En voyant entrer Jehan dans sa chambre, Bertille s’était levée.
Il s’approcha d’elle et ne s’arrêta que lorsqu’il se vit devant la petite table, chargée de sa collation délicate, qui se dressait comme un obstacle entre elle et lui.
Il n’aurait pu dire comment ses jambes vacillantes l’avaient porté jusque-là. Il se sentit oppressé d’angoisse, le cœur frissonnant, le cerveau vide, comme ivre. Il n’osait pas la regarder et cependant il la voyait très bien. Il eût voulu parler. Il sentait qu’aucun son ne sortirait de sa gorge contractée.
Elle était aussi émue que lui. Seulement, vierge de pureté, sa candeur ignorante lui donnait une force que l’homme ne pouvait avoir. Et ce fut elle qui parla la première, d’une voix qui tremblait à peine.
– Sans vous, j’étais perdue!
Elle le regardait de ses grands yeux clairs, et de ses doigts fuselés, elle lissait, d’un geste machinal, la nappe immaculée de la petite table.
Elle ne s’apercevait pas qu’elle oubliait de le remercier. Peut-être avait-elle l’intention de le faire tout à l’heure. Peut-être croyait-elle l’avoir déjà fait. Elle ne savait pas trop.
Quant à lui, il pensait bien à cela, je vous assure! Il ne voyait que son attitude si gracieuse. Il lisait dans ses yeux si doux, qui lui parlaient longuement, éloquemment. Il se grisait de la musique enivrante de sa voix.
Elle reprit, peut-être sans savoir ce qu’elle disait:
– Comment êtes-vous arrivé si à propos?
Ceci les ramenait à la réalité. Dès lors, il retrouva son aisance. Il se mit à rire doucement, et expliqua:
– C’est bien simple! Figurez-vous que, comme je rentrais chez moi, j’ai vu la litière qui s’éloignait, et je n’ai pas pressenti l’affreuse réalité. J’étais rentré chez moi, bien tranquille. Tout à coup, voilà que je me souviens que j’avais oublié de…
Il s’arrêta court, très embarrassé. Il rougit et baissa la tête de l’air honteux d’un coupable acculé à un aveu pénible.
Son cœur lui fit deviner ce qu’il n’osait avouer, et ce fut encore elle qui parla, avec la superbe assurance que lui donnait son ignorance:
– Vous aviez oublié de vérifier si aucun danger ne me menaçait? Il fit piteusement: Oui! de la tête et il leva timidement les yeux sur elle. Il vit qu’elle souriait et il se mit à rire de son rire le plus clair, et elle rit avec lui.
C’étaient deux enfants, deux vrais enfants.
Rassuré, il reprit:
– J’avais oublié de visiter l’impasse… Je redescends mes escaliers plus vite que je ne les avais montés et je me précipite… Qu’est-ce que je trouve? Un volet arraché, des barreaux brisés par terre… Mon sang ne fait qu’un tour. Je ne réfléchis pas. Je saute jusqu’à ce trou noir que le volet abattu démasquait. Je sens un obstacle… une planche, je ne sais quoi. J’abats l’obstacle d’un coup de poing et j’entre… Une femme – la propriétaire – était étalée à plat ventre sur le parquet. Que faisait-elle là? Que cherchait-elle? Je ne sais pas. Je n’ai pas regardé. Elle me voit… Je devais avoir une figure terrible qui dut lui faire croire que sa dernière heure était venue… Jamais je n’ai vu visage humain exprimer tant d’épouvante. Je saute dessus, je l’empoigne à la gorge, je la secoue et je lui crie dans la figure:
«- Où est-elle?
«La gueuse!… Elle a compris tout de suite. Mais je l’étranglais sans m’en apercevoir. Je desserre mon étreinte; elle râle:
«- Partie!… Enlevée!… Je n’y suis pour rien!… Grâce!…
«On s’explique, à la hâte. Je lui arrache les mots, syllabe par syllabe… Au signalement, je reconnais mes hommes. La litière?… Je l’avais vue s’en aller dans la direction de la Seine. J ’étais fixé. Je savais qui avait fait le coup et où l’on vous conduisait. Je lâche la vieille, je repasse par le trou et je m’élance. J’arrive. Je martèle la porte à coups de pied, à coups de poing. Je crie, j’appelle… Heureusement, mes hommes se tenaient sur le qui-vive. Ils m’entendent, reconnaissent ma voix. Ils m’ouvrent. Une indication qu’ils me donnent, un ordre que je lance en bondissant… Il était temps!… Vous voyez que c’est très simple.»
