3. Le Voyageur imprudent

Témoignage de Bill Smith.


Le pilote de l’hélico m’apprit que Roger Keane avait déjà passé trois heures sur le site du DC-10.

Je ne savais plus très bien quoi décider. Nous avions deux gros appareils séparés de trente kilomètres et sept personnes pour commencer l’enquête. Et ce que je voyais en dessous de moi n’était guère encourageant. Faute de meilleures indications, je me retournai vers mon équipe pour mettre la décision aux voix.

« J’aimerais débarquer ici », dit Eli. Il avait déjà remarqué de là-haut ce qui devait être une des nacelles de réacteur et je voyais bien qu’il était pressé de mettre la main dessus. « Je veux dire, où est la différence ? Il faudra bien les examiner tous les deux, alors autant commencer par celui-ci.

— Je descends moi aussi, dit Carole. On n’est pas loin de ces fermes, là-bas, où je pourrai très certainement recueillir d’intéressants témoignages oculaires. L’autre site n’est-il pas au sommet d’une montagne ?

— Oui, m’dame, dit le pilote. Le mont Diablo. Je doute qu’il y ait eu le moindre témoin dans les parages quand il s’est écrasé. »

Craig et Jerry dirent que tant qu’à faire ils pouvaient commencer ici, eux aussi, ce qui me laissait seul avec Tom Stanley.

« Tâche d’avoir l’œil sur les enregistreurs », dis-je à Craig comme il descendait.

« Tu parles des boîtes noires ? Ils les ont déjà retrouvées. Je les ai rapportées à Oakland il y a une heure. »

Je hochai la tête et levai le pouce. Comment l’enregistreur de données de vol et l’enregistreur de conversations en cabine avaient fini par être surnommés boîtes noires, voilà qui avait toujours constitué pour moi un petit mystère. Déjà, ces boîtes sont le plus souvent rouges. Et personnellement, une boîte noire a toujours évoqué pour moi une espèce de bidule ésotérique aux fonctions mystérieuses. Or, les enregistreurs de données et de conversations étaient des appareils parfaitement transparents. Quiconque sait manipuler son auto-radio-cassette est capable d’en saisir le fonctionnement.


Il semblait que le 747 avait encore volé quelque temps après la collision. Il avait creusé un long sillon au flanc de la montagne.

Tom et moi, nous pûmes reconstituer sa trajectoire depuis l’hélicoptère, comme nous survolions un site considérablement moins bondé que l’autre et beaucoup plus révélateur.

L’appareil s’était écrasé sur le ventre. L’impact avait démoli le nez et sans doute rompu la cellule. Il avait ensuite rebondi puis était de nouveau retombé sur le ventre et cette fois le fuselage s’était nettement brisé en quatre tronçons qui chacun avaient dévalé la pente en roulé-boulé. On pouvait distinguer de vastes fragments d’aile. Les moteurs avaient été arrachés et restaient invisibles d’en haut ; en revanche, le poste de pilotage semblait presque intact quoique noirci par le feu. C’est là un trait qui rend le 747 unique parmi les long-courriers commerciaux : au lieu d’être installé tout à l’avant dans le nez, « aux premières loges », comme aiment à dire les pilotes, l’équipage d’un 747 est perché nettement au-dessus de tout le monde et loin en arrière.

L’autre débris d’importance parfaitement visible depuis l’hélico était la dérive verticale, encore rattachée à la pointe arrière du fuselage. C’était bon signe pour les enregistreurs de données. Je crus distinguer un groupe de personnes à l’œuvre dans le secteur et demandai à notre pilote s’il pouvait nous déposer là. Selon lui, c’était trop risqué, aussi nous emmena-t-il plutôt vers le point de ralliement où déjà une douzaine de véhicules d’incendie et de voitures de police, plus une poignée d’ambulances avaient commencé de se rassembler.

Ce n’est pas que le mont Diablo soit un coin vraiment reculé. Si un seul avion s’était écrasé, sans doute aurait-il été déjà entouré d’une foule nombreuse de sauveteurs. Mais le second appareil était tombé en pleine vue d’une route nationale si bien qu’il s’était rapidement taillé la part du lion parmi les équipes de sauveteurs disponibles. Sitôt qu’on avait pu établir qu’il n’y avait aucun survivant à bord du 747 et par conséquent aucune urgence véritable, Roger Keane avait décidé de concentrer l’ensemble des opérations de déblaiement sur le site le plus accessible.

