5. Les Derniers Mots célèbres

Témoignage de Bill Smith.


Je ne devais jamais savoir qui avait fait installer la chapelle ardente. Briley n’avait pas les tripes pour ça, mais, apparemment, Roger Keane avait dans son équipe quelqu’un qui avait déjà affronté ce genre de problème. À notre arrivée, c’était déjà une affaire qui tournait.

Personnellement, je trouve qu’il serait beaucoup plus sain, infiniment plus doux et charitable de creuser tout bêtement une grande fosse à l’endroit où l’avion s’est écrasé, d’y fourrer toutes les victimes et de poser dessus une grande dalle où serait gravé leur nom. Mais jamais personne n’admettra cette idée. Chaque famille exige de récupérer son corps dans sa tombe individuelle.

Dans certains accidents, on parvient à les satisfaire. Dans les pires, c’est tout simplement impossible, mais il faut qu’ils s’en rendent compte par eux-mêmes. Tout ce qu’il reste de l’oncle Charlie tiendrait dans un sac à sandwich en plastique.

Qu’est-ce que vous voulez faire ? Leur montrer une main sectionnée et leur demander si cette alliance leur dit quelque chose ? La plupart n’ont même plus de visage.

Cette chapelle ardente avait été installée dans le gymnase d’un lycée. Garées devant, il y avait toutes les voitures appartenant aux familles plus le car de reportage d’une station de télé locale.

« Du calme, Bill », me dit Tom en m’écartant doucement des équipes de tournage. « Tu ne veux pas finir au journal de 18 heures. Pas dans cet état, tout de même.

— J’espère qu’il y a un enfer, Tom. Et que lorsque ces mecs y arriveront, le diable viendra leur fourrer un micro sous le nez pour leur demander leurs impressions.

— Bien sûr, Bill, bien sûr. »

Ce fut un soulagement de se retrouver à l’intérieur en compagnie des morts.

Il y en avait peut-être soixante-dix ou quatre-vingts. Enfin, ce que je veux dire, c’est qu’il y avait soixante-dix ou quatre-vingts longs sacs étroits régulièrement alignés. Contre le mur du fond, il y avait beaucoup, beaucoup d’autres sacs, totalement informes ceux-ci. Une équipe du F.B.I. venait de débarquer de Washington. Ils avaient déjà relevé les empreintes des corps raisonnablement intacts et travaillaient à présent sur tous les bouts de doigts qu’ils pouvaient dénicher. Ultérieurement, ce serait au tour des mâchoires pour l’examen dentaire quoique vous seriez surpris du peu de gens qu’on parvient à identifier ainsi.

On nous présenta l’agent spécial d’Oakland responsable de l’enquête. Nous connaissions déjà les gars de l’équipe anthropométrique de Washington. Si le F.B.I. a hérité de ce boulot de merde, c’est tout simplement parce qu’il a fiché plus d’empreintes que tous les autres services officiels réunis. À lire leurs rapports, on pourrait croire qu’ils parviennent à mettre un nom sur quatre-vingt-dix pour cent des cadavres. Pour dire le vrai, au bout de deux semaines, quantité de familles apprendraient qu’il avait été tout bonnement impossible de retrouver le moindre fragment du parent défunt et on assisterait à quantité de messes du souvenir dans quantité de chapelles. Quantité de viande grillée irait tranquillement finir là où finit en général ce genre d’article. Je n’ai jamais cherché à savoir où c’était. Il faut bien laisser aux toubibs et aux croque-morts leurs petits secrets.

On rencontra également les procureurs des comtés de Contra Costa et d’Alameda, les chefs des pompiers et des équipes de secouristes, plus une belle brochette de médecins. L’endroit était débordant d’activité.

J’ai déjà vu des catastrophes où on laissait simplement les parents errer dans la morgue en soulevant le coin des draps. Même s’il n’est guère pensable de rendre la chose facile ou supportable, il y a quand même des limites. Ici, on fonctionnait plutôt avec les effets personnels. Dans une salle à part, ils avaient installé des rangées de tables ou s’entassaient vêtements brûlés et bijoux, chaque article soigneusement étiqueté. Un tas de gens étaient en train de fouiller là-dedans.

