15. Intérêt composé

Témoignage de Bill Smith.


Je n’avais pas fumé une cigarette depuis neuf ans. Mais quand elle se leva pour gagner la salle de bains, je pris le paquet qu’elle avait laissé sur la table de nuit et en allumai une. C’étaient des Virginia Slims. Je me mis à tousser à la seconde bouffée et comme dès la quatrième je me sentais dans les vapes, je l’écrasai.

Quelle nuit.

Un coup d’œil au réveil : une heure du matin. Elle allait se transformer en citrouille à dix. C’était une des nombreuses choses qu’elle avait dites et ça n’avait guère plus de sens que le reste.

J’écoutai l’eau couler derrière la porte fermée. Au bruit, elle devait se prendre une douche.

Tout ce que je savais avec certitude, c’est qu’elle avait eu une fille et que la gosse était morte. Le reste ne tenait pas debout.

« Je peux te raconter quelque chose ? » avait-elle dit une fois qu’elle fut parvenue à cesser de pleurer. Nous étions assis sur le bord de mon lit et je l’avais prise dans mes bras. Un beau brin de fille, mais je n’avais pas l’esprit à la bagatelle.

« Bien sûr, tout ce que tu voudras. »

Elle m’avertit : « C’est une longue histoire.

— Tu m’étonnes. »

Elle rit. Un rire tremblant qui menaçait de devenir tout autre chose, mais elle sut se maîtriser.

« Là d’où je viens, tout le monde meurt », commença-t-elle.

Dingue.

Et je vous jure, ce n’était qu’un début.


Témoignage de Louise Baltimore.


« Nous ne baptisons nos bébés qu’après leur seconde naissance.

— Pourquoi ça ?

— Ce n’est pas évident ? » Je me demandai encore une fois quelle proportion de mon récit il croyait ; un pour cent peut-être. Et pourtant, si je devais lui raconter cette histoire-là, je ne pouvais pas la transcrire en termes anodins de 1980.

« Nous ne leur donnons pas de nom car ils ont moins d’une chance sur cent de vivre jusqu’à leur second anniversaire. Après ça, on peut prendre le risque : peut-être qu’ils passeront le cap.

— Qu’est-ce qu’elle avait, cette gosse ?

— Rien. Apparemment, du moins. J’avais douze ans, tu comprends, je venais d’avoir mes premières règles et j’étais, semblait-il, féconde. La génalyse n’avait révélé aucun problème majeur. »

Je le regardai. Il est des fois où la simple vérité n’arrive pas à passer.

« J’ai un problème de fécondité. Les médecins m’avaient dit que je ne pourrais pas avoir d’enfant. Et voilà que je tombe enceinte malgré tout.

— À douze ans ?

— Laisse tomber ça. Je suis saoule, d’accord ? On m’a fait, c’est comment, déjà, le terme… une amniocentèse. Tout le monde pensait que si j’étais effectivement enceinte, le gosse serait… mongolien.

— On dit trisomique, aujourd’hui.

— Bon, bon. J’avais oublié le jargon local. Bon, voilà le bébé qui naît : superbe ; la plus mignonne, la plus jolie des petites filles ; le plus parfait de tous les bébés nés depuis un siècle. »

Je buvais directement au goulot. Plus de pilules, plus rien. Il semblait qu’en fin de compte l’éthanol n’était pas un si mauvais remède au désespoir.

« Elle était toute ma vie. Elle était tout ce que j’avais jamais désiré. Oh, ils ont bien essayé de me l’enlever, de la placer dans un hôpital où ils pourraient garder l’œil sur elle en permanence.

« Et puis, intelligente ! Cette gosse était un génie. Elle savait marcher à six mois, parler à neuf. Elle était la terre, la lune, les étoiles.

— C’était comment son nom, t’as dit ? »

Je le regardai. Bon, d’accord, il n’en avait donc même pas cru un pour cent.

Et d’abord, qu’est-ce qui l’y obligeait ? Et moi, donc ?

Je me remis à pleurer.


Témoignage de Bill Smith.


La fille était encore plus dérangée que je l’avais imaginé. Je fis de mon mieux pour reconstituer le puzzle, un peu comme pour mes enquêtes sur les accidents d’avion.

Le bébé souffrait d’une espèce de maladie congénitale. Je ne suis pas un expert dans ce genre de problème, mais une ou deux choses me vinrent tout de suite à l’esprit. Par exemple : la mère avait la syphilis ou elle était héroïnomane durant sa grossesse. À quoi, sinon, attribuer un tel sentiment de culpabilité ? Pourquoi, sinon, raconter son histoire avec d’aussi délirantes métaphores ?