Nous n’étions pas sortis de sous le rotor de l’hélico qu’un grand type en imper jaune se précipitait vers nous la main tendue.

« Bill Smith ? » dit-il en me serrant la main. « Chuck Willis, de la C.H.P. M. Keane est là-bas, vers la queue. Il m’a dit de vous y conduire sitôt que vous seriez arrivé. »

Le temps de me rappeler que C.H.P. signifiait California Highway Patrol – la police de la route de Californie – et de vouloir lui présenter Tom Stanley que le type était déjà reparti. Tout en lui emboîtant le pas, je me retournai pour voir les sacs jaunes contenant les corps qu’on embarquait dans l’hélicoptère que nous venions tout juste de quitter. Je n’enviais pas le trajet de retour de notre pilote. Tout le coin puait le kérosène et la chair carbonisée.


Nous étions à mi-chemin de la queue quand Tom dit : « Pardon…» se détourna et vomit.

Je m’arrêtai pour l’attendre. Au bout d’un moment, Willis de la C.H.P. s’aperçut qu’il n’était plus suivi et s’arrêta à son tour pour se retourner vers nous, impatient.

Le plus marrant, c’est que je n’avais pas eu de nausée jusqu’au malaise de Tom. Mais je n’ai jamais pu supporter de voir quelqu’un vomir. J’avais oublié ce détail au sujet de Tom. J’avais déjà fait quelques sales missions avec lui – de petits zincs, certes, mais chaque fois avec des cadavres salement amochés. La plupart du temps, il tenait bien le coup, mais, une fois ou deux, il avait craqué.

Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? Nous avions marché à travers le sol défoncé et le plus gros de l’épave était encore devant nous, mais il y avait eu déjà beaucoup de corps – ou de fragments de corps. Franchement, je ne les avais pas vus. Je les avais contournés. En y repensant, il me revient même d’avoir marché sur l’un d’eux. Mais sur le moment, ç’avait été comme s’ils n’existaient pas. C’était une capacité que j’avais développée. Nous étions ici pour examiner une épave, des tronçons de câble, des fragments de métal et ainsi de suite – et donc mon esprit ignorait tout simplement les débris humains.

« Ça ira ?

— Bien sûr », répondit-il en se redressant. Et je savais par mon expérience passée que ce serait le cas. Bon, et après ? Tout le monde a le droit de dégueuler. Moi, je m’en fous.

Par contre, je voyais bien que Willis n’avait guère apprécié. Je décidai que s’il avait le malheur de nous dire qu’il avait déjà vu pire sur les autoroutes, je le butais.

Il ne dit rien. Je ne tardai pas à voir pourquoi.

L’endroit grouillait littéralement d’hommes en uniformes variés. La plupart étaient des pompiers, des policiers et des secouristes venus des villes avoisinantes, des gens qui se croyaient habitués au spectacle de la mort violente. Ils étaient en train de découvrir l’étendue de leur erreur. Certains d’entre eux allaient pendant des années se retrouver dans le cabinet du psychiatre, rien qu’à cause de la vision offerte cette nuit-là. Il existe un syndrome associé au travail sur les lieux d’une catastrophe aérienne, au spectacle de choses que l’esprit se refuse à appréhender. Cela peut frapper très durement des professionnels qui se croient prêts à tout, qui ont d’eux-mêmes une image de dur à cuire expérimenté. Ils ne sont tout simplement pas prêts à embrasser l’échelle du phénomène.

Je vis passer plusieurs pompiers, titubant comme des somnambules. Un type en uniforme de policier de la route était assis par terre ; il sanglotait comme un gosse. Lui s’en sortirait probablement sans dommage. C’étaient les gars qui tenaient le coup, ceux qui jouaient les durs jusqu’au bout qui auraient en fin de compte besoin d’aide.

Au moins déjà, on n’avait pas de zombis sur les bras. J’en avais quelques-uns à San Diego, là où l’avion était tombé au beau milieu d’une banlieue dense. Là, il avait été impossible d’éloigner immédiatement les badauds, et certains types particulièrement atteints avaient été attirés sur les lieux avant que la police parvienne enfin à dégager le site. Certains – croyez-le ou pas – emportaient des morceaux de corps en guise de souvenir. Moi, je ne voulais pas le croire, mais un type de PSA m’a juré que c’était vrai. Il m’a dit qu’un flic avait été à deux doigts de descendre un de ces mecs qui se barrait avec la jambe de quelqu’un.