Tom et moi, nous cherchions Freddy Powers, l’agent qui nous avait demandé de venir. On le repéra à l’autre bout de la salle des effets personnels. Il vous a plus ou moins la dégaine du fédéral texan, frais émoulu du collège, le grand type blond habillé classique.

« Salut, Bill. Tom. J’ai trouvé par ici un truc sur lequel vous aimeriez peut-être jeter un œil. » Il n’y a pas si longtemps, il nous aurait lancé un jovial « Ça va-t-y ? ». On dit qu’on n’oublie jamais son Texas, mais Freddie faisait tout pour ça. Son accent traînant avait pratiquement disparu.

« Bill Smith, Tom Stanley, je vous présente Jeff Brindle. » Brindle était un interne, petit, les cheveux bouclés, pas loin de la trentaine, vêtu d’une blouse tachée de sang. Il ébaucha un sourire qui découvrit des dents légèrement proéminentes.

« C’est Jeff qui a rassemblé tout ça et l’a porté à mon attention », poursuivait Freddie. J’eus l’impression qu’il avait l’air légèrement mal à l’aise. Pour parler crûment, il était là pour mettre des noms sur les macchabées ; peut-être craignait-il de marcher sur mes plates-bandes. Ou alors c’était peut-être autre chose.

« À vrai dire, j’ignore si ce truc signifie quoi que ce soit, mais c’est bigrement curieux », intervint Brindle. Il regarda Freddie : « Vous voulez que je leur montre ?

— J’aimerais bien. »

Freddie acquiesça et ramassa une montre d’homme. C’était une Timex montée sur un bracelet élastique. Le bracelet était taché de sang et le verre fissuré, mais on pouvait voir avancer la trotteuse.

« Elle peut en voir de toutes les couleurs. Elle reste à l’heure », dit Freddie d’une voix épaisse. Je levai les yeux vers lui. Avec Freddie, quand l’accent épaissit, le rouspéteur n’est pas loin. Je lorgnai la montre. Elle indiquait 10 h 45 et quelques secondes. Je jetai un œil sur la mienne et vit qu’elle marquait 10 heures pile, à un poil près.

« Moi, j’ai 10 heures et 18 secondes », observa Tom.

Freddie me guida quelques mètres plus loin, là où il avait disposé sur la table une vingtaine de montres. Je me penchai pour les examiner.

Plusieurs choses m’apparurent aussitôt manifestes : toutes fonctionnaient même si quelques-unes avaient complètement perdu leur verre. Toutes indiquaient la même heure : 10 h 45. Il y avait encore autre chose, mais cela m’échappa au premier examen.

« Elles sont toutes mécaniques », remarqua Tom. Bien sûr, c’était ça.

Freddie ne dit rien. Il se contenta de m’amener devant un autre groupe de montres.

Il y en avait encore plus, même si je pouvais voir au bout de la table que le plus gros de l’exposition était encore à venir. Je poussai un soupir et regardai.

Là encore, toutes mécaniques. Aucune ne fonctionnait. Certaines étaient tellement fondues qu’on aurait pu les croire grattées d’une toile de Dali. Mais parmi toutes celles qui étaient encore lisibles, aucune n’affichait une heure postérieure à dix. La grande masse indiquait 9 h 56 très précises.

« Les appareils ont touché le sol à 9 h 11, indiqua Freddie.

— Et 11 et 45, ça fait 56. Elles ont quarante-cinq minutes d’avance, comme les autres. Qu’est-ce que vous avez trouvé, encore ? »

Il dut se rendre compte que je m’impatientais car il passa rapidement aux suivantes : « Ces quatre-là, également mécaniques, marquent 1 h 45. Elles marchent encore. Et là-bas, nous en avons une douzaine, toujours mécaniques, mais arrêtées, qui indiquent toutes 12 h 56.

— Ces gens n’avaient pas encore remis leur montre à l’heure du Pacifique, suggéra Tom.

— C’est ainsi que je l’ai analysé. »

Je réfléchis à la question. Je ne voyais vraiment pas ce que je pouvais dire d’intelligent, mais il fallait que j’essaie :

« Elles proviennent d’un avion, ou des deux ?

