèrent se placer. Carcagne, le plus fort, prêta l’appui de ses épaules. Gringaille, le plus adroit, monta dessus. Au bout de cinq minutes de travail, le volet, peut-être vermoulu, peut-être préparé déjà, était arraché.
Deux barreaux en forme de croix, cimentés dans la pierre, barraient le passage. Gringaille les saisit à pleines mains. On entendit un bruit sec… Les barreaux, brisés en quatre morceaux, tombèrent sur le sol.
Gringaille sauta à terre et expliqua en riant:
– Le propriétaire de cette bicoque me fait l’effet d’être un fieffé ladre… ces barreaux, qui paraissaient si solides, c’était du bois peint en imitation de fer. Seulement, voilà, il n’a pas remarqué ce que j’ai remarqué, moi, du premier coup d’œil, à savoir que l’un de ces barreaux était légèrement fendu, ce qui pouvait paraître anormal pour un honnête barreau de fer. Maintenant, si monseigneur veut passer, la porte est grande ouverte.
Deux minutes plus tard, ils étaient tous les quatre dans la place. À travers les trous du masque qu’il avait placé sur son visage, et à la lueur d’une cire apportée à cette intention, Concini, d’un coup d’œil rapide, étudia les lieux.
Ils étaient dans une cuisine assez grande, où tout était rangé dans un ordre parfait, où tout était reluisant, brillant, d’une propreté méticuleuse.
Deux portes: une à droite, en plein bois, l’autre devant eux, vitrée, celle-là. Ce fut vers cette porte vitrée qu’ils allèrent. Elle fut vite ouverte. Ils pénétrèrent dans une chambre à coucher.
Dans le grand lit clos, dans l’entrebâillement des courtines écartées d’une main tremblante, une tête effarée apparut, les yeux arrondis par l’effroi, la bouche ouverte, prête à crier à l’aide. C’était la respectable propriétaire du lieu, dame Colline Colle.
Avant qu’elle eût proféré un son, Concini, d’un bond, fut sur elle, écarta tout à fait les rideaux et gronda:
– Si tu cries, si tu résistes, ce poignard dans ta gorge… Si tu te tais, si tu obéis, cette bourse pour toi. Choisis.
En voyant cet homme masqué se ruer sur elle, en voyant la lame acérée menacer sa gorge plate et osseuse, en entendant cette voix, qui dut lui paraître terrible, proférer des paroles menaçantes, la matrone crut sa dernière heure venue. Elle ferma instinctivement les yeux et se renversa sur les oreillers, évanouie à moitié, en gémissant d’une voix expirante:
– Grâce!…
Mais il faut croire que le mot «bourse» avait un pouvoir magique tout particulier pour elle, car, en l’entendant, elle entrouvrit un œil. Elle vit l’objet et son apparence considérablement pansue: à travers les mailles de soie, elle vit les lueurs jaunes du métal précieux; elle entendit le son divin des pièces heurtées; tout cela en un temps qui ne dura pas la centième partie d’une seconde.
Concini n’avait pas encore prononcé la dernière syllabe du mot: choisis, que la bourse glissait de ses doigts, s’en allait pour ainsi dire d’elle-même, attirée par quelque puissant aimant, s’envolait, se volatilisait, sans qu’il fût possible de dire comment elle était partie, où elle s’était cachée.
L’escamotage avait été si discret, si adroit et si rapide, qu’il paraissait fantastique. Concini en demeura suffoqué l’espace d’une seconde et les trois braves, qui se croyaient passés maîtres en escamotage de ce genre, traduisirent par un long sifflement leur stupeur et leur admiration.
La matrone, cependant, son geste accompli, avait refermé les yeux, tout à fait évanouie cette fois… du moins en apparence. Concini, énervé, gronda:
– Peste soit de la carogne qui s’évanouit à présent!
– Bah! railla Gringaille sceptique, piquez-la un peu de la pointe du poignard… Vous verrez que la vieille mégère n’est pas aussi complètement pâmée qu’elle voudrait nous le faire croire.