Et pourquoi s’en étonnerait-on ? Rien n’attire plus la foule qu’une grande catastrophe. Si un carambolage sur l’autoroute c’est le pied, alors, pensez, un accident d’avion, ce devrait être le super pied d’acier.


Les catastrophes aériennes, c’est comme les cyclones. Elles vous jouent des tours macabres. Ainsi, j’ai vu plusieurs têtes intactes, pendues à des branches d’arbre, à hauteur d’œil. Des fois, on retrouve deux mains serrées ensemble, celles d’un homme et d’une femme, d’une mère et d’un enfant. Rien que les mains ; le reste du corps a été propulsé quelque part ailleurs.

Je portai les yeux dans la direction où regardait Tom quand il était devenu vert : il y avait un bras de femme, sectionné bien proprement. Le tour qu’avait joué l’accident avec ce bras, ça avait été de le disposer sur le sol, la paume levée, les doigts repliés en un geste d’invite, tu-viens-chéri. L’annulaire portait une alliance. Dans un autre contexte, un tel geste eût été sexy et je suppose que c’est cela qui avait fait craquer Tom. J’allais faire comme lui dans une minute si je ne détournais pas les yeux – alors j’ai regardé ailleurs.


Roger Keane est le type idéal pour diriger le bureau de Los Angeles du N.T.S.B. Il a des faux airs de Cary Grant jeune, avec juste une touche de gris dans les cheveux et il achète ses costumes à Beverly Hill. Ce n’est pas le gars à se salir les mains aussi ne fus-je pas surpris de le trouver sous le feu des projecteurs, à superviser l’équipe qui avait acrobatiquement escaladé le reste de l’empennage, muni de chalumeaux, pour récupérer les enregistreurs de vol. Il avait les mains profondément enfouies dans les poches de sa gabardine, le col relevé, un cigare non allumé fiché entre les dents. J’eus l’impression que le plus gros problème auquel il se trouvait confronté dans ce paysage de carnage était qu’il n’osait pas allumer son cigare avec toutes les vapeurs de kérosène qui stagnaient encore dans l’atmosphère.

Il nous salua. Tom et moi, et l’on commença par échanger des plaisanteries polies. Vous n’imaginez pas à quel point ça peut aider. Je me soupçonne d’être capable de mener un simulacre raisonnable de conversation mondaine au beau milieu d’un champ de bataille.

Là-dessus, il nous emmena pour la visite guidée. Il en avait pris des airs de propriétaire : ce site était devenu le sien, pour le meilleur ou pour le pire, et tant qu’il ne m’aurait pas révélé ce qu’il avait découvert, c’était un peu le cas, en un sens. Ce qui ne veut pas dire qu’il était ravi par ce qu’il avait trouvé. Il faisait plutôt grise mine, comme nous tous, prenant sans doute les choses d’autant plus mal qu’il y était peu accoutumé.

Nous voilà donc parcourant les décombres comme trois touristes solennels, nous arrêtant de temps à autre pour tâcher de deviner à quoi pouvaient bien correspondre certains des plus gros débris.

Les seules choses vraiment importantes pour moi étaient le C.V.R.[5] et F.D.R.[6] Les fameuses boîtes noires. Enfin, on arriva à la queue. Juste à temps pour voir le C.V.R., l’enregistreur de conversations dégagé et descendu avec force précautions. Roger avait l’air content.

Moi aussi, mais l’autre appareil est encore plus important. L’enregistreur de données de vol est dans les appareils récents un sacré morceau d’équipement. Les anciens n’enregistraient que six variables – des trucs comme la vitesse de l’air, l’orientation du compas, l’altitude. Les mesures étaient inscrites par des aiguilles sur des rouleaux de feuilles métalliques. Ce 747 était équipé de l’un des derniers modèles de F.D.R. qui enregistrait quarante paramètres différents sur bande magnétique. Ce truc allait tout nous dire – de l’attitude des ailerons au régime des moteurs et à leur température. Les nouveaux F.D.R. représentaient un énorme progrès sauf sur un seul point : ils n’étaient pas tout à fait aussi résistants que les vieux enregistreurs à rouleaux métalliques.