— Des deux. La majorité fait partie du 747 – je doute qu’on retrouve jamais toutes celles du DC-10. Mais celles qu’on a effectivement pu y récupérer concordent avec les autres. »

Ce fut Tom qui au bout du compte formula ce qu’on se demandait tous :

« Qui va s’amuser à régler sa montre avec quarante-cinq minutes d’avance ? »

J’étais certainement incapable d’en trouver une bonne raison, encore moins d’expliquer pourquoi deux cargaisons entières de passagers pouvaient bien avoir eu la même brillante idée.

« Merci, Freddie », dis-je en commençant de m’éloigner. « J’ignore encore ce que ça veut dire, mais on va certainement y regarder de plus près. »

Freddie avait un petit air coupable. « Ce n’est pas tout à fait tout, Bill. » J’aurais dû m’en douter. Il me guida plus loin le long de la table, là où en avait été disposé un grand nombre à affichage numérique. Elles avaient toutes leur cadran soit brisé, soit fondu.

« Peut-être bien que les vieux modèles sont plus solides, remarqua Freddie. Du moins, le mouvement à rouages et ressorts a mieux tenu le coup que ces trucs. Mais nous avons quand même une paire de survivantes. Telle que celle-ci. » Il avait pris une Seiko intacte et je l’examinai. Elle affichait en permanence le jour et la date tandis que les chiffres de la trotteuse défilaient imperturbablement en silence. Le cadran affichait :

3 : 14

DEC 12

« Celle-ci déconne franchement, elle n’est vraiment pas au diapason des autres.

— Vous pouvez le dire. Mais c’est parce qu’elle compte d’une manière que je qualifierai de… quelque peu bizarre, insista Freddie. Regardez mieux. »

Je le fis et cette fois j’examinai plus attentivement l’affichage des secondes.

Quarante, trente-neuf, trente-huit, trente-sept…

Je la reposai brutalement sur la table.

« Bon sang, Freddie, tous les accidents que j’ai pu voir jouent des tours dingues, d’une manière ou de l’autre. Toutes ces montres qui avancent de quarante-cinq minutes, ça, je veux bien admettre que ce soit en rapport avec l’accident. Ou du moins, que ça pourrait l’être. Mais une montre qui devient folle et marche à l’envers… merde. »

Freddie soupira.

« Je serais plutôt d’accord avec vous, mon vieux, à deux détails près. L’un est que j’ai certaines lumières en électronique et que je ne vois vraiment pas ce qui pourrait faire fonctionner une de ces montres à l’envers. Je veux dire, tout ce qui serait susceptible de la faire déconner à ce point aurait bousillé toute la puce ; vous voyez ce que je veux dire ? »

Je ne voyais pas, mais, de nos jours, personne n’aime admettre son ignorance en quelque domaine de l’informatique de peur de passer pour une vieille tige. Je haussai donc les épaules.

« Vous avez dit deux choses. Quelle est la seconde ? »

Il tendit simplement la main et me laissa regarder. Il y avait là trois autres montres numériques. Elles indiquaient toutes les trois 3 h 13 et toutes les trois comptaient à rebours.


Donald Janz était dans un état épouvantable. Il avait l’air d’avoir plus de Valium que de sang dans les veines. Ce n’était qu’un gosse – pas plus de vingt-cinq ans ; plus jeune, donc, que Tom Stanley – vêtu d’une chemise blanche froissée, le nœud de cravate défait. Il ne cessait de tirer sur sa moustache et de se gratter le nez, couvrant son visage d’une manière ou de l’autre. Il était assis entre John Carpenter du Syndicat – pardon, de l’« association » – et quelqu’un, qu’un instant je pris pour Melvin Belli mais qui se révéla n’être qu’un imitateur plein d’avenir. Il n’aurait pas plus ressemblé à un avocat si le mot lui avait été gravé sur le front.

Nous étions revenus dans la petite salle de conférences de l’aérogare d’Oakland ; on approchait de 2 heures de l’après-midi. Tout ce que j’avais absorbé jusqu’à présent, c’était un beignet et un sandwich au jambon, si bien que mon estomac n’était pas dans la meilleure des formes, mais ils étaient enfin prêts à passer la bande du DC-10 et je voulais que ce fût fait pendant que Janz était là pour l’écouter.

Ce n’est pas strictement réglementaire de passer la bande de l’enregistreur de conversations sur les lieux mêmes de l’enquête. D’ailleurs, l’original était déjà en route pour Washington – où la commission dispose de machines complexes destinées à filtrer, clarifier et analyser les enregistrements généralement dégueulasses extraits du C.V.R. Il faut bien compter une quinzaine de jours pour récupérer la bande. Aussi j’en fais souvent effectuer une copie avant son expédition au labo. C’était celle-ci que nous étions en train d’écouter.

