6. Le Temps incertain

Témoignage de Louise Baltimore.


Sherman me prit en main sitôt que je fus, retournée à la maison. Il ne posa aucune question et il ne dit rien. Une machine très calme, ce Sherman. Je suppose que c’est le résultat de sa quasi-identification avec moi, de son aptitude quasi parfaite à déchiffrer mes états d’âme et à savoir quasiment à la perfection ce qu’il convient de faire pour y remédier. Nous aurions même tendance à appeler ça de l’empathie si nous n’étions pas une aussi fieffée cynique salope.

Et bien sûr, ça aussi, il le lisait.

« Je te parle quand tu as besoin qu’on te parle, Louise. Et pour toi, le cynisme est probablement une armure nécessaire. »

Je me dis que peut-être j’avais besoin de parler à présent. Cela, alors que je trempais depuis une heure dans un bain brûlant pendant que Sherman frottait et frottait le sang disparu depuis longtemps, mais qu’il fallait encore nettoyer. Nettoyer complètement la foutue tache.

« Peut-être que tu as effectivement besoin de parler.

— Ah, ah ! Mais c’est que tu lis effectivement les esprits, espèce d’androïde vicelard.

— Je déchiffre les corps. Ils sont bien plus lisibles. Mais je connais tes processus de pensée, ton éducation. Tu viens à l’instant même de penser à Macbeth.

— Lady Macbeth. Dis-moi pourquoi.

— Tu le sais, mais tu aimerais mieux m’entendre te le dire.

— Et je ne vais pas te laisser. Continue de frotter pendant que je parle ; peut-être que t’arrivera à effacer ma culpabilité.

— Tu te laisses aller à tes faiblesses. Mais si ça te dit de continuer à t’y vautrer, qui suis-je pour y objecter ? Un simple androïde vicelard.

— M’y vautrer ? Gaffe à ce que tu dis.

— Je parlais de l’eau du bain. »

Je savais fort bien de quoi il voulait parler, mais j’avais quand même besoin de m’exprimer.

« C’était le paralyseur de Ralph. Il est mort, bien sûr, alors on ne peut plus le lui reprocher. À qui, alors ? Lilly commandait en second ; inutile, elle, d’essayer de la retrouver pour un procès bidon et une exécution. Reste moi. J’assurais le commandement ; j’aurais dû ramener le paralyseur avec moi. Paumer deux armes en une seule journée ! »

Sherman continuait de récurer. Je contemplai son visage vide, souhaitant pour une fois pouvoir y lire une expression.

« L’honneur, dit-il enfin, exige le seppuku. Veux-tu que j’aille chercher le couteau ?

— Ne te fiche pas de moi.

— Je ne peux guère faire autre chose. Si tu tiens absolument à ce que quelqu’un meure pour les fautes que vous avez tous commises dans une situation chaotique, tu deviens le choix logique.

— C’est ce que j’ai expliqué aux autres.

— Et qu’en ont-ils dit ? »

Je ne lui répondis pas. Je me sentais encore embarrassée. Ce qu’ils m’avaient dit, c’était : Très bien, Louise, mais il faudra nous tuer nous aussi. Ils soutenaient – tous sans exception – que la responsabilité de la perte du paralyseur retombait sur nous tous. Ils soulignèrent en outre que Ralph et Lilly étaient déjà morts et que ce serait un terrible gâchis de tuer en plus tous ceux qui restaient.

Pour ça, je ne savais pas, mais ce que je sais, en revanche, c’est que si l’un d’eux voulait ma peau pour s’en faire un paillasson, je serais toute prête à m’écorcher vive. La fonction de chef offre des satisfactions, tout de même.

« Tu ne crois pas que tu t’attardes un peu trop à frotter dans ce coin ?

— Je ne te distrais pas, par hasard ?

— Je n’ai pas besoin de ça. Ce n’est pas le moment. »

Comme de juste, je me trompais.


Et c’est ainsi que William Archibald « Bill » Smith entra dans ma vie.