Effectivement, dame Colline Colle, à ces mots, se redressa brusquement et, foudroyant Gringaille d’un regard étincelant de colère, elle glapit:
– Insolent!… Passe encore pour mégère!… mais vieille!… sachez que je suis point si vieille qu’on ne me recherche encore… Et s’il me convenait de quitter l’état de veuve, Dieu merci! je ne serais point embarrassée pour… Mais suffit! je m’entends!… Ce sont là des affaires où vous n’avez pas à fourrer votre vilain nez de grand pendard que vous êtes.
– Outre! admira Escargasse, quel sifflet!…
Concini avait écouté sans rien dire. Il trouvait que la matrone montrait un sang-froid, une lucidité remarquables en l’occurrence et, de plus, cherchait à le dévisager, lui particulièrement, avec une insistance gênante.
De fait, c’était une rusée matoise qui avait tout de suite compris de quoi il retournait. Ce n’était pas à elle qu’on en voulait. C’était à la demoiselle, couchée là-haut. Tant qu’elle ne ferait pas de bruit et ne chercherait pas à ameuter la rue par ses clameurs, elle n’aurait rien à redouter. Un vague instinct lui faisait deviner que ces envahisseurs nocturnes craignaient par-dessus tout le bruit et qu’ils avaient besoin d’elle. Dès lors, elle pouvait en prendre à son aise et si elle pouvait arracher quelques pièces d’or de plus, qui sait? peut-être une autre bourse pareille à celle si lestement agrippée, ce serait tout profit.
Pour échapper à ces regards investigateurs, singulièrement pénétrants, Concini fit signe à ses hommes de mener l’affaire et se mit à l’écart, regrettant d’avoir parlé, à cause de son accent.
Carcagne, qui était l’homme grave, pondéré, de la troupe, et qui avait des manières avenantes et polies, intervint:
– Respectable dame, fit-il en s’inclinant avec toute la grâce dont il était capable, levez-vous incontinent… Et faites vivement, s’il vous plaît, attendu que nous n’avons pas de temps à perdre et que, de notre naturel, nous ne sommes pas très patients.
On ne pouvait pas, comme on voit, s’exprimer avec plus de douceur et d’aménité.
Mais il paraît que, décidément, dame Colline Colle était d’un caractère bien revêche. Loin de se montrer touchée, elle s’écria de sa voix la plus aigre, en prenant les airs de la pudibonderie la plus effarouchée:
– Me lever devant vous! Vous me tuerez plutôt!… N’avez-vous pas honte de me demander pareille indécence? Me prenez-vous pour une créature éhontée comme vous? Garçons! Ribauds! Gaudisseurs! Pillards!… Jour de Dieu! Je vous montrerai qu’une honnête femme comme moi sait le respect qu’elle doit aux règles de la pudeur et de la civilité… Tournez-vous, au moins, et me promettez de ne pas regarder!…
– Quel sifflet! quel sifflet! s’exclamait Escargasse, béat d’admiration.
– Eh! cornedieu! sacra Gringaille, tirez le rideau et n’en parlons plus. Nous ne tenons pas à admirer vos charmes!
Oui, décidément, dame Colline Colle avait bien mauvais caractère. L’honnête proposition de Gringaille, qui aurait dû apaiser sa pudeur effarouchée, l’exaspéra au contraire. Et de son ton le plus acerbe, le plus agressif, feignant de ne pas remarquer que, dans la frénésie de ses gestes, elle mettait à découvert, et sans pudeur aucune, ces charmes que le respect des règles de la civilité interdisait à une honnête femme comme elle de montrer, elle cria:
– Et quand vous les verriez!… Croyez-vous que vous en perdriez la vue? malhonnête! balourd!… J’en connais qui ont vainement imploré, et à deux genoux encore, la faveur que vous dédaignez, homme de rien! dévergondé! Turc! Maure!… Dieu merci, on est une honnête femme, et chacun sait…
Il ne fut pas possible d’apprendre ce que chacun savait, parce que Carcagne interrompit intempestivement:
– Allons, honnête dame, tirez le rideau, qu’on vous a dit, et dépêchez… sans quoi je me verrai contraint d’aller vous aider.