On s’était débarrassés des reporters. Au début de la diffusion, je regardais Janz mais bientôt je fus captivé par ce que j’entendais.

Quelqu’un disait : « United trois-cinq, ici Oakland. Je vous ai à 23000 descendant vers le 15. Vous avez du trafic en dessous de vous, cap…» et ainsi de suite. Je vis Janz sursauter au son de sa propre voix. Du moins, bien que ne l’ayant jamais entendu parler, je supposai que c’était lui. La qualité technique était remarquablement bonne.

Il y eut plusieurs échanges, tous de routine, plus les habituels bavardages en cabine bien que dans l’ensemble les deux pilotes du DC-10 n’aient pas eu grand-chose à se dire. On entendit à un moment entrer une hôtesse, puis la porte se refermer derrière elle.

Ça continuait ainsi durant dix minutes, un quart d’heure. Il n’était pas inutile de pouvoir associer aux voix des noms. Nous avions avec nous les chefs pilotes de la PanAm et d’United pour nous y aider et le temps que les choses commencent à devenir intéressantes, je savais distinguer qui était qui.

À bord du DC-10 s’étaient trouvés le capitaine Vem Rockwell, le premier officier Harold Davis et le mécanicien Thomas Abayta. Je me demandai quelle était sa nationalité. De temps à autre, on entendait, transmise par la radio de bord, la voix du capitaine Gilbert Crain, le commandant de bord du 747 de la PanAm, répondant aux appels de Janz. Il y avait également quantité d’autres appareils dans le secteur et nous entendions des fragments de leurs communications retransmises dans le poste de pilotage du DC-10.

Le vol United 35 descendait, en provenance du nord, en traversant des formations nuageuses et Janz le guidait en lui faisant décrire une série de virages destinés à l’amener sur un cap pratiquement plein ouest lorsqu’il serait pris en charge par la tour de contrôle d’Oakland pour l’atterrissage. Davis disait quelque chose à propos des nuages et Rockwell rouspétait à cause du temps sur Oakland. Il ne semblait pas porter la ville dans son cœur. Abayta, évoquant un rendez-vous qu’il avait ce soir-là, fit une remarque qui sembla faire rire les deux autres. Puis les événements commencèrent à se précipiter.

Janz dit : United 35, je vous ai beaucoup trop au sud. Vous avez un autre appareil sur votre ligne de vol. Veuillez accélérer et virer sur la gauche. »

Rockwell répondit : « Roger, Oakland, mais…» et il y avait un mais car Janz reprit aussitôt le micro :

« PanAm huit-huit-zéro, veuillez entamer virage sur la gauche et diminuer vitesse immédiatement. Quelle est votre altitude, huit-huit-zéro ? »

Je regardai de nouveau Janz. Il n’aurait pas eu à le demander sauf si l’ordinateur était en rideau. Normalement, l’écran aurait dû lui afficher l’altitude, juste à côté du spot repérant le 680. Janz ne manifestait pas la moindre réaction. Je n’étais même pas certain qu’il entendait encore. Quelqu’un – je suis quasiment sûr qu’il s’agissait de Davis, le copilote – dit : « Qu’est-ce que c’est que ce merdier ?

— Je ne sais pas (c’était Rockwell). Mieux vaut faire ce qu’il dit. Rappelle-le.

— Oakland, pour United trois-cinq en train de virer…»

Mais il fut de nouveau coupé par Janz : « United trois-cinq, apercevez-vous quelque chose par votre fenêtre de droite ? »

Il y eut une pause. Je voyais par l’imagination Davis se pencher vers le pare-brise. Il allait devoir littéralement coller le nez à la vitre car avec son appareil déjà engagé dans le virage à gauche, le côté droit serait fortement relevé.

« Négatif, Oakland, dit Davis. Nous sommes pour l’instant dans une couche nuageuse. Désirez-vous que…

— Bon Dieu ! Là devant…»

C’était Rockwell de nouveau et c’est tout, ce qu’il eut le temps de dire.