Pas là dans ma baignoire, bien sûr ; plus tard, une fois que je fus retourné à la Porte, durant ces premières heures d’anxiété où nous prenions tous notre mal en patience pendant que les techniciens prenaient le pouls de la ligne temporelle, évaluant les dégâts.

Martin Coventry m’expliqua la chose, ainsi qu’à Lawrence et à quelques-uns de ses principaux collaborateurs et aux gnomes adjoints de Lawrence. Il nous réunit tous autour de la cuve du scanneur temporel qu’il avait dressé près de la console de Lawrence et nous brossa le tableau de la situation.

Je dois admettre que j’aimais bien Coventry. C’était un ambulant, et un travailleur, mais pas un escamoteur. Son domaine, c’était la théorie du temps, ce qui le classait parmi la petite douzaine de personnes sur la planète à pouvoir se vanter de saisir quelque peu la signification du voyage dans le temps.

Ce qui me plut d’abord chez lui, ce fut sa seconde peau. Je ne sais pas quel âge il avait au juste, mais il devait avoir moins de vingt-cinq ans. On disait qu’il souffrait d’à peu près toutes les maladies issues de mutations imaginables et cependant compatibles avec la survie d’un cerveau, mais on dit ça à propos de tas de gens. Je crois plutôt qu’il était simplement plus proche que moi de l’état de gnome, même si j’étais plus âgée que lui. Et malgré tout, il avait choisi de revêtir une seconde peau qui lui donnait l’air d’un homme dans la soixantaine.

Voilà qui est rare. Même moi, j’ai cédé à l’impératif culturel de l’époque, qui dit que tant qu’à mentir sur son apparence, autant y aller franchement. Le visage que j’arbore pourrait orner la couverture des magazines – il l’avait fait en son temps d’ailleurs. Et mon corps était un rêve d’adolescent du XXe siècle.

Et voilà un Martin Coventry qui s’attaquait au monde masqué derrière un visage que seule une mère aurait pu aimer, et prétendait être plus vieux que quiconque ne l’a jamais été depuis des milliers d’années.

Mais il n’aurait pas pu faire un choix plus brillant. Sans doute les drones s’écartent-ils devant lui, horrifiés, mais il n’a pas plus que moi besoin d’avoir affaire à eux. Les gars avec qui il travaille s’occupent tous de voyage dans le temps. Et nous savons tous très bien à quoi ressemble le vieillissement et quelque part au plus profond de notre inconscient, il y a quelque chose qui respecte encore la sagesse de l’Ancien. Coventry joue à plein là-dessus. Avec ce visage et ce port, il était capable de venir nous faire un cours comme si on était une vraie classe de lycéens. Je ne vois pas de qui d’autre j’aurais pu admettre ça.

« Considérons le cas du premier twonky, commença-t-il. Le paralyseur perdu en 1955 au-dessus de l’Arizona.

« En 1955, l’enquête sur l’accident était du ressort de l’Administration fédérale de l’aviation. En sus du personnel de la F.A.A., des officiers de police judiciaire des comtés de Coconino et Navajo pour l’Arizona et de Kane et San Juan pour l’Utah vinrent visiter le site dans le cadre de leurs prérogatives. Des gendarmes, des policiers et des pompiers volontaires de Red Lake, Cow Springs, Tonolea, Desert View et plusieurs autres minuscules bourgades de l’Arizona arrivèrent dans un délai de six à douze heures en plus des unités dépêchées de Flagstaff. Les gardes forestiers nationaux – venus du parc national du Grand Canyon, tout proche – étaient également là et croyaient d’ailleurs être les premiers, mais en réalité le site avait été déjà visité par des membres des nations Hopi et Navajo. C’étaient des groupes ethniques qui vivaient à l’époque en assujettissement sur les terres abandonnées.