Nous restâmes, Tom et moi, jusqu’à ce que les ouvriers aient dégagé le second enregistreur afin de le rapporter nous-mêmes. Roger ne se proposa pas pour nous aider, mais je ne l’avais pas escompté. L’hélico revint nous prendre pour aller nous déposer sur le second site.


Le soleil se levait lorsque nous revînmes à l’aéroport.

Cette fois, on rentra par la petite porte et le service de sécurité parvint à éloigner les journalistes. On nous mena vers les salles que l’aéroport d’Oakland avait pu nous dégager. Il y en avait une, la plus petite, pour les huiles – moi et mon équipe – une autre, moyenne, pour les réunions nocturnes destinée aux rencontres et échanges de vues entre toutes les personnes que nous avions réunies dans le cadre de l’enquêteur et une grande salle enfin, destinée aux conférences de presse. Ce dernier point était pour l’heure le cadet de mes soucis. Normalement, C. Gordon Petcher serait de retour avant longtemps et c’était son boulot. C’était sa tronche photogénique que tout le monde verrait apparaître sur les petits écrans aux infos de six heures, et pas ma gueule livide et mal rasée.

À la sortie de l’aérogare, je fis la connaissance des agents de liaison d’United et de la PanAm, des représentants de la direction de l’aéroport et retrouvai de nouveau Kevin Briley. Il me semblait beaucoup plus réjoui que lors de notre première rencontre. Il fit tomber un jeu de clés dans ma paume.

« Celles-ci, c’est votre voiture, celle-là, votre chambre d’hôtel. La voiture est sur le parking Hertz et la chambre au Holiday Inn à quinze cents mètres d’ici. Vous prenez la bretelle de sortie de l’aérogare et…

— Merde, je sais trouver un Holiday Inn, Briley. On ne peut pas dire exactement qu’ils les cachent. Vous avez fait du bon boulot. Désolé de vous avoir ainsi sauté sur le râble. »

Il consulta sa montre.

« Il est 7 h 15. J’ai dit aux journalistes que vous leur parleriez à midi.

— Moi ? Bordel, c’est pas mon boulot. Où est Gordy ? »

Il ignorait manifestement de qui je voulais parler.

« C. Gordon Petcher. » Toujours pas de réaction. « Du Conseil. Vous savez, le Conseil national sur la sécurité des…

— Oh ! bien sûr, bien sûr. » Il se massa le front et je crois bien qu’il vacilla légèrement. Je me rendis compte que le mec était au moins aussi crevé que moi. Probablement plus ; j’avais quand même eu quelques heures de sommeil à la maison, j’avais dormi un peu dans l’avion. Le crash s’était produit pour lui à 21 h 11, et donc il avait dû passer une nuit blanche.

« Il a appelé, dit Briley. Il ne sera pas ici avant tard dans la soirée. Il a dit que vous vous occupiez de la conférence de presse de midi.

— Il a dit… tu parles si je vais m’en occuper. J’ai un putain de boulot à faire, moi, Briley. Je n’ai pas le temps de faire risette devant leurs putains de caméras. » Je me rendis compte que je gueulais de nouveau sur ce pauvre diable quand j’aurais dû engueuler Petcher. « Désolé. Écoutez, tâchez de l’avoir au téléphone et dites-lui qu’il ferait mieux de rappliquer ici. Quand on va commencer nos séances, ce sera lui la grosse légume. Techniquement, c’est lui le responsable de tout ce bordel mais, techniquement, il ne connaît pas ça sur les avions et il est parfaitement conscient de son ignorance et sait fichtre bien que sans moi et mes gars pour lui filer les tuyaux qu’on ramasse, il aurait pas l’air d’un con… alors, en pratique, c’est moi qui commande ici dans les deux semaines qui viennent. Et ça signifie qu’il va faire son boulot, qui est de souffrir avec le sourire ces messieurs de la presse. De toute façon, il n’est bon à rien d’autre. »

Briley me regarda un moment, se demandant si j’allais devenir violent.