L’enfant est mort avant son second anniversaire. Ou peut-être pas. Il subsistait la possibilité qu’elle fût une espèce de légume maintenu en vie par des machines.

Maintenant que j’y pensais, la gosse était peut-être entre les mains de l’assistance publique. À moins qu’on ne l’ait placée d’office chez des parents nourriciers. Impossible de savoir.

Donc, il était bien établi que Louise était folle. Plus elle parlait et plus ça devenait une certitude. Je réagis assez mal en général devant les gens dérangés. J’aime autant ne pas avoir affaire à eux. Elle pouvait devenir violente. Il était impossible de savoir ce qu’elle pouvait imaginer, ce qu’elle pouvait décider de me reprocher.

Et pourtant, je n’avais pas ce sentiment, cette fois-ci.

Certes, j’étais émotionnellement vidé à la fin de son récit. Certes, j’avais la nuque douloureuse à force d’avoir acquiescé avec sympathie. Mais qu’importe. Je l’aimais bien quand même. J’avais encore envie d’être avec elle.


Témoignage de Louise Baltimore.


« Il ne me reste plus beaucoup de temps », dis-je quand j’eus terminé de lui narrer une histoire pour laquelle il n’avait aucun élément de référence. « Je crois que je vais aller faire un brin de toilette. » Je regardai ma montre. « Après tout, à dix heures du matin, je me transforme en citrouille. » J’étudiai mon visage dans le miroir de la salle de bains. Toujours cette bonne vieille Louise. Cette bonne vieille idiote.

« Tu vois, me dis-je. Tu te faisais bien tout un foin pour pas grand-chose. Tu lui as raconté ce dont tu ne voulais parler sous aucun prétexte et il n’en a pas cru un mot. Tu parles d’une douche froide. »

Je fus prise d’une quinte de toux avant d’avoir terminé ma tirade. Je pris mon inhalateur Vicks et aspirai un bon coup en espérant que la puanteur – pour les narines de Bill – n’allait pas envahir toute la pièce. Puis j’ôtai mes vêtements et entrai dans la douche.

Sherman m’avait concocté toute une intrigue secondaire à partir de ce moment. C’était charmant tout plein, bourré de répliques empruntées au répertoire de Katharine Hepbum et Jean Arthur et destiné à me faire tomber entre ses bras, le tout, j’imagine, en flou artistique sur fond de plage battue par les vagues. Zoom arrière et fondu. L’ennui, c’est que ça ne marche qu’au cinéma. Nous avions eu notre début prometteur et nos dialogues sucrés. Quant à moi, j’avais eu ma dose de sucreries. Il était plus que temps de quitter les années 30 et 40 pour retrouver la franchise des années 80 : je sortis de la douche et ouvris la porte.


Témoignage de Bill Smith.


Ça n’avait pas l’air de lui déplaire. Ou du moins, si ça ne lui plaisait pas, elle savait émettre tous les bruits qu’il convenait à l’instant voulu. Dieu sait que moi j’y pris plaisir, en tout cas. Je sentais qu’elle avait au moins la même fringale de sexe que moi et jamais je ne m’étais senti aussi affamé. Quand ce fut terminé, elle prit son paquet de cigarettes et cela m’ennuya – oh ! un tantinet seulement ! Peut-être avais-je besoin d’un prétexte pour me plaindre. Peut-être tout soudain ma vie était-elle devenue trop belle.

« Tu fumes toujours après l’amour ? »

Elle baissa les yeux sur son entrejambe et le gag passa sans qu’elle eût besoin de l’énoncer. Nous rimes tous les deux. Elle alluma sa cigarette, en tira une longue bouffée et rejeta la fumée avec lenteur. Elle semblait totalement satisfaite.

« Je fume après n’importe quoi, Bill. Je fume avant n’importe quoi. Si je pouvais trouver le moyen de fumer en dormant, je le ferais. C’est uniquement une volonté surhumaine qui me retient de les fumer autrement qu’une par une en ta présence.

— Je suppose que tu n’ignores pas ce qu’en pense le Code de la Santé publique ?

— Je sais lire la tranche du paquet.

— Alors, pourquoi fumes-tu ?

— Parce que j’aime le goût. Ça me rappelle chez moi. Et parce que choper le cancer du poumon, ça ferait comme un centimètre de neige au pôle Nord.

— Comment ça ?