« Dans les jours qui suivirent, des représentants du Fédéral Bureau of Investigation – une espèce de force de police nationale qui gérait un gigantesque fichier anthropométrique – de la Lockheed Aircraft Company, de la Trans World Airlines, de la Allison Corporation – constructeur des réacteurs – visitèrent le site. Plusieurs entreprises de transport furent engagées pour évacuer les fragments les plus volumineux ou les plus intéressants de l’épave, mais une vaste quantité de débris variés jugés sans valeur demeurèrent sur place. On loua les services de plusieurs entreprises locales de pompes funèbres pour évacuer les débris organiques occasionnés par l’accident, lesquels devaient finir inhumés ou incinérés dans quinze des États de l’Union et deux pays étrangers.

« En tout, c’est un total de cinq cent douze personnes qui se sont rendues sur les lieux dans les sept jours qui suivirent l’accident. Vingt-deux autres personnes, principalement des collectionneurs morbides, ont exploré le site dans la tranche de sept jours ultérieure et le chiffre des visiteurs tombe en flèche par la suite.

« Nous avons opéré des coups de sonde sur les trois siècles ultérieurs. Nous avons observé des millions de Navajos et de Hopis, des centaines de randonneurs et des dizaines de milliers de coyotes durant cette période et le grand ordinateur suit chaque contact potentiel. Toutefois, comme vous devez bien vous en rendre compte, toute enquête approfondie sur la vie de chacun de ces individus depuis le moment où il est entré en contact avec l’épave exigerait plus de temps que le déroulement des événements réels ; nous devons nous contenter de coups de sonde.

« En outre, si vous vous rendez sur le site même encore aujourd’hui et que vous creusez à une vingtaine de mètres de profondeur, il est possible de récupérer des fragments de carlingue et de moteur. Nous l’avons fait ; il nous faudra encore une journée pour passer entièrement au crible le sol sur un rayon de cinq kilomètres autour du point d’impact, mais nous avons peu d’espoir de retrouver le paralyseur. Je vous tiendrai bien sûr au courant des résultats.

« La voie la plus prometteuse, naturellement, est avec les enquêteurs de la F.A.A. Nous sommes en train de passer au peigne fin leur vie postérieurement aux événements. Il subsiste encore une chance qu’un visiteur quelconque ait ramassé le paralyseur et l’ait emporté – en fait, si nos fouilles ne donnent rien, nous devrons supposer que c’est effectivement ce qui s’est produit. Le problème, bien sûr, c’est que l’épave est là depuis cinquante mille ans et que le paralyseur a pu être ramassé durant l’une quelconque des vingt-six milliards de minutes qui se sont écoulées depuis ce moment. »

Je me demandais ce que je pouvais bien lui avoir trouvé, à ce frimeur. Le salaud nous débitait son boniment. Les données à notre disposition, voici ce que nous faisons, l’enquête est entre de bonnes mains… Je n’aurais jamais toléré ce genre de rapport de la part de l’un quelconque de mes collaborateurs, pas même une seule de ces vingt-six milliards de minutes. Mais puisque c’était lui le responsable ici, autant valait que je ravale ma colère tout en me demandant quand il en viendrait au point important.

« Le point important, dit-il, confirmant ainsi mon jugement antérieur, est l’évolution du flux temporel proprement dit. Tous les relevés effectués jusqu’à présent révèlent que le flux temporel a absorbé ce twonky sans aucune perturbation. »

Je me radossai en respirant un peu mieux. Pour résumer tout ce qu’il avait dit, et de manière moins sinueuse :

Deux armes avaient été oubliées. La première, pour autant que l’on sache, ne serait jamais retrouvée. Et dans ce cas, sa seule présence dans le passé ne constituait pas un fait suffisant pour altérer le délicat équilibre des événements. Nous pouvions dormir tranquilles.

Même si quelqu’un la retrouvait, ce n’était pas nécessairement synonyme de désastre. Elle pouvait avoir été endommagée dans l’accident, auquel cas ce n’était plus qu’un vulgaire bout de plastique bizarre, tout au plus susceptible de provoquer quelques froncements de sourcils. On pouvait vivre les sourcils froncés.