Stupeur! L’honnête femme coula sur la large carrure du brave Carcagne ébahi un coup d’œil expressif. Un large sourire découvrit sa bouche encore ornée de quelques dents qui, par leur beauté, ne faisaient pas regretter celles qui étaient tombées. Puis elle baissa la tête, elle baissa les yeux, elle soupira, tandis que sa main sèche et ridée, abîmée par les durs travaux du ménage, s’étalait sur la blancheur du drap qu’elle caressait doucement, d’un geste machinal, et que son sein se soulevait précipitamment, comme sous l’empire d’une émotion violente. C’était grotesque et lamentable. Et pendant que Gringaille, impatient, tirait brusquement le rideau, elle marmonna en minaudant:
– À la bonne heure! celui-là, au moins, sait les égards qui sont dus à une faible femme.
– Vé! pouffa Escargasse, il a fait la conquête de la pudique dame!… Heureux pendard!
Carcagne n’y entendit pas malice. Il se rengorgea, retroussa sa moustache d’un air conquérant. Il avait toutes les bravoures. Peut-être cela tenait-il à ce qu’il avait failli être moine… ou quelque chose d’approchant. Pendant que la matrone s’habillait, les trois, pour ne pas perdre de temps, lui expliquaient ce qu’ils attendaient d’elle. Elle n’abusa pas trop de leur patience d’ailleurs, et apparut bientôt, ayant passé vivement un vieux jupon, jeté une méchante casaque sur ses épaules, et tout de suite, en donnant les marques du plus violent chagrin, elle gémit:
– Vous n’allez pas l’emmener, j’imagine, cette pauvre demoiselle?
Mais, malgré son émotion, elle coulait en dessous des regards enflammés sur Carcagne et, d’une main experte, elle obligeait à rentrer sous le bonnet quelques mèches folles qui s’obstinaient à montrer le bout de leur nez.
– Si, nous allons l’emmener!… je comprends! Et tout de suite encore.
– Ah! vous n’aurez pas ce cœur, larmoya la matrone.
Et cette fois, c’est sur Concini, muet et immobile dans la pénombre, qu’elle louchait.
– Si vous l’emmenez, cette demoiselle du bon Dieu, que deviendrai-je, moi?… C’est ma ruine, mes bons seigneurs, ma mort!… Je n’avais qu’elle, moi, comment voulez-vous que je vive, si vous m’enlevez ma loca…
Un bruit de pièces d’or roulant en cascade sur le plancher de chêne, proprement ciré, interrompit brusquement les lamentations, coupa radicalement l’émotion de la vieille. C’était Concini qui, pour couper court, sans mot dire, vidait son escarcelle d’un geste dédaigneux.
– Ah!… monsieur, reprocha Gringaille, c’est trop, beaucoup trop. Cette vieille sorcière était déjà payée au centuple de ce qu’elle vaut!
Concini eut un geste d’indifférence appuyé d’un autre geste qui signifiait: Dépêchons! dépêchons!
– Zou! ragea Escargasse, montez vivement… et à la douce, hé, autrement!…
Malgré le ton quelque peu menaçant de l’invite, la matrone eut un geste comme pour se ruer vers l’or. Gringaille la saisit brutalement par le bras et, d’une voix qui n’admettait pas la réplique:
– Marche, vieille chienne! et marche droit… Sans quoi, ce n’est pas de l’or que je te donnerai, moi, c’est de la dague que je donnerai dans ton ventre!…
Cette fois, dame Colline Colle comprit que les choses menaçaient de se gâter pour elle et, malgré que le sourire de Carcagne la rassurât un peu, elle jugea plus prudent d’obéir.