Elle répéta machinalement:
– C’est très simple!…
Et les yeux perdus dans le vague, comme si elle avait considéré des choses visibles pour elle seule, doucement, à mi-voix, se parlant à elle-même:
– J’ai vu l’algarade avec les deux inconnus qui voulaient pénétrer chez moi. J’ai vu le duel avec le roi. J’ai vu la bataille avec les archers, alors que je tremblais que le roi n’arrivât trop tard. J’ai vu le misérable s’écrouler, assommé par un soufflet… un seul soufflet lancé par cette main de fer!…
Elle joignit ses petites mains et, extasiée, les traits illuminés par une joie enfantine, à laquelle se mêlait un naïf orgueil, elle acheva sa pensée:
– Pour moi!… Tout cela pour moi!…
Alors, ses yeux se portèrent sur lui qui, à demi courbé, palpitait, exalté d’une telle joie qu’il lui semblait que son cœur allait éclater dans sa poitrine. Et elle tendit vers lui ses jolies mains jointes en un geste de supplication:
– Prenez garde, dit-elle d’une voix ardente. Il faut veiller sur vous. Et avec une exaltation soudaine:
– Pourquoi ces archers, ces gardes sont-ils arrivés si fort à propos? Quelqu’un les avait donc prévenus?
Une ombre passa sur le front de Jehan. Si fugitive qu’elle fût, elle la vit, ou son cœur la devina.
– Ah! vous aussi, vous avez fait cette remarque? dit-elle vivement. Il avoua sans détours:
– Oui, et je me doute qui a fait le coup.
– C’est lui! C’est le misérable qui m’a enlevée. N’en doutez pas. Cet homme vous haïssait déjà mortellement. Et maintenant!… Mais il savait donc, lui, que vous deviez vous heurter au roi? Qui sait si ce n’est pas lui qui vous a prévenu, poussé, armé, à votre insu? Qui sait si ce n’est pas lui – ou les siens – qui avaient imaginé ce moyen de se défaire du roi?
Il tressaillit. Ces paroles, qu’une sorte de divination lui dictait, correspondaient trop bien avec ses propres observations et ses réflexions pour qu’il n’en fût pas frappé. Elle reprit avec plus d’exaltation:
– Savez-vous qu’il vous croyait arrêté?…
– Oui. Je l’ai entendu vous dire que j’étais enchaîné au Châtelet.
– Mais vous ne l’avez pas entendu me dire que l’échafaud se dresserait prochainement pour vous. Vous ne l’avez pas entendu parler des supplices qui vous seraient infligés!… Et tenez… oui, j’en jurerais… il s’est trahi sans le vouloir quand il a dit que vous subiriez le supplice des rég… C’est régicides qu’il a voulu dire. Il savait, vous dis-je!… Oh! veillez, veillez bien sur vous!
De la voir si agitée, si inquiète – et pour lui, à cause de lui -, une joie tumultueuse et infiniment douce le pénétrait, le grisait toute une éternité. Et il la rassura. Il veillerait sur lui-même. Elle pouvait être tranquille.
Mais il disait cela du bout des dents. C’était le lion qui se détourne dédaigneusement à la vue d’un adversaire trop faible pour lui. Elle comprît qu’il continuerait comme devant à négliger toute précaution. Elle hocha douloureusement la tête, ses traits si fins se crispèrent. Et tout à coup, elle se rasséréna. Elle avait une inspiration. Elle le regarda bien en face et dit d’une voix plaintive:
– Si vous ne veillez pas sur vous et s’il vous arrive malheur, que deviendrai-je, moi? Qui me défendra?
Il pâlit affreusement, toute sa joie tombée du coup. C’est qu’elle avait trouvé, d’instinct, l’argument puissant, irrésistible. Il dit, mais cette fois avec une conviction qui ne permettait aucun doute sur sa sincérité:
– Eh bien, oui, je veillerai sur moi, je vous le jure!… Parce que, en effet, vous avez raison, s’il m’arrivait malheur, vous n’auriez personne pour vous défendre.
Cette fois, elle fut rassurée. Il ferait pour elle ce qu’il aurait dédaigné de faire pour lui-même. Elle revint à Concini:
– Cet homme est redoutable… croyez-en mon cœur qui me le dit. Et peut-être n’est-il pas seul acharné à votre perte.
Il tressaillit de nouveau. Une fois de plus, elle l’étonnait en devinant des choses qu’elle ne pouvait savoir. Elle continua:
– Il faut vous garder de toutes les manières. On ne se contentera pas de chercher à vous meurtrir, on essayera de vous salir.
– Comment cela? fit-il étonné.
– Ce misérable ose prétendre que vous accomplissiez à son service une besogne horrible.