Nous parlons de la structure rigide des événements, mais le fait est qu’il existe un certain battement. Apparemment, les choses tendent à se dérouler comme elles devraient se dérouler, en fonction du plan, quel qu’il soit, édifié par celui, quel qu’il soit, qui a la charge de ce putain d’univers. Les changements, s’ils sont mineurs, se corrigent d’eux-mêmes d’une manière que personne ne comprend, mais qui tend à faire des confettis de n’importe quelle philosophie du libre arbitre.

Imaginez un Indien traversant le site de l’accident de 1955, bien des années plus tard. Il trébuche sur l’arme perdue par Pinky – brisée, inutilisable, mais un objet qui n’aurait pas dû se trouver là. Il la ramasse, se gratte la tête et la rejette.

Si l’univers était absolument rigide, eh bien nous serions foutus. Le temps perdu à ramasser l’arme pour la rejeter ensuite aurait modifié l’existence de cet Indien de manière infime, mais la modification se répercuterait dans le temps en s’amplifiant d’année en année.

Vous pouvez imaginer n’importe quelle chaîne d’événements à votre guise :

L’Indien réintègre son tipi cinq secondes plus tard qu’il n’aurait dû. Et rate de justesse un appel téléphonique qu’il aurait pris s’il ne s’était pas arrêté à cause du paralyseur (les tipis ont-ils le téléphone ? Les Indiens vivent-ils encore dans des tipis en 1955 ? Peu importe). S’il avait répondu au téléphone, il aurait enfourché son cheval et serait descendu en ville pour se faire heurter par une voiture – conduite par un type en route pour assassiner quelqu’un, mais qui à présent se retrouvait avec un cadavre d’Indien sur les bras – si bien que l’individu qui devait mourir ne meurt pas, avec pour conséquence que, quelques années plus tard, il découvre le remède à une certaine forme de cancer – dont va souffrir un Président des États-Unis en 1996 – si bien que le Président sera guéri au lieu de mourir, comme il l’aurait dû – et qu’une guerre va se déclencher qui n’aurait jamais dû avoir lieu.

S’il en allait ainsi, nous ne pourrions pas opérer d’escamotages dans le temps.

Mais la manière dont ça fonctionne en réalité nous laisse une échappatoire. Il convient de garder à l’esprit deux faits saillants :

Un : on peut ôter des objets du passé, pour autant qu’on laisse en échange des substituts acceptables.

Deux : les événements tendent à se conformer à leur structure prédestinée.

Une pénurie d’énergie ? Pourquoi ne pas utiliser la Porte pour reculer jusqu’à cinq mille ans avant le Christ et détourner un trillion de barils de brut du sous-sol de l’Arabie Séoudite avant qu’on ait entendu parler des prétentions d’un quelconque émir du pétrole ?

Impeccable. Pas de problème. Pour autant que vous les remplaciez par un autre trillion de barils de brut impossibles à distinguer du pétrole qui a été dérobé.

On ne peut prendre que des choses qui ne manqueront à personne ou qui peuvent logiquement disparaître (qui sait combien d’attaches-trombones contient une boîte ? Qui s’inquiétera de la disparition d’une cartouche de cigarettes sur une cargaison de dix mille ? Tout être raisonnable soupçonnera un vulgaire chapardage, si vraiment ça le travaille ; j’ai ainsi à mon compte le chapardage de plus d’une cartouche).

Mais c’est une règle très stricte. Elle signifie qu’on ne peut enlever des objets qu’en des lieux et des moments bien définis et que si nous prenons quoi que ce soit d’important, il faudra en laisser à la place une copie valable.

Alors, si quelqu’un est sur le point de mourir et que personne ne doit jamais le revoir vivant, pourquoi ne pas l’enlever pendant qu’il est encore en vie et laisser à sa place un légume impossible à distinguer du cadavre qu’il était destiné à devenir ?