Elle monta au premier, suivie par les trois braves qui retenaient leur souffle. Elle s’arrêta à la porte de la chambre de Bertille et elle gratta doucement en gémissant:
– Demoiselle Bertille?… demoiselle Bertille?… ouvrez, je vous prie. Bertille dormait profondément et sans doute rêvait-elle de choses très douces, car une expression de bonheur irradiait son gracieux visage, un sourire enchanteur découvrait ses petites dents blanches, pareilles à des perles rares dans un minuscule écrin de velours pourpre.
À l’appel de la matrone, elle se dressa sur sa couche et, à moitié endormie encore, nullement effrayée d’ailleurs, elle demanda de sa voix harmonieuse:
– Est-ce vous qui gémissez, dame Colline Colle?
– Oui, demoiselle! Ouvrez-moi, je vous en prie… Je suis malade…’bien malade.
Le premier mouvement de la jeune fille fut de sauter à bas du lit et de se vêtir à la hâte de cette ample robe de laine blanche qu’elle portait au moment où elle s’était dressée entre le roi et Jehan. D’autant plus inquiète que la matrone, poursuivant la tactique improvisée, de l’autre côté de la porte, ne cessait pas de geindre et de se lamenter. Et tout en s’habillant, elle cria:
– Patientez un moment, je viens!
Effectivement elle se mit en marche vers la porte. Mais elle s’arrêta presque aussitôt, le front barré par un pli soucieux. Et en elle-même, elle songea:
– Cette femme est rapace et avare… Je l’aurais quittée depuis longtemps si… (Elle rougit, pensant à Jehan.) Pour une poignée d’or elle a voulu me livrer au roi… pour un peu d’or, elle recommencera au profit d’un autre… Qui me dit que ce n’est pas un piège?
Cette pensée qui traversa son cerveau fit que, au lieu d’ouvrir comme elle avait failli le faire inconsidérément, elle interrogea:
– Êtes-vous donc réellement si malade?
Et elle écouta attentivement, s’efforçant de démêler la vérité dans les intonations.
Malheureusement, elle avait affaire à une comédienne de premier ordre qui poursuivit ses gémissements avec un naturel merveilleusement joué et qui répondit, sans que rien trahît la dissimulation dans sa voix:
– Il me semble que je vais mourir!… Ouvrez, pour l’amour de Dieu!… Vous défiez-vous donc de moi?
Oui, elle se défiait, et elle n’avait pas tort. Mais c’était une nature généreuse et sous son apparence frêle et délicate, elle cachait un caractère énergiquement trempé. Elle alla droit à un coffre et y prit un petit poignard qu’elle cacha dans son sein, d’un air résolu. Ceci fait, elle revint à la porte.
Comme si une sorte de prescience l’avait avertie du danger qu’elle courait, elle ne put se décider à ouvrir. Elle parlementa, et, répondant à la question de sa propriétaire:
– C’est que, dit-elle sans acrimonie, vous avez ouvert la porte du logis à des étrangers… cette nuit même.
– C’était le roi, demoiselle!… Peut-on résister aux ordres du roi?… Ah! que je souffre!…
C’était le roi! Argument péremptoire, à l’époque surtout. Bertille était trop de son temps pour ne pas admettre comme valable l’excuse de la misérable matrone. Pourtant elle se raidit encore contre la pitié qui l’envahissait:
– Qui me dit que ce n’est pas encore une trahison?… Sais-je si vous n’avez pas encore introduit quelque malfaiteur?
– Je suis seule, demoiselle! Tout a fait seule, je vous le jure sur ce que j’ai de plus sacré!… Et je souffre!… Seigneur Jésus! me laisserez-vous donc mourir comme un pauvre chien sans me prêter l’assistance qui se doit entre chrétiens?
Cette fois la jeune fille se sentit vaincue par le ton lamentable de l’hypocrite créature. Peut-être eut-elle le tort de se fier à l’arme qu’elle avait glissée dans son sein. Quoi qu’il en soit, elle dit:
– À Dieu ne plaise, dame Colline Colle! J’ouvre… Mais s’il m’arrive malheur de votre fait, vous en répondrez devant le souverain juge.