« Vous êtes sûr de ne pas vouloir le lui dire plutôt vous-même ? »

Grand sourire. « J’adorerais. Mais je vais être obligé de m’en décharger. Faut déjà que je le supporte tous les jours à Washington quand vous, vous êtes bien peinard ici, sur la Côte. Bon, où est-ce qu’ils entreposent leurs ferrailles ?

— United a un hangar au nord du terrain. C’est là qu’ils ramènent tout.

— Et la PanAm ?

— Ils ont loué un emplacement à United. Les deux épaves seront regroupées là.

— Parfait. Ce sera plus pratique. Et les corps ?

— Pardon ?

— Les corps. Les cadavres. Où les mettent-ils ? »

Je suppose que je l’avais encore troublé. Il m’avait l’air nerveux, de toute façon.

« Euh, je présume qu’ils les emmènent quelque part… moi je…

— Ça va. Vous pouvez pas tout faire. Je trouverai bien moi-même. » Je lui donnai une tape dans le dos et lui conseillai d’aller dormir un peu puis cherchais Tom du regard. Il était en conversation avec quelqu’un que je crus reconnaître. Je me dirigeai vers eux.

Tom s’apprêtait à faire les présentations quand le nom du type me revint.

« Ian Carpenter, c’est ça ? Du Syndicat des contrôleurs de circulation aérienne ? »

Ce mot de « syndicat » eut l’air de le chagriner – leur groupe est de création récente et ils sont encore tout à fait conscients de se classer dans l’estime du public tout juste derrière les députés et les sénateurs. Un scandale quand, dans mes tablettes, les aiguilleurs du ciel se classaient juste au-dessus des pilotes (lesquels ont l’esprit de corps presque aussi développé que les flics ou les toubibs) et foutrement plus haut que les présidents de désunions syndicales.

« Association, s’il vous plaît », rectifia-t-il en essayant de prendre la chose à la rigolade. « Et vous, vous êtes Bill Smith. J’ai entendu parler de vous.

— Ouais. Qui s’occupait de ces deux zincs quand ils se sont embrassés ? »

Il fit la grimace. « Vous voulez savoir ce qu’on m’a dit de vous ? On m’a dit que vous alliez droit au but. Okay. Il s’appelle Donald Janz. Et avant que vous me posiez la question, ce n’est pas un stagiaire, mais ce n’est pas non plus ce que j’appellerais un vétéran. »

On se jaugea mutuellement du regard. Peut-être savait-il ce que je pensais ; quant à moi, je voyais fort bien ce qu’il avait derrière la tête. Il n’avait pas envie que les aiguilleurs du ciel endossent la responsabilité de l’accident et il avait peur que je ne voie en eux une cible facile. Ce n’est un secret pour personne que le Conseil se montre depuis un certain temps déjà préoccupé par la situation du contrôle de la circulation aérienne. Cela fait des années qu’ont eu lieu les licenciements en masse, et le réseau des lignes aériennes n’a toujours pas retrouvé une situation normale. Quoi qu’on ait pu raconter, nous continuons d’entraîner les gars à boucher les trous laissés vacants par la grève des aiguilleurs de la PATCO[7] , et il n’y a pas de filière universitaire pour ça : ils apprennent sur le tas et, de nos jours, ils se retrouvent sur le gril bien plus vite que naguère.

« Où est Janz ?

— Chez lui ; et sous sédatifs. Naturellement, il est totalement bouleversé. Je crois l’avoir entendu parler de se trouver un avocat.

— Bien sûr, bien sûr. Vous pouvez me l’avoir ici dans deux heures ?

— C’est un ordre ?

— Je ne peux pas vous donner d’ordre, Carpenter. Je vous demande simplement quelque chose. Il peut amener son avocat si ça lui chante. Mais vous savez qu’il faudra tôt ou tard que je lui parle. Et vous savez aussi comment naissent les rumeurs. Si votre gars n’a rien à se reprocher – et je ne sais pas, mais, à vous regarder, j’ai dans l’idée que c’est votre impression – ne vaut-il pas mieux que j’entende dès maintenant son récit ? »

Tom essayait depuis un bout de temps d’attirer mon attention ; je le regardai et il prit aussitôt le relais sans une pause.