La règle deux rend la chose possible. La copie ne sera pas exacte, conforme jusqu’au niveau génétique voire sub-atomique. Elle pourra peser quelques kilos de plus ou de moins que l’original. Il subsistera toujours de subtiles différences, mais l’univers s’y ajuste, en deçà d’un seuil critique.

Et c’est ainsi que nous procédons aux escamotages.

Mais au-delà de ces modifications minimes, acceptables, les choses deviennent effectivement très risquées.

Le terme générique pour décrire les ennuis que nous redoutions est le « Paradoxe du grand-père ». En termes simples : je remonte le temps, accomplis quelque action irréfléchie ayant pour résultat la mort de mon grand-père à l’âge de huit ans. Ce qui signifie qu’il n’a jamais rencontré ma grand-mère et mon père n’est jamais né, ni moi non plus. Le paradoxe est que si je ne suis pas né, comment ai-je fait pour remonter le temps et tuer mon grand-père ?

Personne ne sait au juste. Les théories concernant la Porte abondent, certaines contradictoires, mais on admet généralement que l’univers se réajuste selon les lignes les plus simples. Il oscille plus ou moins sur un mode pluridimensionnel et au bout de l’opération, aucune machine à explorer le temps n’aura jamais existé. Mon grand-père a vécu et mon père est né parce que je ne suis jamais retourné en arrière pour faire joujou avec la causalité.

Ce que cela signifierait précisément pour moi, je n’en sais rien au juste. Sans doute que je serais devenue un drone, que j’aurais pris mon pied, rigolé un bon coup et fini par apprendre à plonger en chute libre. Ma vie tout entière tourne autour de la Porte. J’ai du mal à m’imaginer sans.

D’un autre côté…

(Et il y a toujours un autre côté avec le voyage dans le temps…)

Mes contemporains n’ont pas inventé la Porte. Elle était déjà là depuis des millénaires tandis qu’autour d’elle les civilisations florissaient et s’effondraient.

On croit qu’elle a été inventée par des hommes, mais il nous est impossible d’aller y voir évidemment puisque la Porte fonctionnait déjà à ce moment-là.

Et quelque chose est arrivé à ces gens.

J’aimerais bien savoir quoi. Peut-être ont-ils eu une telle trouille du truc avec lequel ils jouaient qu’ils l’ont simplement débranché et laissé là, incapables de le détruire – ou redoutant de le faire – pour partir errer dans le désert. Ce que nous savons, c’est que la fin de la Première civilisation de la Porte a coïncidé avec une grande guerre et un âge des ténèbres. Les survivants n’ont pas écrit de livres d’histoire. C’est là le plus grand trou entre l’époque contemporaine et le XXe siècle.

Des gens de mon époque sont remontés à cette période de la première extinction de la Porte. Si nombreux qu’il serait vain de la sonder aujourd’hui : la période est littéralement truffée de blancs occasionnés par la cassure temporelle.

Et pas un n’en est jamais revenu.

Peut-être ce phénomène est-il lié à la causalité et au Paradoxe du grand-père, mais la connexion me dépasse.

L’important, c’est que si la Porte n’avait jamais existé, je vivrais aujourd’hui dans un monde fort différent. Peut-être meilleur, mais plus probablement bien pis. Comment pourrait-il être pire ? Facile : Les Derniers Âges auraient pu s’instaurer il y a trois ou quatre millénaires au lieu de maintenant. La race humaine serait déjà éteinte au lieu simplement de se précipiter vers l’oubli. Il est déjà quasi miraculeux que nous ayons duré aussi longtemps.

C’est une théorie. La plus optimiste. Quant à la pire…

Il se pourrait fort bien que si un Paradoxe du grand-père est effectivement en train de se dérouler et que l’histoire à partir de la création du twonky commence présentement à se désengluer… eh bien, nous disparaîtrions tous en douceur, sans crier gare.

Pas simplement vous et moi, mais le Soleil, Jupiter, Alpha du Centaure et la galaxie d’Andromède.