On perçut le raclement du métal, indistinct et lointain, et aussitôt des alarmes retentirent. C’est tout ce qu’on put entendre durant peut-être cinq secondes. Puis Rockwell revint en ligne :

« Euh… Oakland, ici… eh-oh… tiens ça, tiens-le ! »

À l’arrière-plan, on entendait Abayta, l’ingénieur, crier quelque chose. On pourrait décrypter ses paroles au labo ; on écouterait et réécouterait la bande jusqu’à retrouver un script à peu près complet. Pour l’heure, nous écoutions tous les derniers mots de Vern Rockwell, énoncés d’une voix calme, presque ennuyée :

« Oakland pour United trois-cinq… euh, nous sommes entrés en collision avec quelque chose et le… euh, l’appareil ne répond plus… euh, aux commandes. Plus de gouvernail. Ah… pas de réponse du palonnier. Nous avons perdu la majeure partie de l’aile gauche et l’appareil est en feu, je répète, l’appareil est en feu.

— On est sortis des nuages, intervint Davis. Allez, allez. Redresse-toi. Remonte, remonte, remonte. »

Rockwell à nouveau : « Appareil parti en tonneau serré sur la gauche. »

Abayta : « Quinze cents pieds. »

Rockwell : « J’appuie… sur l’aileron droit… le manche vibre. »

Davis : « Lève le nez. On pique, Vern. »

Rockwell : « M’en a tout l’air. »

Abayta : « Plus de pression hydraulique. Circuit hydraulique de secours… »

Rockwell : « J’essaie… je suis en train d’essayer. Ça marche pas, okay… euh, on va essayer… et merde. »


Je n’ai encore jamais entendu pleurer un pilote en train de piquer. Certains sont plus excités que ne l’était Rockwell mais il n’y avait jamais rien qui ressemblait à de la panique. Ce sont là des hommes qui ont appris qu’il y a toujours quelque chose à faire, une chose qui en cas d’oubli risque de vous laisser l’air plutôt con. Alors ils essaient, ils essaient et ils continuent d’essayer jusqu’à ce que le sol ne soit plus qu’à trois centimètres du pare-brise et même alors je crois bien qu’ils ont tendance à se sentir idiots : ils se rendent enfin compte qu’ils n’ont plus le temps de faire quoi que ce soit. Ils ont raté. Ils se sont plantés. Ils sont dégoûtés de n’avoir pas su résoudre le problème dans les temps et ils disent : eh merde !

Bien sûr qu’ils ont peur. Tout du moins, ceux qui s’en sont sortis et avec qui j’ai parlé disent qu’ils ont ressenti quelque chose qui ressemblait bougrement à de la peur… Mais le boulot d’un pilote est de maintenir le bahut en l’air, et son boulot, il y est encore quand il s’écrase.

Vous pouvez définir comme vous voulez l’héroïsme, mais pour moi, c’est ça : que ce soit un pilote se battant contre son avion sur ces derniers mille mètres ou des standardistes, des médecins et des infirmières restant à leur poste alors que les bombes pleuvent sur Londres ou même l’orchestre du Titanic continuant de jouer pendant que le navire sombre…

C’est remplir jusqu’au bout ses responsabilités.


La salle resta un moment silencieuse.

Personne ne savait trop quoi dire. Rockwell n’avait prononcé aucune parole immortelle, aucune petite phrase héroïque et digne d’être citée, mais personne n’avait envie de gâcher ce moment.

Ça, c’était mon boulot.

« Écoutons l’autre bande », dis-je et tout le monde se mit à murmurer à la fois. Je jetai un œil sur ma gauche où une sténographe de United était assise, un calepin sur les genoux. Elle était pâle et elle avait les yeux brillants. Je lui adressai un sourire qui voulait dire : ça va, je comprends, mais à en juger par son regard, elle crut sans doute que je la reluquais. Triste à dire, mais mon visage fait toujours cet effet-là : j’ai souvent, m’a-t-on dit, l’air un peu méchant – ou excité.

« Ils travaillent encore sur l’autre », dit Eli. Il considéra d’un regard entendu Janz flanqué par ses protecteurs. Je soupirai et m’avançai vers lui.

Je pris une chaise et m’assis à califourchon face à lui. On me présenta son avocat, mais j’ai bien peur d’avoir oublié son nom.

Impossible de mener une enquête sans avocats. Ils ne tarderaient pas à être aussi nombreux que des vers sur une charogne d’une semaine.