« Ian, nous sommes à quatre-vingt-dix pour cent certains que le problème n’est pas avec les avions. La météo : improbable. Vous avez entendu les conversations. Vous savez ce qui ce dit. C’est une erreur humaine – pilote ou contrôleur – ou une erreur d’ordinateur. Si vous amenez votre gars ici, ça pourrait nous faire vachement avancer dans la bonne direction. »

Carpenter avait levé les yeux à la mention d’une erreur d’ordinateur ; quelque chose bouillonnait en lui, mais j’ignorais quoi. Il regarda de nouveau la pointe de ses souliers, toujours indécis.

« La presse va vouloir certaines réponses, Carpenter. S’ils n’ont pas bientôt au moins un indice, les spéculations vont commencer. Vous savez où ça va nous mener. »

Il me fusilla du regard, mais je ne crois pas que j’étais la cible de sa colère : « D’accord, je vous l’amène dans dix heures. »

Il tourna les talons et s’éloigna. Je regardai Tom :

« Quelle mouche le pique ?

— Il m’a révélé que l’ordinateur chargé de gérer le trafic était en rideau au moment de la collision. C’était sa troisième surcharge de la journée.

— Tu déconnes ? »

Il était trop tôt pour savoir si c’était une piste, mais c’était en tout cas la première chose intéressante que j’aie entendue pour l’instant.

« Au fait… quelle heure peut-il bien être ?

— J’ai 7 heures pile, répondit Tom.

— Heure de l’Atlantique ou du Pacifique ? Tu veux aller jusqu’au hangar, voir ce qu’ils fichent ? »

Tom me connaît – je suppose. Peut-être qu’on me voit trop bien venir.

« Et si on se dégotait d’abord un bar ? »


Les bars, ce n’est pas ce qu’il y a de plus difficile à dénicher dans les parages d’un grand aéroport ; et la Californie n’est pas un État spécialement à cheval sur les horaires. Aussi n’eut-on aucun mal à se trouver à boire à 7 heures du matin.

Je commandai un double scotch avec des glaçons et Tom prit un Perrier ou un jus de salsepareille où je ne sais trop quoi, enfin un de ces trucs que boivent ceux qui ne boivent pas. En tout cas, ça pétillait comme tous les diables que j’en avais la migraine rien qu’à le regarder.

« Qu’est-ce que t’as appris d’autre pendant que j’étais coincé avec M. Briley ?

— Pas grand-chose. En gros, que Carpenter s’apprête à sortir l’argument que ses hommes font trop d’heures, que les ordinateurs sont trop vieux et qu’il ne faut pas leur demander de prendre le relais quand leur bécane est en rideau.

— On a déjà entendu ça.

— Et le Conseil a dit que les heures n’étaient pas trop longues.

— Je n’étais pas sur cette enquête précise. J’ai simplement lu le rapport. »

Tom ne dit rien. Il connaissait mon opinion sur ce rapport-là, je crois qu’il la partageait même si ce n’est pas une chose qu’il me viendrait à l’idée de lui demander. J’ai assez d’ancienneté dans le métier pour savoir la boucler, les rares fois où je sens qu’on est en train de se faire baiser. Je ne compte pas le voir partager mes opinions subversives – pas publiquement, du moins.

« Ça va. Quand l’ordinateur a-t-il lâché ?

— À peu près au pire moment possible, selon Carpenter. Janz s’occupait de quelque chose comme dix-neuf avions. L’ordinateur tombe en rideau, il se retrouve devant un écran muet et il a dans les dix secondes pour faire correspondre l’écho A avec l’écho A’. Deux de ces échos représentaient des avions à réaction qu’il était sur le point de repasser à la tour de contrôle d’Oakland. Dans l’incapacité de distinguer qui était qui, il a dit à chacun très exactement le contraire de ce qu’il fallait. Il croyait les écarter d’une trajectoire de collision. Ce qu’il faisait, c’était les guider droit l’un sur l’autre !

Je voyais très bien le truc : le problème, c’est que c’est difficile à expliquer à qui ne s’est jamais effectivement trouvé dans un centre de contrôle de la circulation aérienne au moment précis où l’ordinateur lâche. Je suis au regret de dire que j’ai vu la chose se produire plus d’une fois.