Et ainsi de suite.

Ceci est connu sous le nom de Théorie du dégoût cosmique. Ou : Si vous continuez à jouer ce petit jeu là, je reprends mes billes et je rentre chez moi. Signé : Dieu.


Coventry continua encore à nous envoyer de la poudre aux yeux avec les efforts herculéens déployés par son département pour reluquer les moments intimes de l’existence de quelque six mille personnes mortes depuis des millénaires. Le moment me semblait bien venu pour aller faire un somme. Et c’est d’ailleurs sans doute ce que j’aurais fait – n’ayons pas peur des mots, rien qu’en dix heures, Coventry et son équipe avaient réellement abattu un boulot remarquable et jusqu’à présent semblaient avoir écarté l’accident de 1955 en tant que source possible de perturbation temporelle. Je me sentais considérablement soulagée.

Puis il en vint au second twonky.

« Ici, indiqua-t-il, la situation semble sans espoir. »

Avez-vous jamais senti se hérisser les poils de votre nuque ? C’est ce qui m’arriva. Un grondement m’envahit les oreilles, un bruit de tonnerre comme celui d’un séisme gagnant en ampleur, ou les vents du changement déferlant à travers les ruines du temps. J’entendais déjà Dieu se racler la gorge : Ça va, les mecs, je vous avais prévenus…

« Le paralyseur de Ralph est tombé avec le DC-10 dans un pâturage au nord de la nationale 580, non loin de Livermore, Californie. Là, il a été ramassé par un des sauveteurs et emporté avec le reste des débris pour être stocké dans un hangar de l’aéroport international d’Oakland où il est resté environ quarante-huit heures. À l’issue de cette période, il semblerait être entré en possession d’un certain William Archibald “Bill” Smith, employé par la commission nationale sur la sécurité des transports. De toutes les personnes susceptibles de retrouver l’arme, il représente sans doute la pire éventualité. Il a une formation technique et l’esprit inquisiteur.

« Ce qu’il a pu apprendre de l’examen de l’arme, il nous est impossible de le déterminer : tout ce que nous savons, c’est qu’il a pénétré dans le hangar où était entreposé le paralyseur, à 23 heures le soir du 12 décembre. Nous pouvons l’observer à l’intérieur du hangar durant seulement une brève période, suit alors un blanc temporel, une période de censure qui dure deux heures. Lorsque Smith émerge du hangar, nous ne pouvons décrire ses actions qu’en termes de probabilités. »

Quelqu’un grogna – peut-être bien même que c’était moi. Puis ce furent des conversations excitées, échanges de coups d’œil inquiets, les regards hallucinés, la vieille odeur de la peur. On peut difficilement nous en vouloir. Quand nous sommes obligés de parler en termes de probabilités à propos d’événements concernant un passé immuable, c’est que ça merde quelque part et si on ne sent encore rien, c’est simplement qu’on n’a pas encore été éclaboussés.

Je ne vais pas continuer à citer Martin. Ce ne serait pas vraiment sympa à son égard : il avait tout autant la trouille que le reste d’entre nous et, avec lui, la peur se traduit par du pédantisme. Il devint, si c’est possible, encore plus insupportablement pète-sec et didactique pour nous énoncer le scénario qui faisait de Bill Smith le Personnage le Plus Important de l’Univers, en s’aidant visuellement du scanneur temporel.

Ma première pensée, quand je pus enfin voir Bill Smith dans la cuve du scanneur, fut : peut-être que je devrais retourner le liquider.

Ce n’est pas la meilleure façon d’entamer des relations. Mais si le tuer devait l’empêcher de bouleverser la trame d’événements prédestinés, je l’aurais fait sans sourciller.

Naturellement, c’eût été de ma part la pire réaction possible. D’après le balayage effectué par Martin, Smith avait encore des années devant lui. Il était censé mourir en 1996, par noyade, et le tuer à Oakland ne pourrait manquer d’affecter le flux temporel.