Très calme, il s’informa:
– Quelle besogne?… Ne serait-ce pas qu’il me reproche d’être un assassin à gages?
– Oui, dit-elle nettement.
Il se redressa, l’œil flamboyant, et lança:
– Il en a menti par la gorge, le ruffian!
S’il s’en était tenu là, tout eût été dit. Mais il crut devoir expliquer.
– J’aborde l’homme qu’on m’a désigné en face, loyalement, au grand jour. Et je le provoque. Un contre un, épée contre épée, la poitrine largement offerte aux coups. Parfois, seul contre plusieurs. Je joue ma peau. De quelque côté que frappe la mort, le combat est loyal. Il n’y a rien à dire.
Elle s’était dressée toute droite, très pâle. Elle ferma les yeux et gémit:
– Horrible!… Affreux!…
Il la vit si défaite qu’il en fut bouleversé. Cependant il ne comprenait pas encore. Il bégaya:
– Quoi?… Qu’est-ce qui est horrible, affreux? La tête basse, comme une coupable, elle précisa:
– La besogne que vous accomplissez.
Ce fut comme un coup de massue qui lui tombait brusquement sur le crâne. Il chancela. Il lui sembla que tout croulait en lui et autour de lui.
Comme elle le regardait à ce moment, elle vit le ravage effrayant causé par une parole tombée de sa bouche. Elle sentit son cœur fondre de compassion et elle expliqua doucement:
– Frapper pour sa défense personnelle, c’est bien… C’est la loi naturelle qui veut que chacun sauve sa propre existence menacée. Mais… frapper pour un peu d’or!… c’est cela qui est affreux… On ne vous l’a donc jamais dit?
Frissonnant, stupide, anéanti, il répondit: non, machinalement, de la tête. Quand il vit qu’elle se taisait, il tomba brusquement à genoux, et, d’une voix rauque:
– Voilà, dit-il, avant de me dire que je vous fais horreur… avant de me chasser de votre présence… écoutez-moi… il faut que je vous explique… ou du moins que je tâche…
Un râle déchira sa gorge. Il baissa la tête, pareil au condamné qui tend le cou à la hache. Et de le voir ainsi désespéré, prêt à sombrer dans la folie, par sa faute, elle se maudit et, dans un élan de tout son être, elle cria:
– Ne m’expliquez rien!… Ce que j’ai dit ne vous concerne pas, vous, le plus brave, le plus fier, le plus loyal des chevaliers!
Il n’entendit pas. Ou plutôt il n’entendit que les premiers mots, et avec un sanglot déchirant, il râla:
– Si vous refusez… je croirai que je vous inspire une insurmontable horreur… Si c’est cela, dites-le. Je vous jure qu’au sortir de cette maison, je me plonge ce fer dans le cœur.
Elle eut un petit cri d’oiseau blessé. La menace la galvanisa. D’un bond, elle fut sur lui, jusqu’à le toucher, et d’une voix très triste, extraordinairement douce, des larmes coulant lentement sur ses joues livides:
– Pourquoi me dites-vous ces choses affreuses?… Ne voyez-vous pas que vous me meurtrissez le cœur?…
Il leva la tête et la vit. Ses yeux s’ouvrirent démesurément. Il crut qu’il devenait tout à fait fou. Il bégaya:
– Quoi! vous pleurez!… Vous ne me chassez pas?… Je ne vous fais pas horreur?…
Du bout du doigt, elle le toucha légèrement au front et dit:
– Ne vous rappelez-vous pas ce que je vous ai dit sur le perron de mon logis: Si vous mourez, je meurs!
– Puissances du ciel!… Mais vous m’ai…
Ce qu’il n’osait pas dire, lui, elle l’osa, elle. Et très simplement:
– Je vous aime.
– Vous m’aimez!… C’est vrai?… Cette chose impossible, irréalisable, est vraie?… Je ne rêve pas?…
D’une voix plus assurée, elle répéta:
– Je vous aime.
Il demeurait écrasé de bonheur, toujours à genoux, tassé sur lui-même, la regardant avec des yeux fous. Et il répétait:
– C’est impossible!… c’est impossible!… Elle!… Moi, un truand!…
– Ah! fit-elle dans un élan douloureux, ne répétez jamais ce mot détestable!… Vous, un truand?… Allons donc!… Le plus noble, le meilleur des gentilshommes.
Il ne pouvait pas croire encore. Il hoquetait:
– Je suis fou!… c’est sûr, je suis fou!…
Alors, elle se pencha, lui prit les mains, et avec cette force mystérieuse de la douceur qui fascine, elle le souleva, lui tendit le front et dit doucement:
– Embrassez votre fiancée!