Un instant donné, vous contemplez un écran circulaire constellé de lignes et de points, chacun nettement étiqueté avec plusieurs rangées de chiffres. Ça peut rendre perplexe qui voit ça pour la première fois, mais pour un aiguilleur entraîné, ces nombres identifient chaque avion et fournissent quantité d’indications à leur sujet. Des choses comme l’altitude, la vitesse, le code d’identification radio. L’image est générée par un ordinateur qui réactualise l’écran toutes les deux secondes. Vous pouvez jouer avec, l’ajuster de manière que chaque appareil laisse un sillage d’échos de plus en plus petits, afin de reconnaître d’un coup d’œil la provenance de l’avion et d’avoir une idée de sa direction probable. Vous pouvez demander à l’ordinateur d’effacer les données superflues pour mieux vous consacrer à une situation donnée. Vous disposez d’un petit curseur que vous pouvez déplacer à travers l’écran pour toucher un avion particulier et parler au pilote. Si deux appareils se trouvent en situation critique, l’ordinateur s’en apercevra avant vous et déclenchera une alarme pour vous avertir qu’il serait temps de les dérouter.

Puis l’ordinateur, victime d’une surcharge, lâche.

Vous savez ce qui se produit alors ?

L’écran passe de la verticale à l’horizontale. Il y a une bonne raison à cela : les échos que vous voyez ne sont désormais plus étiquetés. Vous êtes obligé de sortir de petits jetons de plastique que vous marquez au crayon gras avant de les poser à côté de chaque écho. Quand les échos se déplacent, vous déplacez vos jetons. La résolution de l’écran dégringole. C’est pratiquement comme si vous n’aviez plus la même scène sous les yeux. Comme si vous étiez redescendu de l’ère de l’ordinateur aux débuts du radar. À l’époque de la Seconde Guerre mondiale.

Comme si ça ne suffisait pas, les échos que vous voyez sur le nouvel affichage à faible résolution peuvent très bien ne plus être dans les mêmes positions que précédemment. Une image radar non corrigée n’a aucun rapport avec un affichage corrigé par ordinateur. Là où de fines hachures élégantes vous indiquaient les formations nuageuses avec pour chacune mention précise de leur altitude, vous vous retrouvez devant une horrible flaque de bruit blanc pas du tout à l’endroit escompté.

Si l’incident se produit durant une heure creuse, les aiguilleurs râlent et sortent leurs jetons. Si ça se produit à une heure de pointe – et dans un secteur comme celui d’Oakland-San Francisco, avec trois aéroports commerciaux, trois aérodromes militaires et Dieu sait combien de terrains privés, c’est en général en permanence l’heure de pointe – il y a deux ou trois minutes de silence désespéré, le temps que les aiguilleurs discernent qui est qui et tâchent de se rappeler où était tout le monde et si personne n’approchait de ce qu’ils appellent une « situation ».

Je ne suis pas un grand amateur d’euphémismes, mais « situation » était bien le terme qui convenait : ce que nous avions sur les bras, les enfants, c’était une situation où six cents personnes sont sur le point de se répandre au flanc d’une montagne comme une vulgaire boîte familiale de concentré de tomates.

« Qu’est-ce que t’en penses ? demandai-je à Tom.

— Il est encore trop tôt. Tu le sais bien. » Pourtant, il me regardait toujours, et il savait fort bien que je lui demandais un avis officieux. Il me le donna.

« Je crois que ça va être coton. On se retrouve avec un type qui est presque un stagiaire et un ordinateur construit en 1968. Pratiquement l’âge de pierre, de nos jours. Mais certains s’apprêtent à soutenir que Janz aurait quand même dû être capable de s’en tirer. Tous les autres y arrivent bien.

— Ouais. Allons faire un tour au hangar. »


Les vitres du bar étaient en verre fumé, ce n’est qu’à notre sortie que je découvris combien la journée était radieuse. Une de ces journées qui me donnent des picotements dans les doigts, l’envie de tripoter le manche de mon vieux Stearman et d’aller me perdre là-haut dans le vaste ciel bleu. L’air était vif et limpide, presque sans un poil de vent. Malgré l’heure matinale, il y avait déjà des voiliers dans la baie. Jusqu’à cette énorme horreur qu’est le vieux pont entre Oakland et San Francisco qui en devenait presque beau contre le bleu du ciel, avec derrière lui la plus jolie ville d’Amérique. De l’autre côté, je pouvais distinguer Berkeley et les collines d’Oakland.