Après le départ de Coventry, je restai assise à écouter le bourdonnement des conversations, mais sans y participer. Je sentais une idée en train de germer et je n’avais pas envie de l’imposer encore.

Finalement, pas encore sûre de ce que je faisais, je quittai les autres et m’assis derrière un terminal.

« Bon, écoute voir…» puis je m’interrompis, jugeant que je n’étais pas d’humeur à m’amuser à ce genre de petit jeu.

« Connexion avec G.O, S.V.P..

— G.O. connecté, répondit-il. Serais-je en communication avec Louise Baltimore ?

— Oui, et ne prends donc pas cet air choqué. J’aimerais une réponse franche.

— Fort bien. Quelle est la question ?

— Que sais-tu de Jack London Square ?

— Jack London Square est/était un quartier en bord de mer à Oakland, Californie. Ainsi baptisé en mémoire d’un écrivain célèbre. Issue d’un projet d’aménagement urbain engagé au milieu du XXe siècle, la zone était plus ou moins devenue une curiosité pour les quelques personnes visitant Oakland dans un but touristique. Veux-tu en savoir plus ?

— Non, je pense que ça me suffit. »


Je retrouvai Martin Coventry sur le balcon à l’extérieur du bâtiment de la Porte, en contemplation devant le champ d’épaves. Ou, comme nous l’appelons parfois entre escamoteurs : le triangle des Bermudes. En un autre temps, l’endroit aurait pu tenir lieu de musée. À notre époque, ce n’était qu’une décharge historique. Je le rejoignis et regardai avec lui les débris de cinq siècles d’opérations avec la Porte.

Comment feriez-vous pour escamoter un chasseur monoplace ? Ou un appareil qui, à la suite d’avarie au-dessus de l’océan, disparaît sans laisser de trace ? Ou un galion espagnol qui sombre lors d’un ouragan ? Ou une capsule spatiale qui s’engloutit dans le soleil en tuant tout son équipage ?

La meilleure façon de s’y prendre avec ce genre de catastrophe est encore de faire passer tout le véhicule par la Porte. Si c’est un chasseur à réaction, on le soumet au champ des anneaux retardateurs. L’appareil s’immobilise en douceur, on enlève le pilote – en général passablement perplexe – puis, en fonction du lieu d’écrasement, soit on catapulte l’avion, piloté par un légume, un millième de seconde après l’instant de l’escamotage, soit on l’expédie simplement à la décharge. C’est là que finit tout engin qu’on sait n’avoir jamais été retrouvé. À quoi bon le renvoyer ? Il faut une sacrée quantité d’énergie pour réexpédier un paquebot à travers la Porte. Si l’on n’a jamais retrouvé l’épave du Titanic, il y a une très bonne raison : c’est qu’elle est là devant, à rouiller.

Tout à côté de l’orgueil de la Cunard se trouve un astronef du XXVIIIe siècle.

La décharge affecte en gros la forme d’un triangle de huit kilomètres de côté et elle est bourrée jusqu’à la gueule de toutes les formes imaginables de moyen de transport terrestre, aérien, maritime ou spatial. Juste devant moi se trouvaient quatre avions à hélice qui – si ma mémoire était bonne – provenaient effectivement du triangle des Bermudes.

Ils avaient plutôt mauvaise mine. On les avait enlevés il y a une cinquantaine d’années et, comme pour tout le reste de la décharge, les substances chimiques présentes dans l’atmosphère ne leur avaient pas fait du bien. Une bonne averse dans l’Avenir Radieux qui est mon présent n’est pas une chose à prendre à la légère.

« J’étais né pour faire un historien », dit Coventry, à l’improviste. Je le regardai. Je n’aurais pas été plus abasourdie s’il m’avait dit qu’il voulait que je lui rapporte le père Noël.

« Pas possible ? fis-je, encourageante.