Et bravement, très calme, la main droite crispée sur le manche du poignard, elle tira le verrou, ouvrit la porte toute grande en disant d’une voix où perçait une pointe d’inquiétude:
– Que vous arri…
Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Deux bras robustes la saisirent à plein corps. Elle voulait crier, elle poussa effectivement un long cri. Mais ce cri fut étouffé sous les plis d’un vaste manteau brusquement jeté sur sa tête. Elle voulut résister, utiliser l’arme qu’elle serrait dans sa main crispée. Elle se sentit vivement enroulée dans le manteau, des liens doux – des écharpes sans doute – immobilisèrent ses bras et ses jambes pendant que des poignes vigoureuses la maintenaient, la soulevaient, l’emportaient d’ailleurs avec précaution.
Elle ne s’évanouit pas. Elle ne perdit pas son sang-froid. Elle s’abandonna passivement, comprenant que toute tentative de délivrance serait vaine, réservant prudemment ses forces pour une occasion meilleure, serrant convulsivement le poignard qu’elle avait eu la chance de conserver, avec l’unique crainte de le perdre.
L’un la tenant par les pieds, l’autre par les épaules, le troisième fermant la marche, ils descendirent doucement au rez-de-chaussée, éclairés par la mégère qui tenait à gagner consciencieusement l’or de Concini.
Elle les conduisit jusqu’à la porte basse de l’impasse, et avant d’ouvrir, elle les avertit avec sollicitude:
– Prenez garde!… Il y a quatre marches à descendre!… Là!… Doucement!…
Ce qui, d’ailleurs, n’empêcha pas l’un des trois, avant de sortir, de lui dire, sur un ton qui lui fit passer le frisson de la malemort:
– À présent que tout est fini, si tu ne veux pas avoir la langue coupée, vieille sorcière, tâche de te taire. Si tu ne veux avoir les yeux arrachés, le ventre crevé à coups de dague, tâche d’oublier ceci et nos visages de façon à ne jamais les reconnaître.
Terrifiée, elle bégaya en se signant:
– J’oublierai… je me tairai… je le jure, monseigneur!…
Sa terreur était réelle et profonde. Pourquoi maintenant seulement alors que, jusque-là, elle s’était montrée si vaillante? Parce que le malandrin avait expliqué la chose en disant: «À présent que tout est fini», ce qui sous-entendait qu’on n’avait plus besoin d’elle. N’ayant plus besoin d’elle, elle se disait, en frémissant, que l’idée pouvait venir que le plus sûr moyen de s’assurer de sa discrétion était encore de l’égorger purement et simplement sur le seuil de sa porte. Maintenant, c’était sa précieuse carcasse qui était directement menacée. Sa belle assurance avait fait place à la plus intense terreur.
Et pourtant, malgré tout, dans l’ombre, elle chercha la main de Carcagne et la serra furtivement. Elle trouva moyen d’approcher ses lèvres de son oreille et de lui glisser dans un souffle:
– Revenez me voir! Je ne suis pas si farouche qu’il y paraît! Ayant épuisé tout son courage, avec une hâte fiévreuse, qui n’excluait pas la prudence, elle verrouilla et cadenassa la porte avec plus de soin que jamais, et ne respira que lorsque, cette opération délicate terminée, elle se jugea en parfaite sûreté. Alors, sans perdre une seconde, elle se rua dans sa cuisine. Elle trouva, à tâtons, un grand escabeau, qu’elle posa sans bruit sous l’œil-de-bœuf. Elle grimpa dessus avec une agilité surprenante, et là, dissimulée dans l’ombre, elle regarda et écouta de toute la puissance de ses petits yeux rusés démesurément ouverts, de ses larges oreilles, avidement tendues.