« J’avais le 35 et le 880 exactement là où je les voulais », répéta Janz d’une voix lasse. Il fixait obstinément ses mains, serrées sur les genoux. À le voir, on ne pouvait s’empêcher de penser que ce type allait s’effondrer d’une minute à l’autre. Ses paupières retombaient tout le temps puis il les rouvrait brusquement et se remettait à étudier ses mains. Il avait deux façons de parler : trop vite, et trop lentement. Tantôt on avait droit à une salve de paroles, tantôt il se remettait à marmotter des choses indistinctes, planté là à regarder dans le vague.

J’essayai de l’encourager : « Et où était-ce au juste, Don ?

— Hein ?

— Dans quel ordre ? Ils entamaient tous les deux une approche sur Oakland, d’accord ? Lequel comptiez-vous prendre en main le premier ?

— Euh…» Son regard devint vacant.

J’aurais dû m’en douter. L’avocat se racla de nouveau la gorge. Nous avions déjà eu droit à un cours comme quoi cet entretien se déroulait contre son avis, et à plusieurs reprises, il était même intervenu pour m’accuser de maltraiter son client. Le maltraiter ! C’était un pauvre connard en costume trois-pièces et, bon Dieu, je ne risquais pas de brusquer ce gamin. Ma plus grande peur était au contraire qu’il se mette à chialer.

« D’accord, maître », dis-je en levant les mains. « Plus de questions, okay ? Je me contente d’écouter. » C’était probablement la meilleure tactique, de toute manière : les questions semblaient tout bonnement embrouiller Janz.

« Vous disiez, Don ? »

Il lui fallut plusieurs minutes pour se rappeler où nous en étions.

« Ah oui… Lequel était devant. Je… je… ne me souviens pas.

— C’est sans importance. Continuez.

— Hein ? Oh ! d’accord ! »

Il ne montrait aucune propension à s’exécuter puis brusquement il se remit à parler à toute vitesse.

« Je crois qu’il y avait quinze vols commerciaux sur mon écran. Je ne sais plus combien d’appareils privés, plus quelques militaires… c’était une nuit chargée mais on se débrouillait bien, je maîtrisais la situation. Je les ai d’abord contactés. Je voyais bien qu’ils allaient se rapprocher, mais j’avais largement le temps de régler ça.

« Ce n’était en aucun cas une trajectoire de collision. Même si on ne s’était plus contactés, ils auraient dû se manquer de… oh ! quatre ou cinq milles !

« Donc, j’indiquai au 35 d’opérer un…oui, c’était d’appuyer à droite, juste un poil. Je me sentais à l’aise sur ce point vu que je venais de créer un plus gros trou encore derrière le 35, pour quelqu’un d’autre… ah ! c’était un PSA je ne sais combien, en provenance de… euh, Bakersfield. Onze-zéro-un, c’est ça. »

Il eut un faible sourire, au souvenir de la précision de sa manœuvre. Puis son visage se décomposa.

« C’est à ce moment précis que l’ordinateur a lâché.

« Le boulot sérieux a commencé. Je crois alors que j’ai plus ou moins relégué le 35 et le 880 à l’arrière-plan de mes préoccupations : je venais de m’occuper d’eux et je savais que tout se passait bien de leur côté. J’avais une autre situation sur les… Il y avait un autre… euh, plusieurs autres appareils qui exigeaient une surveillance. » Janz regarda Carpenter : « Combien de temps l’ordinateur est-il resté en rideau ?

— Neuf minutes, dit Carpenter d’une voix posée.

— Neuf minutes. » Janz haussa les épaules. « On n’a plus tout à fait la notion du temps. Je les avais tous étiquetés…» Il leva les yeux vers moi, perplexe. « Vous savez comment on procède quand l’ordinateur lâche ? Vous savez qu’on doit…»

Je l’interrompis. « Je sais. Vous repassez au repérage manuel.

— C’est ça, manuel. » Il rit, sans humour. « Ils m’avaient pas dit que ça serait aussi dur. Je veux dire, j’avais pratiquement repris le contrôle de la situation… et voilà que je m’aperçois que l’ordinateur est revenu en ligne. Un ou deux vols étaient même déjà identifiés, mais il n’y avait pas encore beaucoup de données altimétriques. C’est des fois comme ça à la suite d’une coupure. Certaines données sont perdues et d’autres…

— Je sais. » Je le voyais d’ici, essayant de passer d’un système à l’autre, avec des données inadéquates.