— Ça veut dire que je suis déjà en train de crever d’une horrible maladie. »

Je la regardai, mais ses yeux restaient insondables. Ce pouvait être la stricte vérité ou bien encore un de ses étranges fantasmes, à moins qu’elle ne se foute tout simplement de moi.

J’avais été très fier, au restaurant, d’avoir su discerner qu’elle me mentait. À présent, je n’en savais plus rien.

« Nous mourons tous, Bill. La vie est invariablement fatale.

— M’est avis qu’il te reste encore pas mal de temps à en profiter.

— Et tu aurais tort.

— Pourquoi avoir fichu le camp, ce matin ? Quand je t’ai demandé une tasse de café ? »

Elle écrasa sa clope, en ralluma une autre.

« Je ne m’attendais pas à te trouver là. Je cherchais autre chose.

— Tu travailles réellement pour United ? »

Sourire.

« À ton avis ?

— À mon avis, tu es folle.

— Ça, je sais. La vérité n’est simplement pas suffisante pour certains. »

Je réfléchis à ça.

« Mouais. Je crois franchement que tu travailles pour United. Je crois juste que tu aimes bien mener les gens en bateau. Les prendre à contre-pied.

— Si tu insistes.

— Je crois que c’est autre chose qui t’a fait un choc. Quelque chose comme ces jouets ensanglantés ou ces colis de Noël défoncés. »

Elle soupira et me regarda, les yeux tristes.

« Tu as découvert mon sombre secret : j’ai le cœur tendre. »

Elle détourna les yeux de mon visage pour regarder nettement plus bas et écrasa sa cigarette à moitié fumée. Venant d’elle, c’était un signal. Elle demanda :

« T’es prêt à remettre ça ? »


Témoignage de Louise Baltimore.


La mission était toujours là, même si je l’avais pratiquement oubliée. Je devais me répéter sans cesse : si tu es ici, c’est pour le faire changer, pour l’empêcher de retourner dans ce hangar en pleine nuit et rencontrer là-bas une version antérieure de Louise Baltimore.

Le fait que s’il ne s’y rendait pas, tout un pan de mon existence se trouverait anéanti, ne se serait jamais produit, ne me troublait que modérément. Si l’univers devait m’annuler au bout du compte, j’en disparaîtrais, une femme comblée. Ce serait infiniment mieux que tout ce que j’aurais jamais pu escompter.

Quand je consultai ma montre, il était sept heures du matin et nous étions toujours au lit, nus, riant et bavardant, tandis que se levait le soleil. Je ne sais pas lequel de nous deux suggéra de dormir, mais tout semblait nous y porter. Je pensais que je n’aurais pas beaucoup de mal à le distraire de l’enquête pour la journée. Pour commencer, ce fameux C. Gordon Petcher devait arriver à coup sûr dans la matinée, ce qui lui ôterait une sérieuse épine du pied. Il pourrait se faire porter pâle et passer la journée au lit.

C’est du moins ce que je ne cessais de me raconter.

Toute cette histoire de fenêtre C, c’était en fin de compte plutôt bizarre. J’avais enfreint la sécurité d’un côté comme de l’autre. Je lui avais avoué sur bien des points la stricte vérité. Et il ne m’avait pas crue.

C’est étrange, mais j’y voyais plutôt un bon signe. Il me prenait pour une folle et en même temps ne paraissait guère s’en formaliser. Pouvait-il être si difficile à l’adorable fo-folle aux histoires abracadabrantes de le retenir assez longtemps sous son charme pour l’éloigner de ce hangar ce soir ?

Même si elle était destinée à se transformer en citrouille à dix heures du matin, heure locale du Pacifique ?


Témoignage de Bill Smith.


Nous avons ri, tous les deux enlacés, complètement bourrés, puis nous avons refait l’amour, plus lentement. Nous avons ri encore, et fait encore l’amour. Je m’étonnais moi-même. J’espère qu’elle aura apprécié.

Je ne sais pas quand je me suis endormi. Ça semblait sans importance.

Et pourtant si. Oh ! que si !


Je jaillis du lit comme un missile téléguidé…

… et m’écrasai le nez contre le mur. Je restai à le fixer ébahi, tandis qu’à travers les brumes de la gueule de bois, me revenait une vague conscience de la réalité.

Le réveil n’a pas sonné. Qu’est-ce que ce mur fait ici ? Qui suis-je ? Où suis-je ? Que suis-je ? Pourquoi suis-je ?

Holà.