Bertille fut doucement étendue sur les coussins moelleux de la litière. Elle essaya de se soulever, mais paralysée par ses liens, elle ne put y parvenir. Alors, d’une voix étrangement calme, elle proféra:
– Ne peut-on me délivrer de cette cagoule qui m’étouffe? Faible et assourdie par l’épaisseur de l’étoffe, la voix parvint cependant jusqu’à Concini qui se tenait debout contre la portière. Cette voix, c’était la première fois qu’il l’entendait. Elle lui produisit l’effet d’une musique d’une douceur pénétrante qui le remua jusqu’au fond de l’âme.
Oubliant que la jeune fille ne pouvait le voir, il se découvrit dans un geste un peu théâtral, empreint de cette grâce élégante qui caractérisait ses gestes et ses attitudes, et il dit avec empressement:
– Madame, si vous daignez promettre de ne pas appeler à l’aide, de ne pas bouger…
– Je n’appellerai pas, je ne bougerai pas, assura la jeune fille.
– S’il en est ainsi, madame, croyez que je suis très heureux d’accéder à vos désirs qui sont des ordres pour moi.
Et Concini lui-même, secoué d’un long frisson au contact de ce corps désiré qui l’affolait, arracha les écharpes qui l’immobilisaient, le manteau qui lui dérobait la vue de ces traits d’une pureté idéale, qu’il avait hâte de contempler.
Bertille n’eut pas un mot, pas un geste de remerciement à l’adresse de celui qui venait de lui rendre la liberté de ses mouvements. Elle ne daigna même pas l’honorer d’un regard. Il semblait qu’elle ne l’eût même pas aperçu.
Avec un calme stupéfiant, que Concini admira intérieurement, elle se redressa sans hâte et s’assit, commodément. Elle aspira longuement une bouffée d’air frais, rajusta son corsage, rejeta derrière l’oreille quelques mèches de cheveux qui la gênaient, arrangea, de quelques menus gestes vifs et gracieux, les plis de sa robe chiffonnée et croisa fortement ses mains sur son sein. Geste en apparence très naturel, mais qui lui permettait d’avoir constamment sous la main l’arme sur laquelle reposait son salut.
Et Concini la vit ainsi toute blanche, enveloppée dans les plis harmonieux du prestigieux manteau d’or qu’était son opulente chevelure. Il vit la resplendissante beauté, l’éclatante fraîcheur, le velouté de la chair douce et parfumée, l’harmonie impeccable des lignes, la grâce juvénile des attitudes empreintes d’une souveraine dignité, et, émerveillé, ébloui, il ferma les yeux sous le masque et porta la main à son cœur comme pour en comprimer les tumultueux battements.
Les trois sacripants eux-mêmes, sous le charme de cette radieuse apparition, traduisirent leur impression par leur habituel sifflement, indice de la plus extrême admiration. Et, par un revirement dont ils étaient sincèrement ébahis, ils commencèrent d’éprouver une étrange sensation de malaise à la pensée de la besogne qu’ils accomplissaient. Et dans leur cœur racorni, l’aube d’un sentiment inconnu, qui ressemblait presque à de la pitié, se levait en faveur de cette enfant qui leur apparaissait belle et pure et immaculée, autant et plus que ces représentations en images de madame la Vierge, qu’ils admiraient de confiance quand, par hasard, ils s’égaraient dans une église, ce qui leur arrivait quelquefois.
Cependant, si Concini avait connu la jeune fille, il aurait été frappé de sa pâleur. Ses yeux bleus, si doux, brillaient d’un éclat fiévreux qui lui aurait donné fort à penser. Mais Concini ne la connaissait pas. Il fut dupe de son calme apparent.
Sans regarder le ravisseur qui se tenait debout et découvert devant elle, dans une attitude respectueuse, comme perdue dans un rêve, de sa voix harmonieuse, elle dit:
– Vous vous exprimez comme un gentilhomme que vous n’êtes pas…
– Madame! gronda Concini en pâlissant. Imperturbable, elle continua:
– … parce que un gentilhomme, digne de ce nom, ne s’abaisse pas à faire violence à une jeune fille… Mes désirs sont des ordres pour vous, avez-vous dit? Soit!… Je désire donc retourner paisiblement chez moi. Laissez-moi aller et j’oublierai…
– Madame, interrompit Concini d’une voix désespérée, vous me demandez précisément la seule chose que je ne puisse vous accorder… pour le moment du moins.