« Bon. L’ordinateur était encore lent. Il ne travaillait pas encore en temps réel.

— Il y est rarement », nota Carpenter avec une grimace à mon adresse.

L’avocat semblait perplexe et je le crus sur le point d’élever une objection. Il était manifestement largué et ne savait pas s’il devait laisser son client parler de choses sur lesquelles il était incapable de lui apporter ses lumières. Carpenter le remarqua lui aussi, hocha la tête et crut bon d’expliquer : « Ne vous inquiétez pas. Don dit là simplement que l’ordinateur avait du retard. Un décalage qu’on estime à quinze secondes, ce qui est dans la moyenne pour une nuit chargée. » L’avocat semblait toujours aussi perplexe, ce qui exaspéra Carpenter.

« Ça signifie que l’image contemplée par Don sur son écran était vieille de quinze secondes. Et c’était tout ce qu’il avait à sa disposition. Des fois, l’ordinateur prend jusqu’à une minute et demie de retard. Il n’est pas question de reprocher à Don le fait que l’ordinateur soit une antiquité. »

Au regard de Carpenter, je pouvais voir qu’il savait fort bien à qui le reprocher, mais qu’il n’en dirait rien pour l’heure. L’avocat parut satisfait.

Janz ne semblait pas avoir remarqué cet échange. Il était de nouveau au centre de contrôle, confronté à une nouvelle situation.

« Tout de suite, j’ai pu voir que le 35 et le 880 posaient un problème. Ils n’étaient pas encore assez proches pour déclencher l’alarme, mais ils s’y acheminaient. Ou du moins, compte tenu du temps de réponse de l’ordinateur, je ne les estimais pas encore en situation critique. Mais ils n’étaient pas là où ils auraient dû se trouver.

« Ils étaient inversés l’un par rapport à l’autre. Merde, je ne sais pas comment ces cons-là avaient pu se croiser comme ça. Il me semblait qu’ils n’en auraient jamais eu le temps, si faux qu’aient pu être mes chiffres. Mais le 35 qui aurait dû se trouver au nord du 880 se trouvait à présent de l’autre côté. Et ils dérivaient l’un vers l’autre. »

Il se prit de nouveau la tête dans les mains et la hocha lentement.

« Il ne restait plus des masses de temps pour prendre une décision. J’estimais qu’ils avaient dans les trois minutes. Mais cette foutue alarme de collision ne se déclenchait pas et là non plus, je n’y comprenais rien. Je me suis dépêché de les dérouter, comptant bien résoudre ça plus tard, au moment du rapport.

« Et c’est alors qu’ils ont de nouveau inversé leurs positions. »

Je levai les yeux puis regardai Carpenter. Il acquiesça, lugubre.

« Vous voulez dire, Don, que l’ordinateur avait effectivement interverti les deux appareils ? »

Il opinait.

« Le temps de quelques tours de radar. Je ne sais pas… des ennuis de répondeur de bord, une confusion de signaux simultanés… peu importe. Ce qui s’est passé, c’est que pendant une minute, l’ordinateur m’a dit que le PanAm était l’United et l’United le PanAm. »

Pour la première fois, il leva les yeux vers moi et dans son regard, il y avait un vide terrible.

« Et… si vous voulez, ce que je devais faire… d’après les données de l’ordinateur…» Il hoquetait, mais poursuivit. « Si vous voulez, j’essayais de les détourner l’un de l’autre. Mais comme ils étaient intervertis sur l’écran, ce que je leur ai dit en fin de compte, c’est de se jeter droit l’un sur l’autre. »

Il y eut un bref silence dans la salle. Une partie de mon équipe avait l’air sceptique – merde, je l’étais peut-être bien moi aussi, en un sens. Mais à le voir comme ça, c’était dur de croire qu’il mentait. Il poursuivait, toujours calme.

« Et puis, vous voyez, à peine l’ordinateur avait-il rectifié le tir que l’alarme retentit ; alors, j’ai regardé l’écran et il était impossible de distinguer les deux spots. Ils n’en faisaient plus qu’un.

« Et ce spot a disparu de mon écran. »

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