— Absolument. Quelle profession plus honorable, à l’aube des Derniers Âges, que celle d’historien ? »

Ou plus futile… mais je gardai cette remarque pour moi. Les historiens, si j’ai bien compris, étaient là pour transmettre le savoir et les traditions aux générations futures. En l’absence de descendants, la compilation de l’histoire m’apparaissait comme une entreprise passablement creuse. Mais il était déjà loin en avant de mes éventuelles objections. « Je sais bien que je ne suis pas né à la bonne époque pour cela », concéda-t-il en me regardant pour la première fois. « C’est quand même un brise-cœur. Quel mémorial n’avait-on pas là, quel testament à l’opiniâtreté de l’espèce humaine. Regarde-moi ça. »

Il pointait le doigt vers ce qui restait d’un drakkar viking à l’escamotage duquel j’avais contribué moins de six mois plus tôt. Le fluide épais que nous nous plaisions à appeler air y avait déjà creusé des trous béants ; dans le coin, vous aviez plutôt intérêt à construire en fromage plutôt qu’en bois.

« Tu t’imagines partir traverser l’Atlantique à la rame à bord de ce… de ce…

— Ouais, ouais, je sais ce que tu veux dire. Mais ce que tu ne sais pas, en revanche, c’est que c’était une vraie nef des fous. Toi, tu n’as pas eu à te taper un capitaine fou furieux. Lars, le Fendeur de Tête, qu’il s’appelait. À le croire, Thor l’avait appelé pour faire voile vers le Groenland. Il ne s’était pas encombré de problèmes de navigation – même si dans ce domaine il en savait plus que tu ne pourrais l’imaginer – sous prétexte d’être guidé par les dieux. Je les ai récupérés, lui et son équipage, alors qu’ils étaient pris dans une bonace dans la ceinture subtropicale, à ramer tous comme des dingues. Il ne leur restait pas deux jours de vivres. Avant peu, ils auraient commencé à manger ceux de l’équipage déjà passé du côté du Walhalla. Je ne te dis pas la puanteur qui régnait sur ce…

— Tu n’as guère l’âme romanesque, Louise…»

Je ruminai sa remarque.

« Je ne peux pas me le permettre, dis-je enfin. On a encore trop de pain sur la planche.

— C’est bien ce que je veux dire. Tu as plus d’un point commun avec ce Lars, que tu le veuilles ou non.

— J’espère au moins ne pas avoir son odeur. »

Certaines de mes meilleures reparties passent complètement au-dessus de la tête de mes interlocuteurs ; il poursuivit comme s’il ne m’avait pas entendue.

« Je n’ai jamais encore rencontré une opiniâtreté comparable à la tienne. Il n’est pas de nouvelles limites que tu ne sois prête à repousser. En fait, le mieux que tu puisses faire est de repousser la date de l’extinction finale d’un jour ou d’une semaine – mais tu pousseras quand même ! »

Il me mettait mal à l’aise. Certes, sans aucun doute, sur un point au moins il avait vu clair en moi : je n’accroche guère aux notions romantiques du genre : le Destin de l’Homme, les Dieux, ou les Braves-Types-qui-gagnent-toujours-à-la-Fin. J’ai déjà vu le destin à l’œuvre et je peux vous dire que ça schlingue.

« Quel est le consensus, là-dedans ? demanda-t-il enfin. Comment ont-ils pris mon analyse de la situation ?

— Personne n’était très ravi. Tu as dit qu’elle était sans espoir ; je suppose qu’ils sont tous d’accord avec toi. Tu représentes assez la voix de l’autorité lorsqu’il s’agit de la Porte et du flux temporel.

— Alors comme ça, personne n’a rien à suggérer ? Aucun plan d’action ?

— Comment le pourraient-ils ? Ils comptent tous sur toi pour leur montrer une issue. Tu as dit toi-même qu’il n’y en avait pas… S’ils avaient quelqu’un à qui laisser quelque chose, je suppose qu’ils seraient tous en train d’écrire leur testament. »

Il me regarda et sourit :

« Exact. Alors, quel est ton plan ? »

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