« Bonjour », fit-elle. Elle était assise sur le lit, nue, adossée à quelques oreillers, les pieds sur la couverture. Elle tira une bouffée de sa cigarette. Elle était d’une beauté si déchirante que j’ai bien cru que j’allais pleurer.

« S’il te plaît, dis-je, la voix rauque, fume moins fort !

— Plutôt faiblard. Tu as fait nettement mieux hier soir. » Mais elle l’écrasa quand même.

« Je me sentais nettement mieux hier soir.

— J’étais juste en train de me demander… Pendant que tu te levais, je veux dire. Dis donc, il t’en faut du temps pour avoir les yeux en face des trous.

— Ils n’y sont toujours pas.

— Oh ! mais si ! » Elle s’étira et je suppose qu’elle avait raison. Impossible de ne pas avoir les yeux en face des trous devant quelqu’un d’aussi spectaculaire que ça.

« Ce que je me demandais, c’est : qu’est-ce qui t’a réveillé ? Je n’ai rien entendu du tout, et je n’ai rien fait non plus. Mais mon vieux, ça pour être réveillé, t’es réveillé.

— Quelle heure est-il ?

— Huit heures et demie. »

Je m’assis au bord du lit et lui expliquai le coup pour mon réveil. Je devais supposer que je venais simplement de vivre une variante du vieux gag du gardien de phare : vingt ans durant, la sirène de brume lui corne dans les oreilles toutes les trente secondes. Et la nuit où elle oublie de retentir, il saute de son lit en hurlant : « Qu’est-ce qui se passe, mais qu’est-ce qui se passe ? »

Elle m’écouta avec le plus grand sérieux, prit une autre clope, la regarda, et finalement la reposa. Elle tendit les bras.

« Bill, écoute-moi. Tu n’as dormi qu’une heure. Ton monsieur Petcher peut bien s’occuper de tes affaires pour ce matin. Reviens te coucher, je te masserai le dos. »

Je me rallongeai et certes, elle me le massa. Et elle n’y mit pas que la main et ce n’est pas moi qui m’en serais plaint. Puis je fis le truc le plus dur que j’aie jamais fait : je me suis relevé. « Faut que j’aille au boulot. »

Elle était assise là, comme sortie des pages centrales de Penthouse – jusqu’au vieux plan de la vaseline sur l’objectif, quoique là, c’était peut-être simplement à cause de l’état de ma vue. Elle me regardait. C’est tout.

« Ce boulot est en train de te tuer, Bill.

— Ouais, je sais.

— Reste avec moi aujourd’hui. Je te montrerai San Francisco.

— Je croyais que tu devais être partie à dix heures. »

Son visage se décomposa. Je me demandais ce que je lui avais dit. Elle n’avait pas précisé au juste où elle devait aller à dix heures. Peut-être rendre visite à son bébé à l’hôpital.


Les anneaux du rideau de la douche cliquetèrent lorsqu’elle l’ouvrit brusquement pour y entrer avec moi. Elle frissonna lorsque l’eau glacée la frappa ; un instant, nous sommes restés blottis ainsi l’un contre l’autre comme deux enfants. Je tournai le mitigeur vers chaud et la caressai. Elle s’abandonna dans mes bras. Je remarquai que ses mamelons ne s’étaient pas rétractés comme ceux de ma femme au contact de l’eau froide. Marrant, les détails qu’on peut noter dans des moments comme ça.

« Je n’aime pas te voir en train de te tuer. Prends ta journée.

— Louise, arrête de bougonner. J’ai un boulot, je dois le faire.

— Ne travaille pas trop tard, alors. Je serai là à dix heures, ce soir.

— Ça, je peux. J’y serai, moi aussi. »


Témoignage de Louise Baltimore.


Il sortit et je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il allait faire ce soir. Dans un sens comme dans l’autre, ça m’avait l’air mal barré.

Il pouvait se rendre au hangar, me rencontrer et semer le bordel dans la trame temporelle. Ou il pouvait ne pas se rendre à un endroit où j’étais déjà allé, un endroit où, dans ma version de la réalité, il était déjà allé. J’ignorais quelles en seraient alors les conséquences pour moi.

D’un côté comme de l’autre, assise là sur le lit avec ma seconde peau trempée, je me dis que je pouvais aussi bien fumer ma dernière cigarette. Je la fis durer, savourant chacune de ses bouffées cancérigènes.

Puis la Porte se matérialisa dans la salle de bains et je la franchis. Pour ce que j’en savais, il pouvait fort bien ne rien y avoir de l’autre côté. L’idée ne me troubla guère. Le temps d’une nuit, au moins, j’avais vécu.

Загрузка...