Avec un air de dédain écrasant qui exaspéra Concini, de sa voix paisible, presque indifférente, elle insista:
– Je disais bien: vous n’êtes pas un gentilhomme, cela se voit, du reste… Vous êtes le plus fort, faites de moi ce que vous voudrez… Je ne m’abaisserai certes pas à discuter plus longtemps avec vous.
Emporté par la passion qui grondait en lui, Concini éclata d’une voix basse, ardente:
– De grâce, madame, écoutez-moi… Vous ne savez pas quelle passion furieuse, sauvage, est entrée en moi, dès l’instant où je vous ai aperçue pour la première fois… vous ne savez pas que depuis cet instant, je passe des nuits sans sommeil, à balbutier votre nom si cher et si doux!… Oui, je sais, j’ai usé de ruse et de violence envers vous, vous l’avez dit: je me suis avili à une besogne déshonorante pour un gentilhomme. Mais je ne suis pas aussi coupable que vous le pensez… Il le fallait, madame: une menace était suspendue sur votre tête et je n’avais que ce moyen pour vous sauver… Le mépris dont vous m’accablez est aussi injuste qu’il m’est intolérable… Je vous le jure, madame, jamais passion ne fut aussi profonde, aussi sincère, aussi respectueuse que celle que vous m’avez inspirée!
Jusque-là, Bertille avait gardé une attitude pétrifiée. On n’aurait su dire si elle écoutait seulement. Voyant qu’il faisait une pause avec un air de souveraine dignité, elle prononça:
– Un mot, un seul: Suis-je libre, oui ou non?
– Eh bien! haleta Concini, tenez, madame, oui, vous êtes libre!… Allez, retournez paisiblement chez vous!…
Malgré l’empire prodigieux dont elle avait fait preuve jusque-là, la jeune fille ne put retenir un mouvement de joie. Un peu de sang reparut sur ses joues si pâles, et d’un geste impulsif, sa main s’appuya sur la portière, comme si elle eût voulu user à l’instant de cette liberté rendue.
Mais déjà Concini reprenait, la brûlant de son souffle enflammé:
– En échange, je ne vous demande qu’une chose, oh! si peu: laissez tomber sur moi un regard moins sévère. Dites un mot… un seul mot d’espoir!… un mot, madame, est-ce trop exiger de vous?
La main crispée sur l’appui de la portière retomba mollement, et, du bout des lèvres, elle laissa tomber:
– Après la félonie et la violence, le marchandage et l’injure!… Laquais!
Et tournant le dos d’un geste las, elle s’accota, ferma les yeux et parut s’assoupir.
Le favori eut un geste de rage et de menace. Le mot l’avait cinglé comme un coup de cravache en plein visage. Une horrible imprécation jaillit de sa gorge contractée et remettant son chapeau qu’il enfonça d’un coup de poing furieux, il gronda:
– Laquais! soit… J’agirai donc en laquais!…
Et profitant de ce que la jeune fille lui tournait le dos, saisissant les deux écharpes qu’il avait posées sur la portière, d’un geste prompt il les lui jeta sur la tête et la bâillonna de nouveau avant qu’elle eût esquissé un geste de défense. Il paraît qu’il ne se fiait plus à la parole qu’elle avait donnée de ne pas appeler.
Soulagé par cette violence, il ordonna d’un ton rude:
– En route, vous autres!… Où vous savez.
La litière s’ébranla, escortée par les trois braves, la rapière au poing, suivie de Concini qui, les lèvres retroussées par un rictus terrible, marmonnait en la couvant des yeux:
– Laquais!… Ce mot dont tu viens de me souffleter, la belle, te fera verser des larmes de sang!…