On prit la voiture de Tom pour gagner l’autre bout du terrain. Le hangar n’était pas dur à trouver : il n’y avait qu’à suivre le flot ininterrompu de camions chargés de sacs-poubelles.

Le reste de l’équipe était déjà là, sauf Eli Siebel, parti examiner le moteur gauche du DC-10 qui était tombé à sept ou huit kilomètres de l’épave principale. À peine entré, je fus stupéfait par la quantité de débris qu’ils avaient déjà ramenés du site de Livermore.

« United est plutôt pressée de nettoyer le coin, me dit Jerry. On a fait tout ce qu’on a pu pour les empêcher de déblayer les plus gros morceaux avant qu’on ait eu une chance de relever leur position. » Il me montra le croquis schématique qu’il avait fait, notant méticuleusement la position de tout ce qui était plus gros qu’une valise.

Je comprenais la position des mecs chez United. Le site de Livermore était bougrement public. Et aucune compagnie aérienne n’apprécie d’avoir sur le râble des hordes de badauds venus contempler l’étendue de ses échecs. Alors, ils s’étaient empressés de rassembler une troupe de quelques centaines de charognards et, à l’heure qu’il était, le site devait être totalement nettoyé.

À l’intérieur du hangar, c’était un vrai bordel. Toutes les pièces importantes étaient empilées d’un côté, mais il y avait des tonnes et des tonnes de sacs-poubelles remplis de débris plus petits, pour la plupart recouverts de boue.

À présent, les fragments du 747 commençaient d’arriver à leur tour et on avait dégagé de la place pour les recevoir.

Il allait falloir trier tout ça.

Ce n’était pas mon boulot mais ça me flanqua quand même la migraine rien qu’à le voir. Je commençai à sentir qu’absorber deux doubles scotches à 7 heures du matin n’avait peut-être pas constitué une idée resplendissante. J’avais bien quelques aspirines dans la poche de mon manteau. Je cherchai des yeux une fontaine d’eau potable puis vis une fille portant un plateau avec des tasses de café. Elle avait l’air un peu paumé, marchant lentement entre les piles de sacs à ordures. Elle ne cessait de regarder sa montre comme si elle avait un rendez-vous urgent.

« Eh… je me boirais bien un petit café. »

Elle se retourna et me sourit. Ou du moins, elle esquissa un sourire. Puis, à mi-chemin, l’expression se figea sur ses traits.

Moment bizarre. Il n’a pas pu durer plus d’une demi-seconde, pourtant il me fit l’effet de durer une heure. Tant d’émotions se bousculaient sur ce visage en ce si bref instant que je crus tout d’abord être le jouet de mon imagination. Plus tard, je n’en fus pas aussi sûr.

C’était une femme superbe. Elle avait paru plus jeune vue de dos. Quand elle se retourna et que je découvris ses yeux, un moment je crus qu’elle avait cent ans. Mais c’était ridicule.

Trente, peut-être ; pas plus. Elle avait ce genre de beauté époustouflante, déchirante qui vous coupe le souffle quand vous avez quinze seize ans et que vous n’avez jamais embrassé une fille. J’étais bigrement plus vieux que ça, mais c’est quand même ce que je ressentis.

Et puis elle se détourna et commença à s’éloigner.

Je lui criai après : « Eh ! Et mon café ! »

À ces mots, elle pressa encore le pas. Quand elle atteignit les portes du hangar, elle courait.

« Tu leur fais toujours cet effet ? »

Je me retournai : c’était Tom.

« T’as vu ça ?

— Ouais, C’est quoi, ton secret ? De l’essence de putois ? Ta braguette est ouverte ? »

Il riait – alors je ris moi aussi, mais je ne trouvais rien de drôle là-dedans.

Tout cela allait bien au-delà d’un quelconque sentiment de rejet ; franchement ce n’était pas ça qui me préoccupait. Sa réaction avait été si excessive, si ridicule. Je veux dire, je ne suis pas Robert Redford mais je n’ai pas non plus une tête à faire peur aux petites filles et je ne suis pas plus affreux que n’importe qui d’autre qui aurait passé comme moi la nuit à patauger dans la gadoue.

Non, ce qui me turlupinait, c’était l’impression que bien loin d’être perdue, cette fille était en fait en train de chercher quelque chose de perdu.

Et qu’elle l’avait trouvé.

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